dimanche 8 novembre 2015

Les damnés de Haï Maya attendent un signe de Zoukh

Bidonville Haï Maya, dans la commune d’El Magharia (ex-Leveilley), érigé au bord de l’oued Ouchayeh. Les enfants sont obligés d’emprunter des gués de fortune pour rejoindre l’école. Un danger permanent, surtout quand l’oued se déchaîne. Le bidonville Haï Maya est situé à quelques encablures de la station de métro Haï El Badr. Visuellement, le contraste est violent entre l’équipement de transport ultramoderne et le site de tôle et de misère dissimulé dans le dos de la ligne de métro. Ici, nous sommes exactement à la frontière entre les communes d’El Magharia et Bachdjarrah. Les deux municipalités sont physiquement reliées entre elles par un canal naturel : l’oued Ouchayeh. Certaines baraques ont quasiment les pieds dans l’oued et sont régulièrement inondées par les crues de la rivière pestilentielle par temps de fortes pluies. Des gamins en tablier rose ou bleu sont obligés d’emprunter des passerelles périlleuses faites de tôle et de contreplaqué pour aller à l’école. Sur l’autre rive de l’oued s’élèvent des habitations en dur de plusieurs étages, avec garages et ateliers en bas. Certaines de ces bâtisses, érigées sur une butte, sont de véritables villas d’un extérieur assez cossu. Une route bitumée s’étend à la lisière du bidonville avant de déboucher sur la station de métro. La rocade qui passe par le tunnel de Oued Ouchayeh est toute proche : 600 m maximum. Des cités toutes fraîches voisinent avec les favelas. Un poste de police abrité dans des cabines sahariennes trône à un jet de pierre du bidonville. Le site tout entier offre une vue absolument chaotique, celle d’un urbanisme de guerre où se mêlent séquelles du terrorisme, élans de survie, sens de la débrouille et démission de l’Etat. «On vit avec les rats» A peine avons-nous franchi quelques pas dans le périmètre de Haï Maya qu’une voiture de police vient nous accoster. Vérifications de papiers. Un officier s’enquiert de l’objet de notre visite, note fébrilement nos coordonnées, avant de nous confier aux bons soins de nos hôtes. Nous apprendrons rapidement qu’une bonne partie des occupants du site sont des rescapés, des familles qui ont dû fuir le terrorisme en abandonnant tout derrière eux. Un vieil homme au visage raviné témoigne : «Je me suis installé ici en 1994. Je suis originaire de la commune de Mesdour, daïra de Bordj Khriss, à 80 km de Bouira. C’est une région qui a été sévèrement touchée par le terrorisme. On a dû tout plaquer. ‘‘Smahna fi koullèche’’ (On a tout abandonné)». Mokhtar, 54 ans, chauffeur de son état à Naftal et père de sept enfants, est originaire de Mesdour lui aussi. C’est l’un des plus anciens résidants du bidonville et fait, à ce titre, figure de doyen du quartier. «Venez, venez voir dans quel bourbier nous vivons !» lâche-t-il d’emblée. «Ne restez pas au bord, entrez dans les baraquements», insiste-t-il. Il descend de sa camionnette et se propose de nous faire une visite guidée dans les entrailles du bidonville. «Regardez-moi ça ! C’est indigne d’un être humain !» peste notre guide en désignant les gîtes sinistres barbotant dans un cloaque d’égouts noirâtres et de détritus, le nez dans l’oued. Les ordures qui mijotent au long du canal s’étendent à perte de vue. Même les buissons qui enveloppent les cabanes semblent avoir troqué leur verdure naturelle contre le gris triste des masures. «On vit dans une décharge. On porte tous les rebuts et les déchets de la capitale. J’ai demandé maintes fois à l’APC de mettre à notre disposition un camion de ramassage des ordures, peine perdue. Moi, ma vie est derrière moi. Je suis triste pour nos enfants qui au lieu de sortir jouer dans un parc, un jardin, ils se voient pourchassés par les rats. Les parasites pullulent partout. On vit avec les rats. Ils font des ravages dans nos chaumières», s’indigne notre accompagnateur. Mokhtar occupe un taudis de trois pièces où s’entassent une quinzaine d’âmes. «Nous sommes au moins trois familles parquées ici», lance-t-il en prenant à témoin ce qui lui sert de demeure, un toit de pacotille fait de bric et de broc : tôle, parpaing, matériaux de récupération, mortier… L’homme subvient aux besoins de deux ménages. «Ce n’est pas de gaieté de cœur que j’ai pris une deuxième épouse, ce sont les circonstances qui m’y ont forcé», s’empresse-t-il de préciser. «Sur mes sept enfants, cinq sont nés ici. L’aîné a aujourd’hui 30 ans. Il est dans l’armée.» Outre ses deux foyers, il faut compter aussi le chef de la tribu : le père de Mokhtar, 94 ans. Turban couleur safran autour du chef et abaya immaculée, le vieux patriarche a encore toute sa tête. «Rani nebkieddem ! (Je pleure du sang)», maugrée-t-il d’une voix chevrotante en songeant à ce qui est advenu de lui à un âge où il est en droit de prétendre à une paisible retraite. «Sachez, mon fils, que c’est le peuple tout entier qui a fait la Révolution, pas que les moudjahidine. Moi, j’ai perdu deux de mes frères, tombés au champ d’honneur. J’ai participé à la guerre de Libération comme tout le monde. A la fin, je finis mes jours dans ce taudis. Et avec ça, ils ont voulu nous chasser de ce trou. Je leur ai dit : ‘‘On a fait sept ans de guerre à la France et on ne mérite même pas une misérable piaule ?’’ Le vieux maquisard de marteler : ‘‘Qu’ils viennent plutôt s’enquérir de notre situation avant d’être emportés par l’oued, pas après !’’». «Les gens étaient prêts à habiter dans une décharge» Comment Mokhtar et les siens ont-ils échoué dans ce capharnaüm ? «Je me suis établi ici à la fin des années 1980», confie-t-il. «J’ai débarqué à Alger à l’âge de 25 ans. J’étais ‘‘zoufri’’ à l’époque, un manœuvre à tout faire. Je créchais chez de la famille, à droite, à gauche. Mais je n’étais pas à l’aise. Tu te sens toujours étranger. Une fois, je passais par là. J’ai repéré cet endroit. Au début, je me suis installé là-haut, sur cette butte. Il n’y avait pas toutes ces constructions à l’époque, c’était un terrain presque vierge, une montagne. L’APC m’a vite expulsé. On m’avait promis de régler ma situation dans quelques mois. C’était en 1989-1990. J’attends toujours». Et de poursuivre : «Au début, on n’était pas très nombreux. Avec le terrorisme, le site s’est vite rempli. Des gens qui ne cherchaient qu’à sauver leur peau, quitte à habiter dans une décharge.» Dans la foulée, Mokhtar glisse un commentaire sur ce qu’on appelle dédaigneusement «enouzouh errifi», l’exode rural. Un leitmotiv qui revient souvent en parlant de «nass el qasdir», la population des bidonvilles. Mokhtar «corrige» le récit officiel en pointant du doigt l’abandon des zones rurales. «Les habitants de la campagne ‘‘rahoum dhayine’’, (ils sont complètement marginalisés). A Mesdour, on n’a jamais vu un journaliste, un ministre ou un député. Le wali vient tous les dix ans. Je suis prêt à accompagner là-bas n’importe lequel de nos augustes responsables. Moi, j’ai tenu 25 ans au bled. Je le mets au défi de tenir juste une année. Je lui donne avec ça une villa. Moi, je vivais dans un coin de montagne. Notre commune est très pauvre. Ses habitants sont dans le dénuement le plus total. Allez voir comment vivent les citoyens hors d’Alger. Ici, les gens se permettent de jeter le pain, là-bas le pain est un luxe. Je te prive d’eau, d’électricité, de route, de travail, d’éducation, de centre de santé, de sécurité, et après je te dis reste où tu es. C’est injuste !» Mokhtar fulmine : «Si j’avais trouvé de quoi manger, je ne viendrais pas à Alger. ‘‘Wechendir bel Assima ?’’ (Qu’est-ce que je vais faire à la capitale ?) J’aurais élevé une chèvre et une vache et je serais tranquille. Mais ce n’est pas possible, ça demande beaucoup d’argent, l’agriculture demande des moyens qu’on n’a pas. Allah Ghaleb, on nous retient de force. Les administrations, le travail, les usines, les commodités, tout est concentré à Alger. Et tu m’interdis de venir ? De quel droit ? J’y ai autant droit que toi. Nos parents se sont sacrifiés pour cette terre. Eux ils s’arrogent des kilomètres de terrains en toute impunité, et moi ils me refusent 10 mètres carrés. H’ramalihoum ! Ne nous faites pas haïr ce pays !» Le «vote bidonville» très couru Bien sûr, Mokhtar, comme tous les habitants du bidonville, ont monté tous les dossiers du monde, figurent dans tous les fichiers de tous les recensements. Ils attendent toujours un signe de Zoukh. «Il est venu il y a quelque temps, mais il n’a pas franchi le seuil du bidonville. Ils lui ont déroulé le tapis rouge et ont dressé des barrières de police pour nous empêcher de lui parler», témoigne notre ami. Quid des élus locaux ? «Nos élus, on ne les voit qu’à l’approche des élections. Ah, là, on devient tout d’un coup intéressants. Tout le monde vient nous voir et nous abreuve de promesses». A l’en croire, «l’électorat bidonville» a toujours suscité les convoitises des candidats locaux. Mokhtar nous fournit, à ce propos, une explication fort édifiante en termes de sociologie politique : «Nous avons la résidence, la carte de vote et tous nos papiers sont en règle. Et aux élections communales, nous sommes les premiers sollicités. D’un côté, parce qu’il y a une forte population dans les bidonvilles. De l’autre, parce que tout le monde vote ici. Ils ne le font pas pour les beaux yeux d’untel ou untel, mais juste dans l’espoir de bénéficier d’un logement. Les gens sont même prêts à voter de nuit, surtout depuis qu’ils ont entendu que Zoukh a dit : ‘‘Ellimayvotiche ma yedicheessoukna (Celui qui ne vote pas n’aura pas de logement)». Mokhtar déplore, au passage, la stigmatisation dont font l’objet les pensionnaires des bidonvilles, y compris dans la bouche de certains élus. «Je me suis accroché une fois avec une élue de Kouba à cause de ces étiquettes qui nous collent à la peau. On traite nos enfants de voyous, de dealers et de maraudeurs. Vous pouvez vous-même attester combien nos jeunes sont respectueux et bien éduqués. Quelqu’un vous a-t-il jeté une pierre ou prononcé un mot déplacé ?» «Sachez que de ces baraques ont donné des cadres à l’Etat algérien. Nous avons des universitaires, des ingénieurs, des médecins, des officiers…» Parmi eux, Amine (appelons-le ainsi), un officier de police qui émarge à l’une des sûretés urbaines des communes voisines. Amine corrobore les dires de Mokhtar : «Nous avons effectivement plein de diplômés. Moi-même je suis titulaire de deux licences et j’en prépare une troisième. Il faut arrêter d’accabler cette population. Nos enfants sont très bien élevés. Il y a un très grand respect entre les familles. Une sécurité totale. La police chôme ici. Il n’y a jamais eu d’agression. La plupart des habitants d’ici sont issus de l’Algérois. Ils viennent d’Hussein-Dey, de Bachdjarrah, de La Glacière, d’El Harrach, des quartiers environnants. C’est la promiscuité qui les a poussés à s’établir ici. Ce sont tous des gens sans histoires que les circonstances ont forcés à emménager dans ce marais.» Amine réside dans le bidonville depuis une dizaine d’années. Son témoignage en dit long sur la paupérisation d’un grand nombre de nos cadres dont le salaire ne suffit pas pour louer un logement décent. «Je veux bien louer, mais à quel prix ? Citez-moi le salaire moyen d’un fonctionnaire algérien. Prenez mon cas. Je suis un fonctionnaire de la police, j’ai 22 ans de service, j’ai subi de plein fouet les affres du terrorisme. D’après vous, je touche combien ? 47 000 DA ! J’aurais aimé faire agent de sécurité dans une banque et gagner 60 000 DA.» Malgré sa situation difficile, Amine garde le sourire, le moral et même l’espoir. Sa seule ambition aujourd’hui est de tirer ses enfants de ce trou. «Je ne souhaite pas que mes enfants grandissent ici. J’ai trois gosses. Le dernier, je l’envoie régulièrement chez sa grand-mère pour alléger son calvaire. Un jeune de 30 ans te dit : ‘‘Mon rêve, c’est d’être dans un logement où il y a quelque chose qui s’appelle une cuisine, une chambre, des sanitaires.’’ Tout ce que demandent les habitants d’ici, c’est la paix morale et un peu de dignité. Ils veulent un logement décent. Ils en ont marre de vivre dans le stress. Au lieu de se concentrer sur leur labeur, ils vivent dans la peur permanente de recevoir un coup de fil leur annonçant que le plafond de leur baraque s’est effondré ou que leur enfant est tombé dans l’oued !» Mokhtar abonde dans le même sens : «Ces gens ne demandent pas l’impossible, ils ne menacent pas de prendre le maquis. On veut finir notre vie dans la dignité. On n’a pas encore vu l’Algérie de «el izzawalkarama». On a souffert le martyre, que ce soit durant les années noires ou quand la situation du pays s’est améliorée. Nous continuons à manger notre pain noir en silence. ‘‘Hassou bina chouiya’’ (Pensez un peu à nous). On est prêts à mourir pour notre pays, mais dans la dignité, pas dans la misère, machi taht el qasdir (pas sous les tôles le zinc) !»…

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