mardi 15 septembre 2015

L’iconographie improbable du «général invisible»

En tapant «général Toufik» (ou «général Tewfik») sur Google, et en fouinant dans le fonds images du puissant moteur de recherche, on trouve très peu de portraits à l’effigie du désormais ex-patron du DRS. En gros, ce sont les mêmes trois ou quatre photos qui reviennent. Les clichés sont pourris, flous, pixélisés. Il s’agit, pour quelques-unes de ces photos, de simples captures d’écran à partir de séquences filmées à la volée, et supposées montrer le mystérieux chef du renseignement dans une cérémonie officielle ou sur le tarmac de l’aéroport Houari Boumediène, en recevant le président Boudiaf. L’une des images de Mohamed Lamine Mediène (son vrai nom ?), qui ont le plus circulé, se veut une reproduction d’une vague photo publiée dans les Mémoires du général Nezzar. Cette absence d’image est évidemment organisée. L’homme est même connu pour être particulièrement tatillon sur ce point vis-à-vis des cameramen de l’ENTV et autres photographes de l’APS lors de ses rares apparitions en dehors de son fief : surtout pas de photo. Coupez tout au montage ! Le célèbre néo-retraité du DRS tenait ainsi scrupuleusement à demeurer dans l’ombre. Et si le culte de la personnalité cher à nos autocrates passe inéluctablement par une iconographie envahissante dans l’espace urbain et médiatique à la gloire du raïs, le général Toufik, lui, avait construit son mythe précisément sur cette absence d’image, entretenant méthodiquement le mystère sur son identité. D’ailleurs, il n’existe aucune biographie officielle à son nom. Vous ne trouverez pas grand-chose le concernant. On le dit natif de Guenzet comme cela est mentionné sur Wikipedia. Vérification faite, il n’en est strictement rien. On connaît à peine son année de naissance : 1939. Mais sur les rares photographies sur lesquelles il apparaîtrait, on voit d’emblée que l’homme n’a pas d’âge. Il change allègrement de traits, de look, tantôt en costume-cravate, tantôt en uniforme d’apparat ; il est parfois en lunettes, d’autre fois sans. Et bien malin qui pourrait dire avec certitude qui, parmi ces supposés Toufik(s) est le bon. Certains s’amusent même à susurrer que «le général Toufik n’existe pas», comme le proclamait récemment le journal satirique El Manchar dans une de ses chroniques parodiques (voir : «Le général Toufik n’existe pas, c’est un personnage fictif» posté le 1er mai 2015). Sur le Net, on assiste à de véritables expertises, très fouillées pour certaines, dans le but de donner un visage au «général invisible». Pouvoir désincarné Au-delà du goût de l’homme pour le mystère, cette iconographie famélique renvoie évidemment au statut de Mohamed Mediène dans l’architecture du pouvoir. Par la légende érigée autour de son nom, celui que l’on surnomme «Rab Edzaïer» (droits d’auteur : Hocine Malti) s’est forgé la réputation d’être l’incarnation même du pouvoir réel, le cœur du système, l’éminence grise du «cabinet noir». D’où ce paradoxe suprême entre un homme omniprésent en coulisses et totalement désincarné sur la scène publique. Loin d’être une fiction, Toufik nourrissait, dès lors, toutes les fictions, tous les fantasmes, des plus farfelus aux plus angoissants. Une posture qui pose en filigrane la question de la «légalité», voire de la «constitutionnalité» des «Services» durant ses 25 ans de règne. Si sur le papier, le DRS a des prérogatives bien définies, circonscrites par la Constitution et les lois de la République, dans les faits, le général Toufik s’était très vite imposé comme une espèce de figure supra ou extraconstitutionnelle n’ayant de compte à rendre à personne et échappant à tout contrôle. Un pouvoir que vient conforter précisément cette absence radicale de représentation. A bien des égards, ce déficit d’image n’est pas sans rappeler la sensible représentation du sacré dans l’iconographie musulmane (comme l’illustre la controverse autour du dernier film iranien, Mohamed, de Majid Majidi). A moins que M. Mediène ne se prenne pour un prophète, on comprend mal ce culte du secret, et l’argument selon lequel cela se justifierait par les codes inhérents au monde du renseignement ne tient pas la route. Les patrons de nombre de services secrets de par le monde sont comptables de leurs actes devant les institutions de leur pays, y compris le Parlement, et il n’est pas rare qu’ils soient dirigés par des civils. On pourrait nous dire, comme l’ont relevé certains confrères, que le général se prêtait quand même à des joutes footballistiques avec Amar Ghoul. C’est la preuve, en effet, que Toufik – sur le tard du moins – avait fini par épouser une forme humaine. Question : quelqu’un a-t-il la moindre trace photo ou vidéo de ces petits matchs entre amis ? Il n’est même pas certain que l’ex-ministre des Travaux publics ait réussi à conserver une trace argentique de ces vizirs dribblant Toufik. Si cela se trouve, c’étaient de petites parties de futsal, à huis clos, n’ayant que Dieu comme témoin…

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