dimanche 8 novembre 2015

El Qarya ne voit pas le bout du tunnel

Quartier mort», «Boumaâza habss kbir» (Boumaâza est une grande prison). C’est par ces graffitis éloquents que nous accueille le quartier de Boumaâza, sur les hauteurs de Oued Ouchayeh, à la périphérie de la commune de Bachdjarrah. Ils nous donnent d’emblée la température et annoncent la couleur quant à la qualité de vie dans le quartier. Ces graffitis barrent un long mur qui sépare la vieille casbah de Oued Ouchayeh des habitations précaires qui ont poussé alentour. La cité de Boumaâza qui trônait au milieu du site a été rasée en janvier 2015 juste après le relogement de ses habitants, cédant la place à un plateau nu donnant sur un panorama des plus désolants. Des baraquements qui avaient été érigés autour de la cité ont été rasés simultanément, et on peut voir encore les traces de ces habitations de fortune arrachées au bulldozer. Une autre cité emblématique de Bachdjarrah, Les Palmiers, a été également éradiquée à l’issue de cette grosse opération de relogement. Au total, ce sont pas moins de 1700 familles, selon l’APC, qui ont été recasées en incluant les habitants de la ferme Ben Boulaïd. Pour autant, la commune de Bachdjarrah n’en n’a pas fini avec l’urbanisme précaire. «L’état était ailleurs dans les années 1990» Le vieux quartier de Oued Ouchayeh est un site labyrinthique à la topographie tortueuse, avec des hauts et des bas, des rues pentues et des côtes insurmontables. Les constructions, vétustes pour la plupart, s’accrochent à flanc de colline et semblent dégringoler au fond de l’oued qui traverse la casbah en plein milieu. Aux moindres intempéries, les riverains se tiennent le ventre. «Dernièrement, la pluie a encore fait des dégâts. La crue de l’oued a charrié toutes sortes d’ordures et de gravats, et ça s’est entassé devant nos maisons», se plaint un résidant de la partie basse de la ville. Quelques bouis-bouis et autres enseignes commerciales meublent le cœur du quartier. Pour remonter vers Bachdjarrah, c’est la galère tant la côte est ardue. Et il n’y a aucun moyen de transport collectif pour assurer la liaison avec les agglomérations voisines. Seul transport disponible : les clandos. 100 DA pour vous emmener à la station de métro de Haï El Badr, située à 2 km un peu plus loin. «Aucun bus ne peut monter cette côte ; même neuf, au bout d’un an il ferait faillite, du coup il n’y a pas de transport», indique un chauffeur de taxi clandestin. Il raconte : «J’ai 54 ans, je suis né à Oued Ouchayeh et j’ai passé toute ma vie ici. Je n’ai ni boulot ni logement, rien ! Oued Ouchayeh est complètement livré à son sort. Quand l’oued est en crue, il fait immanquablement des dégâts, et les autorités n’ont rien fait pour le réaménager. Avant, il y avait des fermes tout autour, des vergers, de la vigne. Aujourd’hui, c’est plein de cités. La plupart des bénéficiaires de ces logements ne sont pas d’ici. On est toujours des éternels laissés-pour-compte. Il y a aussi plein de bidonvilles qui ont proliféré durant les années 1990. A l’époque, ‘‘Eddoula’’ (l’Etat) était occupée par autre chose. Il y a même pas mal de gens qui ont profité de la situation pour s’accaparer du foncier en jachère et ont construit des villas sans papiers. Les enfants du quartier, eux, qui n’ont pas de ‘‘marifa’’ (relations) et qui ont des scrupules continuent à mijoter dans la promiscuité et la misère, exclus de tout.» Les séquelles du terrorisme sont d’ailleurs encore palpables à travers l’urbanisme, les mots du quotidien et même les propos taquins. Dans un café, un homme chambre un de ses voisins en lâchant sur le ton de la rigolade : « Tu étais où en 1991-1992 ? Il était planqué à Béjaïa et il n’as rien vu !». Plus explicite, ce graffiti repéré sur un mur : «MEN 1990 MA BAN WALOU AYA NATALOU» («Depuis 1990 on n’a rien vu, montons [au maquis]»). Une favela sur le tunnel de Oued Ouchayeh Dans le prolongement des bâtiments fraîchement rasés, en l’occurrence la cité Boumaâza et ses «dépendances», un autre îlot de désolation attend désespérément un geste de Zoukh, le wali d’Alger. Il s’agit du quartier El Qarya, situé lui aussi sur les hauteurs de Oued Ouchayeh. Quelque 110 familles languissent de recevoir le feu vert de «elloudjna», la «cellule de contrôle et de suivi des opérations de recasement des familles issues des sites précaires de la wilaya d’Alger». Fait notable : El Qarya est situé pour ainsi dire sur le «toit» du tunnel de Oued Ouchayeh. «Les voitures passent au-dessous de nos maisons. Nous sommes sur un terrain instable. Nous devrions être relogés en priorité», plaide Azzedine, l’un des résidants du site établi ici depuis 1999. Le tunnel de Oued Ouchayeh a été ouvert en 1991. L’ouvrage est long de 900 m et constitue un point de passage important sur la rocade Sud. Le 20 octobre 2014, le tunnel a été fermé à la circulation suite à des émeutes du logement. Ammi Mahmoud, un habitant du coin, croit savoir que «le tunnel devrait être fermé pour révision». «Il faut qu’il soit aéré. Ça fait quatre ans qu’il aurait dû subir un contrôle», affirme-t-il. Un argument «technique» auquel s’accrochent les habitants du quartier, et qui devrait, selon eux, hâter leur relogement. D’autres se fient plutôt au projet du viaduc qui va enjamber Oued Ouchayeh, et va relier le port d’Alger à l’autoroute Est-Ouest. «En principe, nous on est censés partir en même temps que les habitants de Boumaâza», appuie Azzeddine. «Nous sommes dans la continuité de Boumaâza, nos baraques étaient collées. Le bon sens recommande qu’on soit relogés dans la foulée. Mais jusqu’à présent, ma ban walou (rien en vue). Ils ont pris des gens d’un peu partout, parfois des familles moins prioritaires que nous, et nous, on est restés plantés au milieu. Cela fait presque une année qu’on attend. Nos maisons sont bâties sur un terrain fragile. Ils attendent quoi, que le tunnel s’effondre et nos baraques avec ?» s’insurge Azzeddine. «Peut-être qu’on est invisibles», ironise Ammi Mahmoud. «On nous a oubliés ! On n’a reçu ni wali, ni wali délégué, ni maire, ni élu, la yeddik, la idjibek !» Et de poursuivre : «Ils ont relogé en priorité les locataires de la vieille cité et les baraques qui étaient érigées autour du bâtiment, mais il y avait en réalité plus d’habitants des baraques que de la cité. Et leur nombre dépassait le nôtre. Nous sommes une centaine de familles, ils auraient pu nous reloger avec eux. On espérait être recasés immédiatement après. Ils ont rasé la cité Boumaâza, ils ont rasé Les Palmiers, ils ont transféré une partie de la population à Larbaâ. Et nous, on n’a rien vu !»  Originaire de Tébessa, précisément de la daïra de Chréa, Mahmoud Djeddi, 56 ans, père de quatre enfants, est installé à El Qarya depuis 1993. «Mais je vis à Alger depuis 1978. J’avais 19 ans à l’époque», précise Ammi Mahmoud. «Je me suis marié ici. Mon épouse est de Bologhine. J’ai construit seul cette baraque. Je suis maçon de métier. Comme je devais me marier, il fallait que je me trouve un toit, et mon cousin qui était déjà établi sur ce site m’a déniché cette place. C’était déjà complet à l’époque.» De fait, les habitations, petits cubes de tôle et de parpaing, sont collées les unes aux autres comme des dominos, formant une petite casbah compacte juchée sur un terrain pentu et accidenté qui donne des cauchemars aux habitants aux moindres averses. Un petit passage étroit, jonché de gravats et de détritus, débouche vers le bas de Oued Ouchayeh, à proximité du fameux tunnel autoroutier. Les orages transforment rapidement ce passage étroit en torrent de boue. «Nos enfants souffrent le martyre pour aller à l’école», tempête l’un des riverains. Ammi Mahmoud nous fait visiter sa modeste demeure : «Je n’ai que ces deux pièces humides de trois mètres carrés chacune. En plus, j’ai mon neveu que j’héberge. Il est trésorier principal et il n’a pas où aller. On occupe une pièce lui et moi, et dans l’autre s’entasse le reste de la famille. On vit l’enfer, surtout en hiver. Comme le terrain est incliné, dès qu’il pleut la maison est inondée, et ça charrie des coulées de boue inimaginables.» Son épouse enchaîne : «Nous sommes tous malades : moi, je suis diabétique, je souffre d’hypertension artérielle, mes enfants ont des allergies et des crises d’asthme. Nous avons fait des dossiers, en vain.» Ammi Mahmoud rebondit : «Nous avons tous les papiers. Nous avons déposé un dossier de logement juste après les élections de 1997. On est dans tous les recensements.» Cartons empilés attendent «Errahla» Ammi Mahmoud entrevoit une lueur d’espoir en nous recevant. Il convoque aussitôt ses voisins avec entrain. Ils ne sont évidemment pas mieux lotis. L’un d’eux, Ammi Abdelkader, 65 ans, est un employé municipal à la retraite. Il occupe, lui aussi, un petit deux-pièces indigent avec les siens. «Cela fait 53 ans que je macère dans la précarité la plus totale», relate-t-il d’un regard las et amer.  «Je vis à Oued Ouchayeh depuis 1962. L’armée française n’avait pas encore vidé ses baraquements à l’époque. La France est partie, et moi je suis encore là. Ma situation n’a pas changé d’un iota. J’ai passé 37 ans comme employé municipal, d’abord 10 ans à l’APC d’Hussein Dey, ensuite 27 ans à la mairie de Bourouba. J’ai vu plein de logements me passer sous le nez. Dans les mairies, il y a plein de loups. Si tu n’as pas de relations, on t’oublie. Tabat lagloub. Nos cœurs sont cuits. Qu’on arrête au moins de nous mentir et qu’on nous jette à la mer si on est de trop dans ce pays !» Autre témoignage édifiant : celui de Abderrahmane. Employé à l’hôpital de Kouba, ce natif de Belcourt n’aura connu en 53 ans d’existence que les ténèbres des logis humides et sans fenêtres.  Abderrahmane Gorine nous fait visiter sa petite baraque où ils sont serrés à six. On pénètre dans un corridor méandreux donnant sur des taudis exigus surmontés de toitures improbables. Tout est bon pour colmater les brèches : parpaings, tôles de zinc, pneus, planches en bois, ferraille, quincaillerie… Mais la pluie finit toujours par avoir raison de toute cette ingénierie de la misère. Les murs sont sommairement peints à la chaux. La petite bicoque d’Abderrahmane s’ouvre sur un minuscule potager faisant en même temps office de coin cuisine suintant de toutes parts. Des ustensiles rouillés s’égouttent dans un coin. Une petite pièce d’à peine deux mètres carrés, au décor minimaliste, tient à la fois lieu de salle à manger et de chambre à coucher. Une pièce pratiquement aveugle, avec juste une petite fenêtre grillagée avec vue sur chaos. Les murs, rongés par l’humidité, moisissent à vue d’oeil. La hantise d’Abderrahmane, ce sont les hivers rigoureux et leurs trombes d’eau qui harcèlent le plafond. «A la moindre goutte, c’est l’inondation. N’batou gaâdine (On dort debout). Tu glisses ta tête sous la couverture et tu attends que ça passe», dit-il. Mme Gorine renchérit : «Notre vie est un calvaire permanent, été comme hiver. En été, c’est une fournaise, en hiver, c’est le déluge. Quand il pleut ou qu’il vente, le toit manque de s’arracher. Comment voulez-vous que les enfants puissent se concentrer sur leurs études dans de telles conditions ? Les pauvres, ils sont tous malades. Ils ont contracté toutes sortes d’allergies.» A l’appui, elle exhibe des pompes Ventoline qu’elle sort du frigo. «Je ne sais pas si j’ai des droits dans ce pays» Abderrahmane ne comprend pas cet acharnement du sort. Il nous montre sa carte d’identité en nous prenant à témoin : «Regardez, je suis né à Belcourt, et je réside bien à Boumaâza, commune de Bachdjarrah. Avant, j’habitais à la cité Boumaâza avec ma famille. Après, comme on vivait dans la promiscuité, j’ai emménagé ici en 1988. Je venais de me marier. Ma première épouse n’a pas supporté et m’a quitté au bout de quelques années. Et j’ai refait ma vie dans les mêmes conditions.» Comme la plupart de ses voisins, Abderrahmane n’a pas les moyens de louer : «Je travaille à l’hôpital de Kouba. Je suis préposé à l’incinérateur de l’hôpital, avec toutes les nuisances que vous pouvez imaginer. Hier (dimanche 18 octobre, ndlr), on a dû me faire une injection. Je touche à peine 17 500 DA. Comment tu peux louer avec un tel salaire ? Et tu ne peux pas prétendre à l’AADL. Je suis un simple zawali. C’est au-dessus de mes moyens. Je ne sais pas si j’ai des droits dans ce pays ni comment les obtenir !» Abderrahmane cite en passant les «nuisances animalières» avec lesquelles il faut compter, à commencer par les invasions de rats. «Dernièrement, ma femme a été piquée par un mille-pattes monstrueux. J’ai dû mobiliser une ambulance et l’évacuer à l’hôpital.» Mme Gorine a déjà oublié cet incident. Tous ses espoirs sont tendus vers «errahla», le relogement. Elle traque les moindres nouvelles. «Quand j’ai le cœur gros, je vais aux nouvelles à la cellule du logement», soupire-t-elle. Et de marteler : «Anssawna ! (Ils nous ont oubliés !) A chaque fois, on nous dit que c’est pour bientôt, mais on ne voit toujours pas le bout du tunnel. A la cellule du logement, on me répète : ‘‘Entouma mazal’’ (Ce n’est pas encore votre tour). Il y a eu Boumaâza, Les Palmiers, maintenant ils nous disent : ‘‘Après Remli, après Bateau-Cassé, après Prise d’Eau, après La Glacière…’’ Pourtant, on est tous des enfants d’Alger. Je suis native du Champ de Manœuvre et mon mari est né à Belcourt. Nous avons passé toute notre vie ici. Zoukh a promis d’en finir avec l’habitat précaire en décembre 2015. Mais personne n’est venu nous voir. Pourquoi on donne des logements à des gens fraîchement débarqués et nous, on est sans cesse recalés ?» Image touchante : Mme Gorine nous montre des cartons d’emballage chargés d’effets et empilés au fond de la pièce. «Dès qu’ils ont relogé les habitants de la cité Boumaâza et Les Palmiers, on a été pris par l’espoir d’un départ imminent. Mon mari a tout de suite emballé nos affaires en pensant que ce serait bientôt notre tour. Cela fait maintenant plusieurs mois que ces cartons sont entassés comme ça. On n’a pas la force de les défaire…».

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