Mohamed Boudiaf a choisi de s’opposer au régime de Ben Bella. S’il a un moment consenti à rejoindre le Bureau politique (BP), après l’accord du 2 août 1962, il décide de s’en éloigner. Député de l’Assemblée, il préfère bouder son fauteuil. Comment expliquez-vous les positions prises par l’ancien coordonnateur du FLN durant la crise de l’été 1962 et après ? Au lendemain de la signature des accords d’Evian, le 18 mars 1962, Ahmed Ben Bella et Mohamed Boudiaf aspirent à devenir les principaux leaders politiques de l’Algérie indépendante. Ben Bella est le dernier responsable de l’Organisation spéciale (OS) du PPA/MTLD, et Boudiaf, le principal animateur du mouvement qui va aboutir à la création du FLN, le 1er novembre 1954. La position de Ben Bella et de Boudiaf dans les institutions du FLN au cours de la Guerre de libération nationale renseigne sur l’importance du continuum entre l’OS et le FLN. En 1962, les deux sont vice-présidents du GPRA et jouissent d’un considérable prestige au sein du FLN et de l’ALN. La confrontation entre les deux leaders de la Révolution algérienne commence réellement au moment ou Ben Bella cherche à imposer, au CNRA de Tripoli de mai/juin 1962, un Bureau politique (BP) qui lui serait favorable (Mohamed Khider, Rabah Bitat, Mohammedi Saïd et Hadj Benalla, constituant avec Ben Bella, la majorité au sein de ce BP, au détriment de Hocine Aït Ahmed et Boudiaf). L’évolution de la crise du FLN de l’été 1962 va dans le sens de la prise du pouvoir du Groupe de Tlemcen dont le leader naturel et charismatique est Ben Bella. Après l’accord du 2 août 1962 où Boudiaf, Krim Belkacem et le colonel Mohand Oulhadj (les représentants du Groupe de Tizi Ouzou) ont joué un rôle décisif, le BP, proclamé à Tlemcen le 22 juillet et reconnu le lendemain (23 juillet) par la majorité des membres du GPRA, est légitimé. C’est dans ce cadre que Boudiaf accepte de participer à cette instance. Marginalisé, il va la quitter rapidement. La position de Boudiaf répond à sa volonté de participer à la résolution de la crise par des moyens politiques et pacifiques, même si la constitution à Tlemcen d’un BP doit être analysée comme un coup de force de Ben Bella et de ses partisans contre le GPRA. Ben Bella décide d’user de la manière forte à l’encontre de ses opposants. Boudiaf, l’un des «historiques» du FLN, a été enlevé et détenu durant plusieurs mois dans le Sud. Ben Bella voulait-il par ces mesures l’éloigner de la scène politique,ou carrément l’assassiner comme le suggère le concerné dans son récit Où va l’Algérie ? Boudiaf a été enlevé une première fois, le 30 juillet 1962, mais ce n’est pas du fait de Ben Bella. Alors que les négociations entre les représentants du Groupe de Tlemcen et de celui de Tizi Ouzou entraient dans la dernière phase, en visite à sa famille à M’sila, Boudiaf est arrêté sur ordre du PC de la Wilaya I (Aurès-Nememcha). L’arrestation de Boudiaf intervient au moment où le FLN était sur le point de réaliser un compromis. Ce n’est pas une coïncidence. Tenus à l’écart des négociations qui se déroulent entre les deux groupes, celui de Tlemcen et de Tizi Ouzou, le colonel Boumediène et son armée (celle des frontières) rappellent à Ben Bella et aux dirigeants du FLN que le «coup de Constantine» du 25 juillet 1962 avait vocation à se reproduire si l’on continuait à les marginaliser. Pour information, l’armée des frontières avaient investi Bône (l’actuelle Annaba) et Constantine alors que la crise politique entrait dans une phase de résolution. D’où la constitution, deux après, le 27 juillet, du Groupe de Tizi Ouzou, en réaction à l’action de l’armée des frontières à Bône et Constantine. Après 1962, le régime de Ben Bella est entré dans une logique autoritaire et dans la personnalisation du pouvoir (culte de la personnalité sur le modèle nassérien). Il était évident que dans ce système politique, il ne pouvait y avoir de concurrence, d’autant qu’à l’instar de Ben Bella et d’autres, Boudiaf avait une dimension historique et révolutionnaire à faire valoir. Boudiaf et son groupe d’opposants au régime de l’époque n’ont pas réussi à constituer une alternative forte à l’équipe formée par Ben Bella. Quelles en sont les raisons ? Absence d’une vraie assise populaire ou d’une force armée… ? Ironie de l’histoire, c’est Boudiaf, principal fondateur du FLN, qui crée le premier parti d’opposition en Algérie. La naissance du Parti de la révolution socialiste (PRS), le 20 septembre 1962, moins de trois mois après l’indépendance, consacre à la fois la décomposition du FLN historique, et, paradoxalement, l’échec de Boudiaf à opposer à Ben Bella et à Khider un contre-pouvoir au sein du FLN. Il est, avec Krim , le grand vaincu de la crise de 1962. Pourtant, à l’instar de Ben Bella, Boudiaf avait de réels atouts politiques pour accéder au pouvoir. En effet, pour une partie des militants et des responsables du FLN, il représentait l’archétype du dirigeant nationaliste. Aussi, à la Conférence des chefs militaires de l’ALN de 1959 (réunion des «dix colonels»), Lakhdar Ben Tobbal avait proposé à ses neuf collègues de constituer un Bureau politique dont Boudiaf serait le secrétaire général, à titre honorifique, et où Ben Bella ne siégerait pas. En 1962, Ben Bella avait réussi à rassembler autour de son leadership la majorité des responsables du FLN et de l’ALN. C’est le principal facteur de son arrivée au pouvoir. Où va l’Algérie ?, le journal de détention de Boudiaf, est un témoignage sur l’expérience dramatique d’un acteur politique et sur une période cruciale de l’Algérie post-indépendance. Quel intérêt présente pour le chercheur que vous êtes ce document, publié au lendemain de la séquestration de son auteur, et réédité plusieurs fois après ? Ce document doit nous encourager à casser la barrière symbolique de 1962 et de nous intéresser à l’histoire post-indépendance. C’est une période complètement occultée faute de chercheurs en histoire contemporaine qui abordent ces questions, mais aussi en raison de la rétention des archives. Il faut également travailler sur les trajectoires des acteurs du mouvement national et de la Guerre de libération nationale, pas seulement dans un cadre politique mais également social (histoire sociale).
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