jeudi 27 octobre 2016

«Je dénonce un système judiciaire au garde-à-vous»

- La Justice du Palais est le titre de votre livre qui résume l’état de la justice à travers quelques dossiers emblématiques que vous avez eu à défendre durant votre carrière. La justice est-elle à ce point soumise ? L’objectif de mon livre n’est pas de dénoncer un magistrat ou une juridiction, mais un système judiciaire au garde-à-vous devant le pouvoir exécutif, voire devant les services de sécurité. Il faut rappeler que jusqu’à un passé récent, le ministère de la Justice, comme toutes les autres institutions d’ailleurs, dépendait d’un colonel du DRS. Avant la publication du décret de leur nomination, les magistrats sont convoqués par les services de sécurité pour répondre, entre autres, à des questions des plus indiscrètes, comme leurs convictions politiques ou la consommation d’alcool. Et ces magistrats doivent répondre à ces questions comme des suspects. Dans ces circonstances, comment voulez-vous qu’un magistrat auditionné par des fonctionnaires, dont il est censé contrôler — voire sanctionner — les activités, puisse revendiquer son indépendance ? Pour avoir un sens, ces enquêtes administratives doivent être effectuées par l’Inspection générale du ministère de la Justice, composée de magistrats anciens et expérimentés. Les faits relatés dans ces dossiers, étalés dans le temps et dans l’espace, ne constituent que la partie visible de l’iceberg. Car les affaires dites «sensibles» n’arrivent même pas devant les juges et ne sont pas à la portée d’un avocat ; elles sont «traitées» dans une totale opacité par le «Bureau des affaires spéciales» au ministère de la Justice. Ceci dit, il serait injuste de généraliser en laissant penser que tous les magistrats du parquet et du siège sont aux ordres ou corrompus. Il y a beaucoup de magistrats compétents, intègres et indépendants qui sont la fierté du peuple, au nom duquel ils rendent les jugements. Malheureusement, ces magistrats, qui connaissent la loi et qui ont une conscience, sont marginalisés ; leurs promotions sont bloquées et ils arrivent rarement aux fonctions de président de cour ou de procureur général. - Vous préconisez dans l’introduction de votre livre «une réforme en profondeur» du système judiciaire. Que faut-il changer ? La réforme de la justice passe obligatoirement par l’indépendance des juges vis-à-vis du pouvoir politique et de leur hiérarchie. Mais, l’indépendance ne se décrète pas ; c’est une culture et un concept qu’on n’enseigne ni dans les facultés de droit ni à l’Ecole supérieure de la magistrature. La question n’est donc pas simple. On peut toutefois commencer par la révision du statut de la magistrature pour garantir l’inamovibilité des juges et abroger l’article 26 qui prévoit la mutation d’un magistrat «si les intérêts et le bon fonctionnement de la justice l’exigent». Car c’est cet article qui donne une base légale à des mutations abusives de magistrats indépendants. Cette révision doit toucher en priorité la composition du Conseil supérieur de la magistrature, notamment le conseil de discipline, pour retirer la présidence et la vice-présidence du CSM au président de la République et au ministre de la Justice et les confier à des magistrats élus par leurs pairs. Le conseil de discipline, appelé à sanctionner les magistrats, doit être présidé par un magistrat élu, et non pas par le premier président de la Cour suprême qui, lui, est désigné. Pour avoir une chance d’aboutir, ces réformes nécessitent au préalable la «volonté politique», qui, pour l’instant, n’est pas à l’ordre du jour. - Les conclusions de la Commission de la réforme de la justice, conduite par l’avocat Mohand Issad, n’étaient-elles pas suffisantes pour libérer la justice ? Personne ne peut remettre en cause la compétence et l’intégrité du Pr Mohand Issad, qui avait présidé la Commission de la réforme de la justice. Mais le rapport de cette commission n’a pas été publié et n’a jamais été soumis au débat. Rappelons que cette commission était composée de 80 membres, dont la plupart n’ont rien à voir avec la pratique judiciaire. Elle a siégé pendant 8 mois à Club des Pins ; un travail a été fait par un groupe restreint et un rapport a été remis au président de la République. Mais bon nombre  des membres de cette commission étaient là pour des vacances au bord de la mer aux frais des contribuables et non pour un travail de réflexion sur la justice. En un mot, la commission a siégé à Club des Pins et elle est arrivée à une conclusion digne de ce «club». Résultat : on a réformé les palais de justice, mais pas la justice. - Vous êtes avocat et défenseur des droits de l’homme, mais vous avez aussi été détenu d’opinion avec d’autres camarades pour «atteinte à la sûreté de l’Etat» suite à la fondation de la Ligue des droits de l’homme en 1985, une épreuve à laquelle vous avez consacré un chapitre. Comment avez-vous vécu cette détention dans l’un des plus sinistres pénitenciers du pays (Berrouaghia) ? quel souvenir en gardez-vous ? J’ai été arrêté en août 1985, avec d’autres camarades, par une décision politique déguisée en arrêt de la Chambre de contrôle de la Cour de sûreté de l’Etat. A mon arrivée à la prison de Berrouaghia, j’ai été isolé dans une cellule du quartier 10 réservé aux détenus indisciplinés. Mais c’était moins grave que ce qu’avait subi Ferhat Mehenni, qui a été isolé, un mois auparavant, dans une cellule de condamné à mort. Après quelques jours d’isolement, j’ai été transféré à la salle 8, celle des 35 condamnés dans l’affaire Bouyali. Par la suite, j’ai partagé la cellule avec Saïd Sadi, puis Saïd Doumane. Après mon audition sur le fond par le juge d’instruction, j’ai eu le droit d’intégrer la salle et de rencontrer les camarades arrêtés avant moi, dont mon frère Arezki. Au bout de quelques semaines de détention, j’ai été agressé par deux adjudants et quelques gardiens ramenés spécialement de Lambèse pour nous «mettre au pas». Le médecin de la prison m’avait prescrit un «arrêt de travail» et un plâtre à la jambe pour trois semaines. Je passe sur les détails, qui sont rapportés dans mon livre. Comme pour tous les prisonniers politiques, nos conditions de détention étaient très dures et les conséquences sur nos familles très pénibles. Portés par de fortes convictions, nous avons résisté à toutes ces épreuves en pensant que c’était là le prix à payer pour défendre nos droits niés et restaurer nos libertés bafouées. De cette période, j’ai gardé quelques souvenirs émouvants. C’est à Berrouaghia que j’ai rencontré Smaïl Medjeber, un rescapé des couloirs de la mort qui était condamné dans l’affaire des «poseurs de bombe» en 1975. C’est là également que j’ai fait la connaissance de Ali Belhadj, avec qui j’ai eu de longues discussions. Le 1er novembre 1985, notre groupe avait organisé une marche dans la cour de la prison. Sur les banderoles confectionnées avec des moyens de fortune, nous avions réaffirmé notre engagement pour la démocratie et la défense des droits de l’homme. Cette manifestation, une première à l’intérieur d’une prison, avait surpris aussi bien les gardiens que les détenus des autres groupes politiques, notamment les partisans de Ben Bella et ceux de Bouyali.                           

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