Il avait à peine 22 ans, lorsque des personnes, au-dessus de tout soupçon, lui ont proposé un travail aux revenus alléchants. Avec une dizaine d’autres jeunes, il s’embarque pour cette aventure qui commence à Bordj Badji Mokhtar, pour se terminer à Tiguentourine, en passant par le Mali, à El Khalil et Gao, puis par la Libye. Dans ce récit poignant, son père raconte comment un jeune, respirant la vie, peut basculer subitement, pour se retrouver piégé dans l’engrenage de la machine terroriste. L’histoire du jeune Bouziane, un des présumés terroristes, en détention dans le cadre de l’affaire de l’attaque sanglante contre le complexe gazier de Tiguentourine, à In Aménas, est dramatique. Elle mérite d’être racontée, parce qu’elle nous renvoie au destin de beaucoup de jeunes au-dessus de tout soupçon, qui basculent subitement, pour passer de citoyens qui respirent la vie à des personnes piégées dans l’engrenage de la machine terroriste. En nous livrant ce témoignage inédit, son père veut lever le voile sur «le danger qui guette les jeunes» des régions limitrophes du Mali, particulièrement de Bordj Badji Mokhtar, à Adrar. «J’ai toujours fait en sorte que mes trois garçons et mes trois filles soient à l’abri des besoins. Dieu merci, ils ont tous une situation sociale correcte. J’ai vécu une bonne partie de ma vie à Béchar avant de m’installer, en 2006, avec ma famille à Bordj Badji Mokhtar, à Adrar, et où la population connaît mes enfants. Bouziane est né en 1990. Il est le seul à avoir quitté ses études alors qu’il était en 9e année fondamentale. Je l’ai pris avec moi, dans le garage d’électricité automobile et je lui ai appris un métier en or. Puis je lui ai ouvert un garage à Bordj Badji Mokhtar. Il gagnait bien sa vie. Il n’avait aucun penchant pour l’idéologie islamiste, ou pour un quelconque vice. Il aimait la musique, les belles voitures, la vie, etc., rien de plus. Il n’a jamais eu de problème avec les services de sécurité, même pas pour une simple histoire de PV. Il avait des clients qui le respectaient beaucoup parce qu’il maîtrisait son travail», raconte le père de Bouziane. «J’aurais aimé qu’il soit arrêté pour vol et non pas pour une affaire de terrorisme» Il passe des heures à se remémorer le passé de son fils cadet, «intelligent, calme et très serviable». ll s’arrête quelques instants, puis revient à cette journée fatidique. «C’était plus d’un mois avant l’attaque de Tiguentourine. Mon épouse me dit que Bouziane a quitté la maison à 5h, avec son sac à dos. J’ai pensé qu’il était parti quelque part à Adrar. Je n’arrivais pas à le joindre par téléphone. Il sonnait dans le vide. Je n’étais pas inquiet pour lui. Après une semaine d’attente, j’ai appelé la famille à Adrar, qui m’informe qu’il n’y était pas. Son téléphone était fermé. Je n’avais aucun signe de vie de lui et là j’ai commencé à avoir peur pour lui. J’ai pris sa photo et sa carte d’identité qu’il avait laissée à la maison et je suis allé au commissariat d’Adrar, pour faire une déclaration de disparition. C’était au début du mois de novembre 2012. J’ai signé le procès- verbal après avoir été entendu par le commissaire. Les policiers étaient étonnés. Ils n’avaient rien sur mon fils, qu’ils connaissaient bien. J’ai continué à contacter ses amis, mais personne ne savait où il était. Je suis même allé voir la sécurité militaire à Adrar, pour signaler sa disparition. Ils m’ont dit qu’ils n’avaient absolument rien sur lui», révèle notre interlocuteur. L’inquiétude s’amplifie au fur et à mesure que le temps passe, jusqu’à cette journée du 13 janvier 2013, lorsqu’un ami lui apprend que le nom de Bouziane a été cité parmi les terroristes arrêtés sur les lieux de l’attaque à Tiguentourine. «Je n’arrivais pas à y croire. Je pensais qu’il s’agissait d’un homonyme. Mon ami me disait que la photo de Bouziane avait été diffusée par une chaîne de télévision, et moi je répondais : ‘‘Non ça doit être quelqu’un qui a utilisé son permis de conduire.’’ La seule pièce d’identité qu’il portait sur lui. J’ai été au commissariat où j’ai fait ma déclaration de disparition, le commissaire m’a dit qu’il n’avait rien reçu», relate le père de Bouziane. Il continue ses recherches pendant des jours, jusqu’à ce qu’il décide d’aller à Alger. «Lorsque j’ai su par la presse que le tribunal d’Alger avait été saisi de l’affaire, j’ai été voir le premier juge d’instruction en charge du dossier. Il m’a bien reçu, puis m’a montré les photos. C’était bien mon fils Bouziane. Il avait été arrêté sur les lieux de l’attaque. La terre vibrait sous mes pieds. J’aurais aimé qu’elle m’engloutisse. Jamais je n’aurais pensé qu’un jour un de mes enfants soient impliqués dans une tuerie aussi tragique. J’étais comme assommé. J’ai dit au juge que s’il y a des preuves qui prouvent que mon enfant est un terroriste, moi-même je renierais et le dénoncerais, parce que dans notre famille, l’Algérie passe avant tout. Si les montagnes de Béchar pouvaient parler, elles raconteraient ce que ma famille a vécu et fait durant la Guerre de Libération pour notre pays. Je ne savais pas quoi faire. Je ne pensais qu’à une seule chose : voir mon fils pour qu’il m’explique ce qu’il a fait. Je juge m’a signé le bout de papier qui me permet d’aller à la prison», raconte le père de Bouziane. Les souvenirs remontent douloureusement et certains lui font mal, le culpabilisent et lui font perdre les mots. Il s’arrêtent quelques secondes, le temps de reprendre le fil des événements. «Lorsque j’ai vu mon fils à la prison. Il était affaibli, silencieux, très affecté. Il n’avait que 22 ans et la première question que je lui ai posé était : «Etais-tu parmi les terroristes qui ont fait le coup de Tiguentourine ?» Il m’a répondu : «Ils m’ont eu. J’ai été piégé. Mais je n’ai rien fait.» J’ai expiré cette grosse boule qui comprimait mes poumons et je lui ai demandé de me raconter comment il s’est retrouvé impliqué dans cette affaire. Il a pleuré en répétant sans cesse qu’il n’avait rien fait. Il avait du mal à parler, puis il a éclaté. La veille de cette journée, où il avait quitté la maison à 5h, des gens, ou plutôt des Touareg sont venus le voir pour lui proposer de servir comme chauffeur dans une opération de transport de marchandise. Il n’était pas le seul. Ce jour-là, 4 ou cinq Touareg ont été approchés. Mais comme les jeunes Touareg passent généralement leur temps dans le désert, leurs familles ne cherchent pas après eux, pensant certainement qu’ils sont quelque part. Mon fils a accepté, parce que la rémunération était alléchante. Il m’a dit que parmi les partants, il y avait aussi un de ses amis, qui habite le quartier et qui a le même âge que lui, à peine 22 ans. Tous ces jeunes devaient être accompagnés, à bord d’une douzaine de Toyota, jusqu’à El Khallil, un no man’s land malien, distant de 12 km seulement de Bordj Badji Mokhtar», témoigne notre interlocuteur. Recrutés par les trafiquants de cigarettes, une dizaine de jeunes vendus aux terroristes En quelques heures, tout le monde était déjà à El Khallil. Là, Bouziane se rend compte que le voyage n’était pas pour conduire un véhicule de transport de marchandise. Leurs accompagnateurs se sont avérés être des trafiquants de cigarettes. Ils les ont emmenés jusqu’à El Khallil, avant de les transférer à Gao, où ils ont été séparés, puis refilés à des terroristes. «Après qu’ils aient été acheminés à Gao, ils ont été livrés, ou plutôt vendus à un groupe de nombreux terroristes puissamment armés. Bouziane était terrorisé. Il voulait prendre la fuite, mais il avait peur, surtout que son ami avait tenté de le faire, avant d’être tué, froidement, par une salve de kalachnikov. L’incident a refroidi les plus téméraires de ces jeunes, une dizaine, qui se sont retrouvés tous piégés à Gao. Ils ont été regroupés et isolés des membres du commando, qui les surveillaient de loin avec leurs armes. Personne ne savait ce qu’ils allaient faire d’eux. Quelques jours après, ils les ont emmenés jusqu’en Libye. Ils les ont installés dans un campement non loin de la frontière algérienne, où des va-et-vient incessants de personnes qui semblaient importantes sont remarqués. Ils n’avaient pas de contact avec les membres du commando qui s’entraînaient pendant des jours. Ils leur ont dit juste qu’ils allaient avec eux pour une mission, sans savoir laquelle et de quoi il s’agissait ni où. Bouziane dit avoir entendu des noms, comme celui de Belmokhtar, ou des surnoms, qu’il ne semble pas connaître, mais il ne pouvait identifier les terroristes, parce qu’ils couvraient une bonne partie de leur visage avec des chèches et ne s’approchaient jamais d’eux. Ils avaient à leur disposition des moyens importants, comme du carburant, des provisions alimentaires, de l’eau, des moyens de télécommunication, de transport, des armes et des munitions. La veille de l’opération, Bouziane et les autres jeunes ont été séparés du commando. Sa mission était de conduire une Toyota, sous la menace des terroristes qu’il transportait vers une destination qu’il ne connaissait pas. Il est resté loin du complexe, avec d’autres véhicules qui devaient assurer la retraite des terroristes. Il n’était pas armé. Et au moment où des tirs ont été entendus et que des hélicoptères ont commencé à survoler les lieux, il a profité de la panique pour se cacher. Il m’a même dit qu’il avait protégé des étrangers qui courraient dans tous les sens. Il est resté caché jusqu’à ce qu’ils soient arrêtés. Mon fils est une victime», lance le père de Bouziane. Cette version des faits, dit-il, Bouziane n’a cessé de la raconter durant toutes les étapes de l’enquête préliminaire menée par les services de sécurité, mais aussi de l’enquête judiciaire confiée au juge du pôle pénal spécialisé. «Mon fils me la raconte à chaque fois que je le vois. Je sais qu’il a été piégé. Ce qu’il a vécu peut arriver à n’importe quel jeune. Nul n’est à l’abri d’un embrigadement de force. La menace est omniprésente, notamment dans les régions frontalières, où il est difficile de contrôler les espaces et les mouvements. L’histoire de mon fils doit interpeller pas uniquement les parents qui risquent de vivre le drame que je vis, mais également les autorités. Se retrouver en prison parmi un groupe de terroristes est la pire des aventures qu’un jeune de 22 ans puisse vivre. Sa vie est complètement brisée. J’aurais tant aimé qu’il soit arrêté pour vol, bagarre ou autre fait, que pour une affaire de terrorisme. Mon épouse traîne aujourd’hui de lourdes maladies à cause de Bouziane, qu’elle aime tant, parce qu’il est le dernier des garçons, son préféré qui savait lui rendre l’affection qu’elle lui porte», conclut ce père très affecté. Par ce récit, il est question de faire la lumière sur le drame de ces nombreux jeunes qui se sont retrouvés, malgré eux, embrigadés par des groupes terroristes, avec lesquels ils n’avaient aucun lien ni idéologique ni familial. Leur seul tort est d’avoir cru en des personnes au-dessus de tout soupçon, qui leur promettaient le paradis sur terre.