samedi 4 mars 2017

Le tronçon de la gloire

Journée particulière : premier jour d’autoroute, première fermeture de route. Un exploit digne de figurer dans le livre Guinness des records, mais il faut dire que la wilaya de Béjaïa détient déjà depuis longtemps la palme nationale, et peut-être même mondiale, des fermetures intempestives de route. Dès les premières heures de la matinée de ce jeudi 2 mars, des milliers de citoyens ont investi le macadam tout neuf de la pénétrante autoroutière de Béjaïa au niveau de la localité d’Aftis. Les habitants des communes de Boudjellil, Aït R’zine et Ighil Ali ont pris possession des lieux pour réclamer un échangeur. Un ouvrage prévu de longue date mais qui semble avoir été oublié ou carrément déprogrammé, car il n’y a aucune trace de travaux sur les lieux, alors que l’autoroute est à l’heure de la livraison. Il faut dire que la région est un carrefour névralgique qui fait la jonction entre la haute et la basse vallée de la Soummam, Bouira, Tizi et Bordj Bou Arréridj, qu’elle dessert par la RN106. Arrivé dans la matinée à Béjaïa, le ministre des Travaux publics et des Transports doit inaugurer ce premier tronçon de 42 kilomètres situé entre Ahnif et Taharacht à Akbou. Décision a alors été prise de l’attendre de pied ferme. Depuis deux semaines, plusieurs réunions de coordination ont eu lieu entre les habitants des trois communes pour décider des actions et manifestations à prévoir en vue d’obtenir cette fameuse bretelle. «Nous attendons ce moment depuis longtemps. Nous n’allons pas bouger d’ici avant d’avoir un engagement du ministre de réaliser cet échangeur», dit l’un des délégués de la population. «C’est un droit garanti par la Constitution !» ajoute un autre. Les gendarmes assurent une présence discrète. C’est le commandant de la gendarmerie lui-même qui mène les négociations avec les représentants de la population. Pendant des heures, cet officier va inlassablement déployer des trésors de tact et de diplomatie pour que les fragiles fils du dialogue ne soient pas rompus. Pendu au téléphone, il négocie entre, d’une part, la délégation ministérielle et les autorités de la wilaya, et de l’autre, les représentants des populations. Pour que tout se passe de la manière la plus pacifique possible.   Une vallée dynamique mais paralysée et asphyxiée Une seule route parcourt la vallée Sahel-Soummam, longue d’une centaine de kilomètres. A part quelques rafistolages, cette route principale appelée RN26 n’a pas connu de changement notable depuis les années 1950, soit bien avant l’indépendance. Le trafic automobile s’est densifié au point de frôler la paralysie totale. Au flux généré par une région depuis toujours surpeuplée, s’ajoute  celui du port de marchandises de Béjaïa. Pour corser l’addition, l’essentiel du trafic des grandes entreprises installées dans la wilaya, comme Cevital, Danone, Soummam, Ifri, Général Emballage ou Candia, se fait par route. Ainsi des milliers de camions sillonnent chaque jour cette vallée où les agglomérations sont tellement collées les unes aux autres qu’elles ne font plus qu’une par endroits. Des bouchons monstres se forment sur la RN26, axe principal engorgé et plus que saturé. La circulation déborde sur tous les petits chemins oubliés qui offrent des échappatoires. Le moindre petit déplacement devient un calvaire pouvant durer plusieurs heures. Il y a une quinzaine d’années, il fallait une heure pour rallier Béjaïa à partir de Tazmalt. Aujourd’hui, il en faut quatre au minimum. Cette situation fait que les habitants de la région attendent la pénétrante autoroutière avec impatience. Beaucoup de sacrifices ont été consentis pour cet ouvrage névralgique. Ce premier tronçon a été essentiellement réalisé sur les terres de ces trois communes. Des milliers d’hectares d’oliveraies et de vergers ont été bétonnés et goudronnés. Quand on connaît la valeur sentimentale de ces terres ancestrales, que l’on se transmet de génération en génération depuis des siècles, et quand on connaît l’attachement viscéral du Kabyle à ses terres, on mesure mieux le sens de ce sacrifice. Ici, la terre est un legs sacré et sa vente est considérée comme un sacrilège aux yeux des siens.    Vers 15h, le ministre arrive enfin. Des centaines de gendarmes sans arme ont été déployés tout le long de l’autoroute pour parer à d’éventuels débordements. A l’aide d’un mégaphone, on tente de canaliser la foule et permettre aux représentants des populations de discuter avec l’illustre membre du gouvernement. L’autoroute est tout à coup noire de monde : policiers en armes, gendarmes, garde rapprochée, policiers en civil, des représentants des autorités civiles guindés dans leurs costumes, journalistes pressés de recueillir une déclaration, élus divers, représentants des populations sont noyés dans un tourbillon humain. Le ministre écoute le petit discours d’un représentant et hoche la tête : «Adjugé ! Vous aurez un accès provisoire en attendant la mise en place d’un échangeur.» Il se tourne vers le directeur des travaux publics de la wilaya et lui demande d’entamer les travaux le plus tôt possible. En cinq petites minutes, le problème est réglé. On informe la population de la décision du ministre par mégaphone. La population s’écarte enfin pour laisser passer le cortège ministériel. La foule se disperse petit à petit. On promet de suivre l’évolution des travaux. «Si rien n’est fait dans une semaine, on reviendra couper la route», menace un groupe de citoyens.      Des industriels soulagés A 16h, l’autoroute est enfin rendue à ses usagers légitimes. Les premières voitures ont commencé à faire timidement leur apparition. Longtemps attendu, l’ouvrage va très certainement changer la donne économique régionale. Chargé de communication et directeur des exportations au niveau de Général Emballage, Mohamed Bessa est très optimiste quant aux retombées de l’autoroute. «Nous sommes vraiment soulagés de voir l’entrée en service de cette portion d’autoroute. D’ores et déjà, nous envisageons de reconfigurer notre politique logistique dans un sens positif», dit-il. 50 à 60 camions quittent chaque jour les usines de Général Emballage pour rallier les autres coins du territoire national. Même son de cloche et même vent d’optimisme chez le géant du yaourt Soummam. Aziz Hamitouche, l’un des gérants et propriétaires de la marque, ne cache pas sa satisfaction. «C’est une très bonne nouvelle. Nous sommes vraiment soulagés et impatients de voir la totalité de l’autoroute enfin livrée», dit-il. Chaque jour, chez Soummam, ce sont 200 camions qui sortent des usines pour faire des livraisons à travers toute l’Algérie. Tous ces camions pourront désormais rallier l’autoroute à partir d’Akbou. Direction Tamelahth, le point de jonction entre l’autoroute Est-Ouest et la pénétrante de Béjaïa. Les travaux du grand échangeur sont terminés. Le panneau de Béjaïa indique 97 kilomètres. Pour le moment, seuls 42 kilomètres sont ouverts à la circulation. La route est impeccable et la circulation est quasiment nulle. De nouveaux paysages, complètement inédits, défilent sous les yeux des usagers. On voit le massif du Djurdjura sous des angles nouveaux, on traverse des villages inconnus, des régions sortent pour la première fois de l’oubli et de l’anonymat. Le fait que l’autoroute emprunte la rive droite de la vallée Sahel-Soummam ouvre une voie et des perspectives nouvelles. Les paysages sont tout simplement magnifiques. Au bout de 25 minutes, l’échangeur de Biziou, qui annonce l’arrivée à Akbou, est là. Un clin d’œil par rapport aux deux heures habituelles entre ces deux points. Cinq autres petites minutes et retour à la RN26 par le nouveau point de Taharachth. Le rêve est fini. Le cauchemar de la circulation reprend ses droits. En attendant d’autres tronçons.

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