Présidente de l’association SOS Femmes en détresse et directrice du Centre de prise en charge des femmes victimes de violence, Meriem Bellal déclare, dans l’entretien qu’elle nous a accordé, que la vie des femmes victimes de violence est un cauchemar. «On ne guérit jamais d’une agression. Les pesanteurs sociales, le sentiment de culpabilité et l’absence de thérapie attisent le traumatisme et le laisse toujours vivace», selon elle. - Cela fait plus de 25 ans que le Centre que vous dirigez reçoit des femmes victimes de violence. Quel constat faites-vous ? Le constat que je pourrais faire est qu’il y a de plus en plus de femmes victimes de violence et que cette violence est exacerbée par des maladies mentales. Plus on avance et moins nous avons de moyens pour faire face à ce nombre de femmes qui arrivent au Centre, qui nous font part de leur détresse sur le numéro vert ou qui cherchent juste à être orientées pour s’extirper d’une situation de violence. Selon vous, cette situation est-elle la conséquence de l’augmentation de la violence ou de la raréfaction des moyens de prise en charge des victimes de violence ? En fait, vous avez les deux. D’abord une augmentation de la violence et en même temps la raréfaction des moyens de prise en charge des victimes. Les pouvoirs publics ont une grande responsabilité. Leur réaction doit être à la hauteur de ce fléau. Les associations tentent, tant bien que mal, de répondre avec le peu de moyens dont elles disposent, mais cela reste insuffisant. On se rend compte que tout ce qui a été fait n’a pu atteindre le minimum de ce qui est attendu. Nous nous engageons avec un ministre sur des actions et des projets, mais dès qu’il part, il n’y a rien et son successeur efface tout et reprend à zéro. Il n’y a pas de continuité et de pérennité dans le travail des responsables… - Quelles sont les formes de violence les plus récurrentes ? Les plus répandues sont les violences conjugales et familiales. Mais nous constatons aussi qu’il y a de plus en plus de femmes et d’adolescentes qui refusent d’accepter ces violences, dont les auteurs sont d’abord les maris, les frères, les sœurs et aussi les mères. Ce ne sont pas des phénomènes nouveaux. C’est juste que nous sommes dans ce système de culpabilité qui rend la dénonciation d’un membre de la famille plus dure que celle d’un mari violent. Il y a aussi un fait nouveau constaté ces dernières années. Celui de la séquestration. Les auteurs de violences enferment leurs victimes à la maison, jusqu’à ce que les traces des sévices subis disparaissent. Nous avons enregistré plusieurs cas au niveau du Centre qui nous ont raconté des histoires hallucinantes. Certaines sont menottées ou attachées à des meubles pendant au moins deux semaines avant qu’elles ne retrouvent la liberté. Lorsqu’elles vont se plaindre, c’est trop tard. Les traces de violence ont déjà disparu. Aucun médecin légiste n’accepte de leur faire un certificat médical qui atteste ce qu’elles ont subi. Une autre violence qui les maintient dans un état de vulnérabilité extrême. Les victimes viennent de toutes les catégories sociales. Nous avons également reçu des cadres supérieurs de l’Etat. Par exemple, un cas révélateur : une femme directrice d’une entreprise publique battue par son mari. Elle a pris un congé de maladie et s’est réfugiée au Centre durant des jours et avait très peur que ses employés sachent ce qu’elle avait subi. Généralement, ces femmes se reconstruisent rapidement, mais supportent très mal leur vécu et ont le plus honte de leur situation. Elles se culpabilisent souvent. Les autres ont du mal à retrouver la vie active, mais finissent par surmonter leur douleur. Nous avons de moins en moins de mères célibataires qui, elles aussi, subissent la violence au quotidien, surtout dans les structures hospitalières. Ici à Alger, des mères célibataires continuent à être insultées, sermonnées et violentées par le personnel médical qui fait pression sur elles lors de l’accouchement pour la pousser à l’abandon du nouveau-né. Aucune chance ne leur a été offerte pour le garder. Nous recevons aussi des ressortissantes étrangères, des Syriennes, comme cette maman qui a été renvoyée quatre fois de la Turquie vers le Qatar, avec un bébé de 5 mois, avant qu’elle n’arrive à Alger comme réfugiée, où elle a été prise en charge. Il y a également les Subsahariennes qui vivent le cauchemar. Certaines, après un long silence, racontent comment elles sont entraînées de force dans des réseaux de prostitution par leurs compatriotes qui les obligent à avoir un parrain, et dans le cas où elles refusent, elles subissent des viols collectifs et des agressions de tous genres. Celles qui veulent retourner chez elles ou partir en Europe sont obligées de payer les passeurs et, de ce fait, elles sont sommées de vendre leur corps. Ce sont vraiment des situations horribles soumises à la loi du silence, ces femmes doivent être prises en charge. Cela étant, il y a quand même des choses positives, mais elles restent invisibles en raison des mauvais comportements de certains. Il y a trop de blocage sur le terrain. Nous n’avons jamais vu autant de violence dans une Assemblée nationale, contre une loi faite pour se protéger des violences. L’impact du travail des islamo-conservateurs a été tel qu’il a suscité des doutes, sans connaître le contenu du texte. - Comment ces victimes arrivent-elles au Centre ? La décision de quitter le domicile familial est un traumatisme. Elles sont donc terrorisées à l’idée de se retrouver dans la rue. Comme elles ne sont pas informées des structures d’accueil, elles se dirigent vers les commissariats qui souvent leur donnent notre adresse. De peur de ne pas être acceptées, ces victimes vont aggraver leur histoire et passent leur temps à pleurer. Après une période d’adaptation, un repos et une écoute, elles commencent à se confier. Nous faisons de la thérapie de groupe afin d’encourager les femmes à parler et souvent cela se fait avec d’anciennes pensionnaires, elles-mêmes victimes de violence. L’idée est de faire comprendre aux nouvelles pensionnaires qu’elles ne sont pas les seules dans leur douleur, qu’il y a eu d’autres avant elles qui ont réussi à se reconstruire. Nous faisons en sorte que ces anciennes victimes deviennent elles-mêmes des actrices dans l’accompagnement et le soutien. Ces victimes qui viennent au Centre n’ont généralement pas de papiers. Pour leur faire délivrer une carte d’identité, il faut batailler. La commune de Sidi M’hamed n’accepte plus les certificats d’hébergement que le Centre établit à ses pensionnaires pour leur permettre d’avoir des papiers et de trouver du travail. C’est anormal qu’on continue d’exiger un livret de famille pour un simple extrait de naissance ! Nous sommes toujours en train de recourir aux connaissances des uns et des autres pour leur faire délivrer des documents, parce que ces femmes ne sont pas considérées comme des personnes à part entière. - Acceptent-elles facilement d’aller devant le tribunal lorsqu’il s’agit d’un membre de la famille ? Ce n’est pas toujours facile. Il y a souvent le poids de la famille mais aussi l’environnement. Elles ont peur du qu’on-dira-t-on au village, de la vengeance de l’agresseur une fois sorti de prison, etc. Cela est légitime… - Pensez-vous que les lois ne protègent pas suffisamment les femmes ? Je le crois profondément, mais il n’y a pas que le côté législatif. Cette situation est le résultat de l’absence d’un système d’alerte sur les violences, de structures d’accueil et de réseaux de prise en charge psychologique pour les victimes. Il faudra penser à des audiences dans les tribunaux spécialement dédiées aux violences à l’égard des femmes, pour éviter que celles-ci ne soient mêlées aux voleurs de téléphones, aux dealers et délinquants en tous genres. Comment peuvent-elles raconter leur histoire en public, elles qui sont déjà dans une situation de culpabilité ? Comment peuvent-elles désigner l’auteur de leur agression dans un environnement hostile, où souvent elles sont renvoyées des commissariats et des brigades de gendarmerie par des agents pris d’excès de zèle ? Nous sommes très en retard dans la prise en charge, alors que le phénomène de violence a évolué d’une manière inquiétante. - Combien avez-vous reçu de femmes victimes de violence ces 20 dernières années ? Un peu plus de 8000 femmes sont passées par le Centre. Vingt sont actuellement hébergées. Nous avons connu des pics durant la décennie 1990 et ces dernières années.
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