Comme toutes les émeutes, celles de 1988 ne comportent aucune banderole ni mot d’ordre articulé, tandis qu’aucune organisation n’en revendique la responsabilité. Il a été souvent écrit que les islamistes ont rapidement récupéré ce mouvement. Mais notre enquête montre que les islamistes ne forment en aucun cas une entité homogène, que cette nébuleuse est traversée de tensions, et qu’aucune tentative de récupération des émeutes ne peut lui être attribuée. Dénonciation de la répression et appels au calme Dès le déclenchement des émeutes, plusieurs imams prennent des initiatives. Elles sont d’abord ponctuelles, individuelles et locales. Dans les quartiers les plus touchés, ils se rencontrent au gré des affinités personnelles et des sensibilités religieuses pour commenter les événements et lancer depuis leur mosquée des appels au calme et à la vigilance. Azzedine, prédicateur à Bab El Oued, rapporte ainsi : «Nous [avons] appelé les gens à rester calmes, à ne pas répondre aux provocations. La situation était vraiment très tendue. Notre rôle en tant qu’imams, c’était d’apaiser les tensions, de dire aux gens de rester chez eux, de les prévenir qu’il y avait partout des voitures qui tiraient à balles réelles.» (Entretien.) Le type d’implication des imams dépend de leur proximité avec les autorités locales et de l’ampleur de la répression dans leur quartier. Les «imams d’Etat» sont directement sollicités par des responsables départementaux et locaux du FLN pour contenir les protestations. Un rassemblement a lieu le vendredi 7 octobre, jour de la grande prière. Des foules se massent dans et autour des mosquées pour écouter les premiers prêches depuis le déclenchement des émeutes. A Alger, les forces de sécurité sont postées devant les mosquées dans lesquelles officient des «imams libres» populaires, tels Ahmed Sahnoun, pionnier de l’islamisme algérien contemporain à Chevalley ou Ali Benhadj, jeune militant contestataire à Bab El -Oued. Au sortir de la prière, quelques milliers de fidèles marchent ensemble du quartier de Belcourt vers l’hôpital Mustapha Bacha pour exiger la remise des corps des victimes entreposés à la morgue. Ali Benhadj déclare ensuite avoir vu «les corps de jeunes de treize et quatorze ans, tués par balles, que les autorités ne veulent pas rendre à leurs parents». Il appelle les «fidèles à donner leur sang aux blessés». Quelques manifestants scandent des slogans religieux, comme «La Ilaha illa Allah» (Il n’y a de Dieu que Dieu) tout en dénonçant la répression. Les manifestants font face à un important dispositif de sécurité et se séparent dans le calme. Une tentative de mobilisation islamiste Après le rassemblement du 7 octobre, certains imams libres, qui comptent parmi les plus engagés dans la da’wa (proclamation de la foi) envisagent d’autres actions. Les 9 et 10 octobre, un tract anonyme, attribué à Ali Benhadj, est diffusé dans les mosquées d’Alger. Il appelle à une marche de protestation «contre la répression et pour la défense de l’islam. Loin d’appliquer un projet défini collectivement, l’initiative d’Ali Benhadj relève surtout d’une volonté de se démarquer des imams fonctionnaires et de se positionner comme figure centrale de la da’wa. Toutefois, même s’il jouit d’un prestige certain, notamment en raison de son séjour en prison, sa jeunesse (il a 32 ans) le pousse à obtenir l’aval des anciens. Certains prédicateurs s’y opposent, comme Ahmed Sahnoun, qui diffuse un tract dans lequel il dénonce cette initiative «inconséquente». Dans la matinée du 10 octobre, il lance publiquement devant une mosquée d’Alger un «appel au calme» destiné à contrer le projet du jeune imam. Ce jour-là verra l’organisation d’une action collective labellisée «islamiste». L’opportunité d’une manifestation suscite de fortes oppositions et son déroulement même reste très confus. Hachemi Sahnouni, imam libre, compagnon de route d’Ali Benhadj, en témoigne : «Ali Benhadj et moi l’avons organisée. En fait, ce n’était pas vraiment une marche. Nous voulions organiser un rassemblement à Belcourt près de la mosquée Salah Edine El Eyoubi et présenter des doléances aux autorités. Nous ne pensions pas vraiment faire une marche, puisqu’il y avait l’état de siège et les marches étaient donc interdites. Si nous avions organisé une marche, ils nous auraient tiré dessus. On le savait. [...] Benhadj était absent ce jour-là, il n’était pas venu car tous les chouyoukhs [les «religieux sages»] étaient contre cette idée.» On le voit, les hésitations, les divergences et la répression compromettent la possibilité même de qualifier la nature de cet événement : «Manifestation», «rassemblement», «marche», «simple retour collectif à la maison après la prière», comme certains l’ont prétendu ? Certes, cette impressionnante foule d’individus se déplaçant dans la même direction et scandant des slogans ressemble à une manifestation, même s’il est possible que cette ampleur soit due à l’afflux des fidèles sortant des mosquées. Certains prédicateurs et leaders islamistes imputent à Ali Benhadj la responsabilité de la mort des trente personnes tuées ce jour-là. Les conflits entre les principaux prédicateurs témoignent à la fois de l’étérogénéité de ceux qu’on appelle «les islamistes» et du degré d’improvisation dans la gestion des émeutes, loin de l’image d’un groupe structuré encadrant les émeutiers. Toutes ces initiatives prennent corps dans et autour des mosquées. Elles rassemblent à chaque fois des centaines, voire des milliers d’individus. Malgré l’interdiction des rassemblements pendant l’état de siège, elles se tiennent. Le général Khaled Nezzar, responsable du maintien de l’ordre, tout comme El Hadi Khediri, ministre de l’Intérieur, nient avoir autorisé ces rassemblements. Officiellement, aucun responsable de l’Etat ne mentionnera cette journée sanglante. Les solutions politiques islamistes à la crise d’octobre Au cours de cette mobilisation, des solutions politiques qui frappent par leur similarité se font jour. Ahmed Sahnoun affirme que les émeutes sont issues d’une crise qui trouve «ses motifs et ses raisons dans une situation générale dégradée par la faute d’une politique de prestige, de luxe et de gaspillage au détriment des intérêts suprêmes de la nation», et que la solution consiste en «l’instauration d’une société basée sur l’islam». Quant à Mahfoud Nahnah, il diffuse un tract dans lequel il attribue aux gouvernements successifs depuis l’indépendance la responsabilité des événements tragiques de la semaine du 5 octobre : il y dénonce «la dépravation politique et les luttes internes aux appareils d’Etat». Pour les deux leaders islamistes, les émeutes sont une réaction légitime face à un Etat incapable de satisfaire la population. Le 6 octobre, un tract rédigé par Ahmed Sahnoun circule dans les mosquées de la capitale. Il affirme la nécessité de l’application de la «choura [consultation] [...], la pureté des mœurs, la justice dans la répartition des richesses nationales entre les différentes couches du peuple». Une semaine plus tard, il énonce une série de revendications plus précises : «Une amnistie générale au profit des détenus d’opinion, la garantie de la liberté de prédication et l’immunité aux imams, [...], la garantie des libertés politiques, la remise de la parole au peuple». Les revendications s’adressent aux représentants de l’Etat. A ces communiqués, s’ajoutent les interventions d’Ali Benhadj. Le vendredi 14 octobre 1988, lors d’un prêche à la mosquée Sunna, le jeune imam fait un réquisitoire. Il exige «la fin de l’état de siège qui prévaut depuis l’indépendance du pays ; l’amnistie de tous les détenus politiques et d’opinion et pas uniquement ceux arrêtés durant les émeutes ; la fin du népotisme et des féodalités politiques et administratives ; la garantie d’un minimum vital pour chaque Algérien ; la liberté de propager l’islam sans aucune restriction ; la liberté fondamentale pour le peuple de disposer de ses propres affaires [...] ; la réforme de l’éducation, afin de promouvoir un enseignement islamique, d’élever la sensibilité islamique des étudiants et de promouvoir l’esprit collectif, etc.» Ali Benhadj se fait donc plus précis : les émeutes signent l’échec du régime en matière d’éducation, de culture, de religion, de politique, de justice et d’administration. Les imams engagés proposent ainsi des réformes structurelles qui dépassent les discours initiaux de dénonciation de la répression. En dépit des incertitudes et des divergences stratégiques, la similarité des discours est patente. La «requalification politique» des émeutes par les principaux leaders islamistes débouche sur une demande de refonte générale d’un régime jugé inique. En réalité, ils réitèrent aussi des revendications plus anciennes, notamment celles promues pour la première fois lors du grand rassemblement du 12 novembre 1982, en renforçant toutefois la critique du régime. En somme, chacun tente de se faire le porte-parole des émeutiers dans un contexte perçu comme favorable à la recomposition des forces en concurrence dans la sphère religieuse.
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