mercredi 1 novembre 2017

«La reconnaissance juridique de l’Algérie s’est faite grâce à la Belgique»

- Que représentaient les réseaux belges, cette base arrière en Belgique, pour le FLN ? Je suis convaincu que la Belgique, c’est davantage qu’une base arrière. Une base arrière, c’est plutôt l’Italie, l’Espagne ou la République fédérale d’Allemagne, tandis qu’en Suisse, il y avait un front éditorial et financier qui s’était développé là-bas. En Belgique, vous avez quelque chose de tout à fait inédit dans la Guerre d’Algérie. Il s’agit d’un front judiciaire qui s’est organisé à partir du Collectif des avocats belges du FLN, principalement dirigé par Me Serge Moureaux et trois autres avocats, qui sont Cécile Draps, Marc de Kock et André Merchie. Ce front judiciaire a véritablement permis la naissance juridique de la nation algérienne avec des réflexions sur le statut des Algériens, le statut des réfugiés, sur ce qu’est une nation, ce qui relève du droit public finalement… - On peut dire que ces réflexions ont jeté les bases juridiques de la reconnaissance de la nation algérienne ? Oui. La reconnaissance juridique de l’Algérie s’est faite grâce à la Belgique. Vous avez, en plus de cela, à travers, cette fois, les réseaux, un laboratoire d’idées à Bruxelles où on évoque finalement ce que pourrait être le devenir de l’Algérie. Il est question, à l’époque, d’un Etat socialiste, un Etat multiethnique. La Fédération de France éditera même des documents fort intéressants, notamment sur l’avenir des juifs en Algérie («Les Juifs d’Algérie dans le combat pour l’indépendance nationale», ndlr). Cela constituera aussi une préoccupation pour les réseaux belges. Vous avez donc toute cette réflexion qui est conduite à partir de Bruxelles et également à Liège. Donc la mobilisation belge s’est faite à la fois à travers le Collectif (des avocats du FLN, ndlr) mais aussi le Comité pour la paix en Algérie dirigé par Pierre Legrève et Jean Godin. Et vous avez enfin ce que j’appelle le «Réseau de résistance belge». Parce que je pense que nous pouvons évoquer l’idée d’une résistance belge, ne serait-ce que par son fonctionnement, sur le principe du cloisonnement. Nous avions exactement les mêmes mécanismes que nous avions pendant la Seconde Guerre mondiale. Une partie des membres du réseau, les personnes les plus âgées surtout, étaient membres justement de la Résistance. - Y a-t-il, d’après vous, une filiation directe entre la résistance antinazie et l’engagement anticolonial ? Il y a, en effet, une continuité pour une partie de ces personnes qui voit d’abord le combat aux côtés de l’Algérie comme, finalement, un combat contre la torture et pour la liberté. C’est vraiment l’élément moteur et fédérateur, puisque vous avez vraiment – et c’est une particularité en Belgique – des personnes avec des opinions, des philosophies, tout à fait différentes, des convictions religieuses différentes. Et tous se sont unis dans ce combat qui est tout à fait singulier. Il s’agit quand même d’un conflit franco-algérien et les Belges vont s’y impliquer parfois au péril de leur vie, comme ça sera le cas de Georges Laperches à Liège. - Pierre Legrève a, lui, miraculeusement échappé à un attentat… Pierre Legrève a reçu un colis piégé. C’était un livre qui avait été publié par La Cité-Editeur, donc Nils Andersson, en Suisse. Il s’agit de La Pacification de Hafid Keramane. Le livre était choisi pour tromper le réseau qui recevait régulièrement de la littérature de ce genre. Malheureusement, le professeur Laperches en a été victime. Et, semble-t-il, il y aura un troisième colis, qui, lui, ne parviendra jamais à destination. Il était vraisemblablement dirigé contre une des personnalités les plus importantes du Comité qui était Jean Van Lierde, le pacifiste fort bien connu en Belgique qui a notamment contribué à l’objection de conscience là-bas. - Et quelle a été la réaction du pouvoir politique belge de l’époque et de l’opinion publique de manière générale ? Comment regardaient-ils ces nouveaux résistants qui s’engageaient en faveur de l’Algérie ? C’est, justement, toute la subtilité de l’intitulé du colloque qui précise : «Des Belges et la guerre d’Algérie» et non pas «la Belgique»… L’opinion belge a été, tout d’abord, longtemps anesthésiée par rapport à ce problème, désinformée aussi. Le Comité devra remonter le courant de l’opinion par rapport à cela. Paul-Henri Spaak, le célèbre ministre des Affaires étrangères belge, justifiait à l’ONU la position de la France comme étant juridiquement inattaquable, puisque c’était «une affaire intérieure à la France», disait-il. Donc il y avait une forme de distance qui, parfois, se transformait en collaboration avec la France, notamment avec le ministre de la justice Laurent Merchiers qui, lui, passera même des accords bilatéraux secrets illicites avec la France pour la remise, à la frontière, d’Algériens. Un ouvrage a d’ailleurs été réalisé par le Collectif des avocats, où on dénonça justement l’extradition d’Algériens qui signifiait ni plus ni moins leur envoi à la guillotine. Le Collectif des avocats insistera sur la responsabilité du ministre de la Justice belge pour dire que dans les prisons du nord de la France, en particulier – puisqu’il s’agissait de détenus algériens de ces prisons qui s’étaient évadés –, même s’il ne faisait pas fonction de bourreau, le ministre de la Justice avait une responsabilité directe dans l’action de la guillotine. - Le 9 mars 1960, il y a eu l’assassinat d’Akli Aïssiou, étudiant en médecine, près de Bruxelles. Cela n’a-t-il pas déclenché une forme d’empathie vis-à-vis de la cause algérienne et du FLN ? Cela a surtout changé considérablement l’action des réseaux. Il est tout à fait vrai qu’il y a un avant-après Aissiou. Il y a eu un déclic, puisqu’à partir de là, il y a un point de non-retour qui se produit. Lors des funérailles d’Akli Aïssiou, c’est la première fois dans l’Europe occidentale que le drapeau algérien sera déployé au grand jour sans que personne n’y trouve à redire. Donc, oui, l’assassinat d’Akli Aïssiou est fondamental dans l’intensité et l’engagement des avocats par exemple. Il faut relever également que tout le mouvement estudiantin de l’ULB (l’Université libre de Bruxelles) sera très, très, bien représenté au cours de ces funérailles. Donc il y a un «avant» et un «après», même si dans le cas d’Akli Aissiou, il faut tout de suite préciser qu’il n’était pas le chef du FLN en Belgique. - C’est Titouche qui dirigeait le FLN en Belgique… Oui, c’est Titouche Abdelmadjid, dit Marc Dujardin de son nom de guerre, qui était le responsable du FLN en Belgique. Akli Aissiou était le responsable de l’Ugema et il se trouve qu’il a été victime des services français. Il avait été impliqué dans la fameuse affaire des footballeurs de l’équipe du FLN et le transfert à Bruxelles de Zouba et Soukane. La voiture de l’un des deux sera un certain temps dans le garage de Serge Moureaux. Il y a donc cette explication dans le choix de la cible Akli Aissiou, malgré le fait qu’il n’était pas le chef du FLN en Belgique. - L’assassinat d’Akli Aïssiou est attribué à la Main Rouge, organisation apparentée au Sdece (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage), c’est bien ça ? Oui, maintenant on le sait, il s’agit directement des services «Homo» (pour homicide, ndlr) du Sdece qui étaient chargés de ces missions-là. - L’assassinat de Georges Laperches est lui aussi, manifestement, l’œuvre de la Main Rouge. La police belge était-elle au courant, selon vous, des agissements des services spéciaux français sur le sol belge ? La police belge était bien entendu au courant et l’échange d’informations est établi. Vous avez, à titre d’illustration, l’arrestation des délégués Presse et Information (DPI) de la Fédération de France qui se produit juste après leur passage à Bruxelles. C’est-à-dire que les policiers belges ont transmis à leurs correspondants français l’information que les DPI étaient venus à une réunion secrète à Bruxelles avec Ali Haroun qui en était le responsable. On a indiqué que ces deux militants étaient passés à la frontière et qu’ils allaient certainement passer dans l’autre sens, et là, les policiers français les ont arrêtés. Donc, il y a clairement une collaboration policière. - Je termine par une question liée à l’historiographie, notamment dans le champ de la recherche historique universitaire. Est-ce que cette histoire est suffisamment étudiée dans des travaux universitaires ? Et comment, vous, personnellement, en êtes venu à vous intéresser à la Guerre d’Algérie en Belgique ? Il faut bien constater qu’il y a un certain vide au niveau universitaire, aussi bien en Algérie, en Belgique qu’en France, sur cette question-là. Il n’y avait pas de travaux universitaires ou très peu. Aucun au niveau doctoral. Il y a uniquement quelques mémoires qui ont été faits ça et là. De mon côté, je me suis intéressé à cette période de l’histoire nationale de l’Algérie, de la France et de la Belgique à partir d’un intérêt que j’ai pour l’Algérie. - Vous vous êtes particulièrement intéressé à la situation des travailleurs immigrés au nord de la France ainsi quaux prisonniers FLN-MNA, n’est-ce pas ? J’avais travaillé sur un ouvrage pour le ministère de la Justice en France sur le cas d’une prison très particulière, la prison de Douai – où les avocats belges ont eu une grande part de leur action – sur la lutte au sein d’une même prison entre le MNA et le FLN. Finalement, à une échelle très réduite, l’opposition se manifestait entre les deux groupes nationalistes algériens et vis-à-vis de l’administration pénitentiaire. Et c’est fort intéressant de voir comment s’opérait, dans un espace restreint, l’influence des nationalistes algériens. - Le MNA était présent en Belgique aussi ? Le MNA était même majoritaire au départ, en Belgique, et dans le nord de la France. Vous savez que le Congrès d’Hornu (congrès extraordinaire du MTLD, favorable aux messalistes, ndlr) sera organisé en 1954 (du 14 au 16 juillet) en Belgique. Et le basculement se fera en 1957 à partir de l’appel du FLN à respecter la légalité belge sur la base de la Plate-forme de la Soummam. Le principe était de respecter les gouvernements «neutralisés» et de s’attirer les opinions libérales, c’est-à-dire les progressistes, ce que le MNA n’a jamais réussi à faire en Belgique. Le FLN a réussi ainsi à capter vers lui les progressistes, les milieux intellectuels et une certaine élite de la société belge. A partir de là, il aura notamment la maîtrise de l’information. Nous en aurons la preuve avec les fameux laissez-passer délivrés par le capitaine de gendarmerie de Lille dans l’affaire Cherif Attar, en 1959, qui sera donné par un des membres des groupes de choc du MNA. C’est de cette façon, d’ailleurs, que la collusion entre le MNA et la répression française sera démontrée par le biais des réseaux belges. - Ce colloque est finalement une belle opportunité pour mieux faire connaître cette histoire et relancer l’intérêt pour la recherche sur cette partie méconnue de la Guerre d’Algérie… Je pense que c’est nécessaire pour l’Algérie mais aussi pour la Belgique, puisque l’on constate actuellement, en Belgique, une ignorance complète de cette aide des Belges envers les Algériens. Les gens savent que la Belgique a eu un passé colonial avec le Congo belge mais ils ignorent totalement qu’elle a pu jouer un rôle dans la Guerre d’Algérie.  

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