mercredi 11 novembre 2015

Lire !

A voir le monde qui se bouscule dans les allées d’un Salon du livre, à Alger comme à Paris, on a l’impression que la lecture occupe une place importante dans la vie d’un grand nombre de citoyens et l’on ne peut que s’en réjouir. Car un peuple qui lit n’est pas aussi manipulable qu’un peuple d’ignorants, son savoir le protège — un peu, beaucoup, c’est selon — des mensonges du pouvoir. Mais cet optimisme s’estompe lorsqu’on examine les chiffres en détail. Excepté le groupe des 50/60 ans, les Algériens, par exemple, lisent très peu (le taux de lecture est de 6,8%). Les Français (17 livres par an) lisent plus que les Anglais (7 livres)), que les Américains (11 livres), que les Arabes (10 minutes par an, soit 1/4 de page), mais ils lisent de moins en moins : 7 sur 10 se contentent d’un livre par an, 30% reconnaissent n’avoir lu aucun livre depuis un an, 80% ne lisent pas et 18% estiment qu’on peut être heureux sans lire. La plupart invoquent le manque de temps, la fatigue, le coût des livres, le manque de bibliothèques… Tous regrettent, en apparence, de lire si peu, si rarement ou jamais, mais on a l’impression, à les entendre, qu’il s’agit d’un regret purement formel. Et leur demande-t-on s’ils ne se sentent pas en danger, ils ouvrent de grands yeux et ne comprennent pas la question : en danger de quoi ? Pourquoi ?, demandent-ils. Sans se rendre compte que leur étonnement est politiquement déterminé et que tout pouvoir se porte d’autant mieux que les citoyens ne sont pas informés. «Tant que les Arabes ne lisent pas, déclare un responsable israélien que cite l’écrivain syrien Adnane Chikhou, il n’y a pas de danger pour Israël.» La liste est longue des ignorances qui ont laissé les mains libres aux détenteurs du pouvoir, qu’il soit politique, économique ou religieux. Combien de Français, à l’époque coloniale, savaient que l’Algérie d’avant-l’occupation était un pays riche qui, pendant les époques de disette, fournissait en blé leur pays, évitant à leurs ancêtres de mourir de faim ? Sans formation, sans connaissances, un peuple est à la merci de tous ceux qui l’exploitent, le volent, le trompent ou l’engagent dans des guerres qui ne peuvent s’achever que par une défaite. Informés de ce qu’était l’Algérie en 1830, sachant de quelle façon et dans l’intérêt de qui elle avait été conquise, la plupart des Français auraient-ils soutenu la politique colonialiste de leur pays ? Ou n’auraient-ils pas compris et approuvé qu’en 1954 les Algériens se soulèvent pour retrouver leur indépendance ? Lire, ce n’est pas seulement s’enrichir intellectuellement, c’est aussi découvrir l’image qu’on a de soi-même et des autres, ce qui permet, éventuellement, de la modifier, c’est aussi mieux comprendre la société dans laquelle on vit, c’est enfin se protéger de tous les beaux parleurs qui ne songent qu’à tromper ceux qui les écoutent. Qui ne lit pas reste à la merci des bavards, des menteurs, des affabulateurs et des exploiteurs de toutes sortes, qui ne lit pas n’acquiert aucune autonomie et de sujet qu’il pourrait devenir en s’instruisant reste un objet manipulable à merci.

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