Première force politique d’Algérie au début des années 1990, les islamistes ne parviennent plus à mobiliser lors des élections, alors que le pays connaît une islamisation de sa société. Comment expliquer le recul des partis islamistes lors des législatives du 4 mai ? D’un point de vue mathématique, les partis islamistes représentés par le MSP ( 33 sièges) et Ennahda/Al Bina (15 sièges) ont en effet reculé ; mais d’un point de vue plus politique, ils arrivent tout de même en troisième position, derrière les deux partis détenant la réalité du pouvoir. De ce point de vue, ils demeurent une force politique avec laquelle le pouvoir en place n’omet d’ailleurs pas de compter. Par ailleurs, si l’on rentre dans le détail, le MSP et Ennahda/Al Bina appartiennent à la mouvance islamiste dite modérée, peut-être faudrait-il dire domestiquée. Ces formations sont considérées comme telles en Algérie pour avoir accepté de jouer dans le cadre des règles tracées par le régime. Elles représentent essentiellement les couches moyennes urbaines relativement intégrées. Toutefois, le plus gros des troupes de la mouvance islamiste est celui qui continue à se réclamer d’une autre vision, plus radicale, ne témoignant aucune reconnaissance au pouvoir. Ces troupes-là continuent à prêter allégeance au FIS dissous. Cela étant dit, on ne peut répondre valablement à votre question, sans s’en poser une autre, préjudicielle celle-là. Ces résultats reflètent-ils la réalité ? Il est permis d’en douter ; et pour plusieurs raisons, à commencer par la fraude qui a entaché ce scrutin et qui a été dénoncée par les islamistes et par d’autres. Il y a également l’abstention massive, et le nombre important de bulletins blancs. Autant d’éléments qui disent l’ampleur de la défiance de l’électorat envers une classe politique qui, à ses yeux, somme toute, se ressemble. Toutes les parties semblent être à la recherche non pas de l’application d’un programme, mais plutôt à la recherche d’un accès facile à une situation rentière. Le régime en place a su gérer jusque-là cette redistribution en veillant à des alternances et à des équilibres suscitant les adhésions d’un certain personnel politique. Lequel personnel se trouve dans le même temps discrédité aux yeux de sa base. Pourtant, les partis islamistes ont constitué des alliances ou ont fusionné pour se mettre en ordre de bataille… En effet, c’est en partie pour ces raisons que les alliances ont été constituées. Fragilisées parce que divisées par le pouvoir et le discrédit de certaines de leurs figures, ces partis pensaient recréer des alliances pouvant susciter un renouvellement de confiance et une adhésion non pas à des figures représentatives de l’un ou l’autre parti, mais à une mouvance, celle-là même qui était à l’origine de ces formations politiques. Les uns et les autres se sont alliés pour faire entendre une voix mobilisant une ressource en résonance avec les attentes des masses. Autrement dit, en s’alliant, ces partis espéraient convaincre et attirer ceux qui sont restés fidèles à la ligne dure du FIS et qui ont toujours déploré et dénoncé la participation de ces partis dans les différents gouvernements. Une participation qui, à leurs yeux, avait nui à la cause des islamistes. Dans le cas du MSP, son union avec le Front du changement de Menasra ne lui a pas permis de faire mieux qu’en 2012. Est-ce l’échec de la stratégie défendue par Abderrezak Makri ? Au-delà de Makri, c’est l’échec de la stratégie défendue par les formations politiques se réclamant de l’islam politique. L’incohérence de cette stratégie est de plus en plus évidente. Comment participer à un jeu politique pour bénéficier de ses «générosités nécessaires», tout en le dénonçant. Le courant islamiste paie-t-il aujourd’hui la facture de ses dérives sanglantes des années 1990, mais aussi des dérives affairistes de ses appareils légaux ? A mon avis, le courant islamiste reste fort et présent dans une société qui s’est davantage islamisée. Le MSP et son allié ne représentent qu’une partie de ce courant. Le projet initial du courant islamiste n’était pas de partager le pouvoir ou d’y participer, mais de le prendre et de le monopoliser. La stratégie de la violence a échoué et celle de l’entrisme a usé les leaders qui l’ont choisie. Depuis la dissolution du FIS, aucun parti islamiste n’est parvenu à capter son électorat. Pourquoi ? Parce que le FIS dissous existe encore, ses ténors même interdits de parole publique continuent à avoir une audience et leur fréquente prise de parole est régulièrement diffusée par les réseaux sociaux. Le fait que leur leader emblématique, Ali Benhadj, soit encore privé de prise de parole publique et limité dans ses déplacements montre à la fois l’importance encore de ce courant aux yeux du pouvoir qui tente de le contenir et l’existence d’une base sociale potentiellement mobilisable par ce discours. Le courant salafiste n’est-il pas celui qui peut se substituer aux islamistes modérés sur la scène politique ? En effet, le courant salafiste semble encore jouir d’un certain crédit, dû essentiellement à un discours radical se situant au niveau non pas du politique, mais de l’éthique. Sa non-participation au pouvoir lui a permis de préserver une certaine «virginité» politique qui l’autorise à occuper un créneau qui pourrait lui permettre de fédérer autour de lui tous les déçus d’une gestion politique accusée de manque d’éthique. Les griefs les plus fréquemment adressés au pouvoir placent le vol, la corruption, le clientélisme avant l’incompétence. Une grande part du vote de protestation s’était portée sur les partis islamistes. Aujourd’hui, ce vote de protestation ne croit plus à l’islamisme comme alternative... Plus que protestataire, le vote qui avait plébiscité à l’époque les islamistes était un vote contestataire. La protestation porte sur de légères divergences qui ne remettent pas en cause le projet de vie et suppose, à la base, une certaine convergence des points de vue. La protestation vise à rechercher des accommodements pour un consensus souvent difficile à réaliser et appelé à être toujours renouvelé. Tandis que la contestation est par définition une foncière remise en cause de l’ordre en place. La contestation n’admet aucun compromis. Elle est perte de confiance et révocation du dialogue. A ce titre, elle est toujours annonciatrice de la révolte. C’est ce sur quoi avaient débouché les scrutins qui avaient plébiscité les islamistes au début des années 1990. Aujourd’hui, les ingrédients de la contestation ont été émoussés par les années de violence et la résilience du régime qui a pu se maintenir. Face à cette impuissance, il y a précisément un vote protestataire… silencieux. C’est ce que nous dit l’abstention. Assistons-nous depuis quelques années à la régression de l’islamisme politique en Algérie ? Paradoxalement, face à une régression de l’islamisme politique, il y a une progression de l’islamisation sociale qui aura, nécessairement, des conséquences sur le paysage politique à venir. J’en veux pour preuve le phénomène (apparemment périphérique) des photos illustrant les candidates aux législatives. Sur les affiches électorales, les visages de femmes candidates apparaissent floutés (voilés ou non). Le phénomène ne concerne pas que les partis dits islamistes. Un fait pour le moins contraire à la prétention d’exercice des charges publiques nécessitant l’intervention dans l’espace public par définition ouvert et accessible à tous. Malgré la polémique, les instances publiques se sont rangées sur l’avis des promoteurs de ces pratiques. Certes, il est vrai que ces pratiques ne traduisent pas les exigences de l’islam ; mais, c’est précisément en cela qu’elles relèvent de l’islamisme. Au nom de l’islam, la règle est exacerbée. Se voiler la tête devient se voiler la face. Et si l’on veut filer la métaphore, ici les pouvoirs publics se sont également voilés la face, parce que le phénomène n’est pas exclusif à un parti ou à une mouvance. La plupart des prétendants politiques et la majorité des représentants du personnel politique ont appris à mobiliser la matrice religieuse à des fins politiques, en observant de manière ostentatoire certaines règles : hadj, prière à la mosquée le vendredi et pendant les fêtes, offrandes publiques, etc. Paradoxalement, l’échec des islamistes intervient alors qu’on constate une islamisation de la société algérienne. Comment expliquer ce paradoxe ? Tout à fait, à une nuance près, il y a échec non pas des islamistes mais de représentants d’un certain l’islam politique. Car, poser une telle équation entre islamisation et adhésion à l’islam politique suggère que l’une engendrerait l’autre. Or on peut penser que l’islamisation de la société algérienne, aujourd’hui bien manifeste, au contraire, a pu donner voix au chapitre à ceux qui en étaient jusque-là privés. Ce qui peut changer la donne. Les élites politiques n’ont plus affaire à des masses prises en défaut et culpabilisées par le manquement à un devoir à la fois communautaire et transcendantal. Cette religiosité sociale n’est pas nécessairement synonyme de piété, ni même de croyance. Car, comme l’écrivait l’ethnologue Jean-Pouillon, il y a un quart de siècle déjà : «Seul l’incroyant croit que le croyant croit.» Pour finir sur une note quelque peu iconoclaste, on peut même voir dans cette islamisation un début de sécularisation (je ne dis pas laïcisation !). Le débat pourrait alors gagner en hauteur et en profondeur et le projet politique pourrait connaître des évolutions notables.
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