- Pouvez-vous nous parler un peu du making of de ce film, surtout du making of «intime» ? Comment est né dans votre esprit ce projet de documentaire sur Le Front du Nord ? Je dirais qu’il y a probablement deux aspects. Il y a l’aspect public d’abord. J’ai été journaliste pendant plus de 30 ans à la RTBF (Radio-télévision belge francophone). J’ai été d’abord journaliste, ensuite je suis devenu réalisateur de documentaires. J’estimais déjà à l’époque qu’il était de plus en plus difficile de faire du journalisme à la télévision. Les impératifs d’audience devenaient trop contraignants. J’ai donc décidé de passer au documentaire. Et un des premiers films que j’ai faits, c’est ce documentaire justement, Le Front du Nord. Des belges dans la guerre d’Algérie..., qui est doublé par un livre écrit avec Jean Doneux, aujourd’hui disparu. Jean a fait un travail formidable. C’est lui qui a fait le plus gros du travail, je dirais, en ce qui concerne le livre. - Le livre a précédé le film ? Ils sont sortis ensemble, c’était vraiment simultané. Il y a beaucoup plus de faits dans le livre, bien entendu. Il y a plus de témoignages, plus de détails… Dans un film, on est quand même limités dans ce qu’on peut dire. Il se trouve que je connaissais un certain nombre de ces personnages : Jean Van Lierde qui est militant pacifiste, Adeline et Marcel Liebman… Marcel Liebman est un intellectuel, professeur à l’université de Bruxelles, qui a mené un combat très rude dans sa communauté juive en faveur du peuple palestinien. Il y avait encore trois ou quatre autres que j’avais rencontrés. Luc Somerhausen et Serge Moureaux, je les connaissais aussi. Serge comme avocat du Collectif, Luc comme un des principaux responsables du réseau. Un autre encore, Pierre Legrève qui a été mon professeur au lycée. Donc, il y avait toutes ces personnes que je connaissais de près ou de loin. Mais je ne me rendais pas compte de ce qu’ils représentaient. Même ceux que je connaissais très bien ne m’avaient jamais parlé en détail de ce qu’ils avaient fait. Et quand j’ai creusé un peu, il m’a semblé que c’était un épisode de l’histoire qui méritait d’être raconté parce qu’il était totalement méconnu. Je crois que jusque-là, personne n’avait vraiment soulevé cette question. C’est une minorité du peuple belge, certes, mais qui a joué un rôle important, et qui a été un peu, je dirais, l’honneur de la Belgique dans la lutte anticoloniale à l’époque. Il ne faut pas oublier que la Belgique était elle-même une puissance coloniale, et que le Congo s’est libéré heureusement sans passer par la guerre qu’ont dû mener les Algériens. Mais tout cela était quand même fondamentalement lié. Donc, l’idée c’était de faire connaître cet épisode qui était aussi mal connu en Belgique qu’en Algérie. Voilà. Ça m’a semblé être quelque chose qui devait être connu. - Est-ce qu’il a été facile pour vous de faire parler les acteurs et de les faire revenir sur le «terrain des opérations» comme on le voit dans le film ? Il y a eu un ou deux témoins qui n’ont pas voulu répondre parce que, probablement, ils avaient changé d’avis, d’opinion politique… Non, c’était un cas, oui, un cas. - On a vu des scènes de reconstitution. Ils ont joué le jeu sans réticence ? Oui, tout le monde a joué le jeu… Ces hommes et ces femmes sont de milieux divers. Il y a des intellectuels, il y a des syndicalistes, il y a des enseignants, des membres d’associations, des gens qui travaillent dans l’humanitaire… C’est un éventail très large, et c’est un éventail idéologique extrêmement large aussi : des communistes, des socialistes en rupture de ban avec leur parti, des militants trotskystes, des membres d’associations d’origine chrétienne, juive, laïque, franc-maçonne… C’est un kaléidoscope assez étonnant de la société belge de l’époque. Chacun dans son groupe était minoritaire, mais tous se sont rassemblés pour aider le peuple algérien et le FLN en constituant des réseaux de soutien pour faire passer les frontières, accueillir des réunions chez eux, acheter des voitures qui transportaient des cadres du FLN à Cologne ou en Suisse, fournir du matériel de propagande, pour certains transporter des armes aussi. Donc, ils ont joué de ce point de vue-là un rôle considérable, d’autant qu’à l’époque, surtout depuis 1960, les réseaux Jeanson et Curiel commençaient à avoir la vie difficile en France. La Belgique est devenue une base de repli pour le FLN. C’est donc un élément, politiquement, important. J’ajouterais, sur un plan un peu plus personnel, que j’avais eu comme je le disais tout à l’heure, comme professeur Pierre Legrève. C’était mon professeur de morale et de philosophie au lycée. J’avais 16 ans. C’était en 1962. Pierre Legrève, qui était un des principaux animateurs de ces réseaux, exerçait sur nous une influence très nette. Il a contribué à la politisation d’une grande partie des générations de cette époque-là. Ça a été pour moi un élément crucial. Un de mes éveils à la politique, ça a été la guerre d’Algérie. - Le professeur Legrève vous en parlait ouvertement ? Oui, tout à fait. Et on l’interrogeait beaucoup plus. C’est cette génération des années 1960 qui va être celle de 1968, qui va se battre aussi pour le Vietnam, pour la décolonisation au Portugal, en faveur du peuple palestinien… C’est une génération extrêmement politisée, et qui se politisait à travers les luttes anticoloniales et anti-impérialistes. - Pour vous, il y a un lien direct, une continuité, entre la guerre d’Algérie, Mai 1968, et le mouvement d’opinion contre la guerre du Vietnam ? Ah, oui ! En tout cas, la plupart des dirigeants étudiants ou de jeunesse de groupements militants de gauche ou d’extrême-gauche étaient présents, déjà, dans le combat aux côtés du FLN. Et on les retrouve aux côtés des Vietnamiens, on les retrouve aux côtés des Palestiniens. - Aujourd’hui, dans les médias belges, dans l’opinion, est-ce qu’on parle de ce sujet ? Est-ce qu’il est facile d’amener une chaîne de télévision à produire ce type de films ? Non ! Je vous le dis très franchement : aujourd’hui, ce film ne trouverait pas preneur si j’ose dire. C’est extrêmement difficile. En 1992, quand j’ai fait le film, la RTBF était une télévision publique avec une identité forte. Je n’ai pas eu de mal à convaincre la direction des programmes de faire ce documentaire. Bon, il n’a pas eu une audience folle, mais il a quand même été assez marquant. D’ailleurs, il a été diffusé ensuite par Arte. - Le film a été diffusé pour la première fois en 1992 ? Je l’ai terminé en 1992. Je l’avais commencé un an et demi auparavant. En dehors de la connaissance de ces faits d’histoire, il est question aussi de la reconnaissance de ces hommes et de ces femmes qui sont restés très discrets. Il n’y a pas eu de réticence de leur part (pour témoigner face caméra) mais ils sont très discrets. Ils ont fait ce qu’ils avaient à faire, ce qu’ils pensaient devoir faire en leur âme et conscience. Une fois que c’est terminé, ils sont rentrés chez eux. Ils ont mené d’autres luttes politiques, mais ils ne se sont pas mis en avant. Ils n’ont jamais voulu se gonfler. Ils n’ont pas monté d’associations d’anciens machins…, ils sont restés profondément modestes. Quelqu’un disait : «Les résistants, ça sort de l’ombre à un moment, et ça rentre dans l’ombre.» Je pense que ça s’applique très bien à eux. Aujourd’hui, outre l’intérêt historique, il me semble que ça peut susciter la réflexion sur une problématique plus large qui est celle de l’engagement politique. On vit dans une époque marquée par la défiance des jeunes par rapport à la politique, et qui est pour moi absolument justifiée dans l’ensemble de nos pays. On comprend pourquoi nos jeunes sont réticents, sinon dégoûtés de la politique. Je pense que revenir à la notion d’engagement et pourquoi on se bat à un moment contre le colonialisme, contre les injustices, contre les inégalités, ça reste d’une totale actualité. On vit dans un monde où les inégalités ont augmenté d’une manière effroyable au cours des 20 dernières années, où on est en recul permanent sur les acquis qui avaient été obtenus par des luttes aussi bien en Europe qu’en Afrique. - Ces combats sont menés dans une forme de solitude, vous ne pensez pas ? C’est vrai. De toute façon, les combats de ce type-là sont minoritaires. Et ce sont des minorités qui contribuent, sinon à l’éveil de la majorité, du moins d’une partie de plus en plus importante de la société. Et c’est remarquable de voir que ces hommes et ces femmes étaient presque tous en rupture avec leur propre milieu : les chrétiens avec l’église, la minorité juive avec la majorité de la communauté juive, les communistes qui étaient en rupture de ban dans la mesure où c’est contre l’avis du parti qu’ils se sont engagés. Donc, c’est un peu – même si le mot a été galvaudé – ce sont presque des dissidents, je dirais. Des dissidents qui, en très large partie, ont sauvé l’honneur, parfois de leur pays, parfois des groupes qu’ils étaient censés représenter, ou avec lesquels ils étaient en désaccord. Ça reste pour moi, de ce point de vue-là, quelque chose qui a encore une validité contemporaine absolue.
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