D’abord, auriez-vous pu donner votre conférence, avec le thème que vous abordiez, dans l’université des sciences islamiques d’Alger ? Oui. Telle que je l’ai faite, je présume que c’est possible. Il s’agit d’un état des lieux des savoirs, des travaux universitaires, scientifiques, et ce, quand bien même on peut être ou non d’accord avec certains auteurs. Mais, c’est justement dans les espaces universitaires qu’on doit apprendre aux étudiants comment appréhender les problématiques intellectuelles en usant d’approches rationnelles, d’arguments. Evidemment, tout le monde a sa foi, ses convictions, mais quand il s’agit d’un débat intellectuel, les arguments et instruments ne doivent être que scientifiques. Il faut donc marquer de la distance entre une approche par la foi et une approche par le débat scientifique. Et si on inculquait cela à nos étudiants, ils seront aussi bons que les étudiants séminaristes du monde chrétien ou d’ailleurs, appelés pourtant à devenir prêtres mais qui font le distinguo entre une approche par la foi et une approche scientifique dans l’étude de la Bible. Qu’est-ce qui explique, d’après vous, les résistances récurrentes à cette approche scientifique à laquelle s’opposent ceux-là mêmes qui s’en revendiquent, les universitaires en l’occurrence, comme c’est le cas aujourd’hui lors de votre conférence ? Mais ces universitaires avancent des arguments. C’est le cas pour la thématique de l’inimitabilité du Coran qui remonte au 2e siècle de l’hégire : elle relève donc de la tradition musulmane. Aujourd’hui, des universitaires veulent soumettre les mathématiques, l’astronomie, la physique à cette thématique-là. Ce que je leur dis, c’est quelle est votre thématique à vous ? Qu’est-ce que vous opposez à cette thématique classique, héritée ? Quelle est votre exégèse ? Votre approche ou méthode à vous ? Contrairement au monde occidental, l’alphabétisation massive des populations musulmanes, l’accès généralisé au Coran, n’ont pas produit l’effet d’appropriation dont vous parliez. Pourquoi ? Il faut du temps. Parce qu’ici, l’alphabétisation, les transformations se sont opérées rapidement. On est quand même dans de jeunes Etats-nations. Il faut rappeler que les chrétiens ont d’abord lu la bible avant de lire le roman. Ce qui veut dire que l’alphabétisation a été faite d’abord par l’église. L’alphabétisation, on ne le répétera jamais assez, a été un bond en avant dans l’histoire de l’humanité. Aujourd’hui, il existe des études sérieuses sur ce qu’apporte l’alphabétisation ? Ce qu’elle a apporté, c’est d’abord l’accès au Texte. Connaître le Coran a ensuite ouvert la voie à une standardisation de la pratique religieuse, alors qu’avant on avait affaire à des confréries et à un tas d’islam différents. Cette standardisation est suivie par une avancée en matière d’interprétation, en essayant d’expliquer, comparer à d’autres Textes, etc. On est donc sur la même voie empruntée en Occident, sauf qu’on manque de temps. Vous disiez justement que les Arkoun, Al Jabri, Charfi, tout comme Mohamed Abduh qui ont exploré des approches critiques n’auront d’effet que dans l’avenir… Oui. Ils auront certainement un impact parce qu’ils posent des questions. Aujourd’hui, l’islam est étudié partout : en Afrique du Sud, Inde, Pakistan… toutes ces études seront traduites un jour, elles circuleront, surtout avec les moyens technologiques d’aujourd’hui : nous sommes donc au début d’une révolution qui va changer beaucoup de choses. Beaucoup parlent de la tradition musulmane sans la connaître véritablement : l’appropriation de la tradition n’est pas chose facile : elle est conditionnée par des études profondes. L’époque d’aujourd’hui, c’est aussi celle de Daech, ses rites et pratiques d’un autre temps. Au-delà de ses parrains présumés, Daech est-il un phénomène nouveau dans l’histoire musulmane ou un épiphénomène ? De toutes façons, les formes de radicalisme choquant ont toujours existé et existeront toujours. Il n’existe aucun remède pour immuniser l’humanité contre le radicalisme. Le mal est en nous. Endormi, il peut être réveillé à n’importe quel moment. L’homme peut à la fois transcender sa condition pour s’approcher de celle des anges, tout comme il peut se rabaisser à celles des animaux. N’est-ce pas le peuple allemand, le peuple le plus cultivé d’Europe au XIXe siècle, qui a commis ce qu’on sait au début du XXe ? La sérénité de l’humanité ne peut être préservée que par l’éducation. Mais au-delà, le califat Daech, en tant que phénomène obscurantiste travaillant le monde musulman, peut-il aussi instaurer les conditions de cette «régression féconde» qui poussera les musulmans à se remettre en cause ? Oui. Nous sommes face à un véritable problème. Au nom de l’islam, Daech commet des choses qui choquent d’abord les musulmans. Des monuments archéologiques datant de plusieurs milliers d’années, sauvegardés y compris sous les dynasties musulmanes les plus importantes de notre histoire, sont en train d’être détruits. Il y a là de flagrantes contradictions : soit nos ancêtres n’étaient pas musulmans en préservant ces sites archéologiques, soit c’est nous qui ne sommes pas musulmans en les détruisant. Après, certainement qu’il en sortira de tout cela des révisions profondes pour affirmer un islam humaniste ouvert sur le monde, disposant d’une éthique, d’un savoir. Vous citiez tout à l’heure Ali Abderrazaq (1888-1966), le théologien réformiste égyptien (auteur de L’islam et les fondements du pouvoir) qui prétend que l’islam ne décline aucune théorie du pouvoir, ne justifie ni le califat qui fut un «pouvoir de fait», ni un quelconque Etat au demeurant inexistant, y compris aux premiers temps de la Oumma … C’est son interprétation à lui. Et il a ses arguments. Il faut lire le livre parce qu’il est digne d’être lu et l’argumentation y est très rigoureuse. Le Coran ne donne aucune recette du mode de gouvernement à adopter, ni de l’organisation des pouvoirs. Il ne dit pas s’il faut séparer ou fusionner les pouvoirs. On n’a que des interprétations du genre : Echoura Fi al Islam, pour construire tout un savoir. Ceci n’a pas été dit au 2e ou 3e siècle, mais c’est aujourd’hui, soit à l’époque des systèmes parlementaires. Le califat, c’était l’arnaque de l’an I de l’islam post-prophète ? Le mode de gouvernement a été le fruit d’une construction, d’une recherche humaine, d’un Ijtihad. Des institutions ont été fondées grâce à cette recherche, même si ce mode de gouvernement n’était pas nécessairement et ontologiquement inscrit dans le Coran. Et c’est ce que dit Ali Abderrazaq. Beaucoup de penseurs musulmans, comme les orientalistes d’ailleurs, ont essayé de débarrasser l’islam de la gangue qui l’enserre par le recours à une approche historico-critique. Comment éviter le «champ de ruines», celui-là même que redoute Mohamed Arkoun et préserver par la même la foi des musulmans ? La remise en cause a comme finalité le retour au Texte dans sa pureté. Libérer une parole humaine nouvelle à partir d’une foi renouvelée. D’une foi qui lit le Coran avec d’autres yeux, avec d’autres interrogations et non pas avec les questionnements de nos ancêtres. Le ou les Textes ? Non. La version que nous avons aujourd’hui est confirmée par beaucoup de documents archéologiques datant de l’époque. Ce qu’il y a, ce sont des différences de détails, de construction, d’ordre. Rien ne nous dit que ce n’est pas le vrai Texte dont nous disposons aujourd’hui. Dans «Le sourire malicieux de l’histoire», votre article publié dans Prologues (revue) au lendemain de la chute de Benali, vous vous interrogiez entre autres sur ce «vouloir être moderne» dans les sociétés musulmanes. «Est-ce un destin spécifique de l’Occident ?», je vous retourne la question... La modernité, on y est déjà. Vous croyez que nous sommes dans la tradition avec tout ce que nous sommes en train de vivre ? On est en pleine modernité. Même les plus radicaux, les plus orthodoxes travaillent avec une approche moderne. Les idéaux visant un retour à quelque chose sont une illusion. En réalité, ceux qui y croient se posent des questions modernes, mais utilisent des procédés éculés. Dernière question. C’est également la vôtre : «Peut-on dire que les Arabes, musulmans, Africains, sont plus soucieux de pain que de liberté et qu’ils sont enfermés dans le temps cycliques d’une nature réfractaire à l’histoire ?» C’est long à développer. Nous avons des télescopages de beaucoup de temporalités. Là où l’Europe a mis quatre ou cinq siècles pour y arriver, passant par nombre d’étapes, chez nous on nous a imposé un agenda : se moderniser, créer l’Etat-nation, s’autonomiser par rapport aux puissances étrangères, faire émerger l’individu, tout en même temps et dans des sociétés qui sont en train de se créer et de bricoler leur mode de vie. C’est difficile. Je suis très attentif aux malheurs et aux drames qui surviennent dans nos pays parce que l’Histoire ne nous donne pas le temps. Nous avons pris du retard. Regardez le Japon ! Parce qu’il est loin, en autarcie, on lui a laissé un peu la possibilité et il n’était pas encombré avec ces conflits, alors que nous qui sommes pourtant à côté de l’Europe on n’a pas eu cette chance. Cette proximité nous a causé beaucoup de problèmes eu égard au long contentieux historique, et parce que notre mémoire a gardé des séquelles, etc., mais j’espère que le XXIe siècle sera pour nous celui de la construction.
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