jeudi 2 novembre 2017

«Le salafisme dans ses différentes tendances sera privé d’un soutien considérable»

Ayant séjourné à plusieurs reprises en Arabie Saoudite, où il a participé et animé des colloques sur l’extrémisme religieux, le terrorisme et la nécessité de rénover la pensée islamique, le chercheur Bouzid Boumediène s’est imprégné des vibrations qui agitent le royaume. Il décrypte le mouvement de «réforme» qui s’opère à Riyad. Il estime que la démarche enclenchée par le prince héritier Mohammed Ben Salmane répond à des dynamiques sociétales, économiques et politiques en cours dans le pays. - Quelle interprétation peut-on faire du nouveau discours du prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salmane, appelant à une «réforme» de la pratique religieuse dans le royaume ? Il faut d’abord souligner que la jurisprudence dominante dans le royaume est codifiée par des critères irréalistes, dépassés et ne correspondant plus aux dynamiques sociales et économiques en mouvement dans le pays. Une jurisprudence cadenassée en raison de la tradition, de la nostalgie et de la peur de voir s’exposer l’autorité symbolique du «faqih» (juge religieux) à un effondrement certain. Il s’agit donc d’éléments psychologiques et historiques qui se dressent contre toute possibilité de «réforme nouvelle» des institutions religieuses et des élites scientifiques, et intellectuelles. C’est à partir de ce constat que certains penseurs éclairés au sein de «l’institution sunnite» ont jugé la récente démarche de la monarchie. Pour ces derniers, elle constitue un dégel qui rassure ceux qui labourent le champ religieux des persécutions takfiristes. Pour revenir à la «Vision 2030» réfléchie et lancée par l’actuel prince héritier, l’on peut observer l’esquisse d’une alternative économique (énergies renouvelables) et l’appui sur de nouvelles bases sociales (une société forte, une économie prospère et un pays ambitieux). Il se décline ainsi l’approche de «la vision souleimanie» qui envisage de raviver «l’union Azizi» — en référence au roi Abdelaziz, fondateur de la monarchie — dans le cadre d’un nouveau concept basé sur l’anticipation dans la protection de la société saoudienne et de la prévenir contre d’éventuelles secousses. Cela devrait s’accompagner par le changement de la conception religieuse et les traditions dominantes sans toutefois rentrer en confrontation ouverte avec «l’héritage hanbalite-wahhabite». La nouvelle vision insiste sur l’appartenance au sunnisme dans son esprit modéré. Il va y avoir  la fondation d’une «Académie du hadith du Prophète», ce qui donnera naissance à une nouvelle interprétation modérée, tolérante et ouverte. - Les contraintes économiques ont-elles également poussé la monarchie à opérer des réformes sociétales ? Il y a évidemment une interaction entre l’économique et le religieux qui a motivé les nouvelles mesures prises. La seule mesure autorisant les femmes à conduire va créer un million d’emplois. La création d’«instances de loisirs», l’ouverture de salles de cinéma sont une arme artistique et culturelle de lutte contre les phénomènes de drogue, de violence et de l’extrémisme. Cela va générer des ressources financières énormes et des postes d’emploi, et surtout cela permettra de contrer le discours consistant à interdire tout ce qui est art. Il faut dire que les Saoudiens ne sont pas à la marge des innovations technologiques. Les réseaux sociaux ont permis à des millions de jeunes de découvrir l’art et la musique. Des voix se font entendre pour la protection du patrimoine islamique et son classement comme patrimoine universel, ce qui implique un mouvement touristique. - Les réformes annoncées par le prince héritier rentrent-elles en résonance avec des mutations dans la société saoudienne ? Sans nul doute. Il y a une corrélation, une évolution sociétale de plus en plus visibles avec les nouvelles orientations politiques et économiques. Ce n’est plus la tribu qui encadre et fixe les valeurs et la culture des Saoudiens. La généralisation des nouvelles technologies et le libéralisme économique ont sérieusement déstabilisé la structure des valeurs. En circulant dans les pays du Golfe, aux Emirats arabes unis tout particulièrement, la jeunesse saoudienne découvre un autre mode de vie et de consommation. Par ailleurs, l’augmentation de la criminalité et l’explosion de la consommation de drogue, comme le montrent les statistiques officielles, traduisent la chape de plomb politique et religieuse qui pèse sur la jeunesse qui représente 70% de la population et qui aspire à de nouveaux horizons. Elle constitue un potentiel révolutionnaire. Certains experts prédisent même une explosion sociale similaire à celle du Printemps arabe qui pourrait exposer le royaume à une partition avec l’apparition d’un Etat chiite à l’est du pays. Et ça serait une victoire pour l’Iran. Et c’est à partir de cette analyse que la «vision 2030» est née. - Est-ce suffisant pour parvenir à une véritable réforme ? Il est évident que les réformes économiques et politiques exigent des réformes religieuses pour accompagner le processus de transformation. Il s’agit d’un changement des mentalités. Il va sans dire que cette dynamique va se heurter à des résistances. Elle peut pousser certains courants vers plus de radicalité. C’est pour cela que le royaume doit impérativement mettre au cœur de ses réformes les libertés individuelles et d’opinion et l’élargissement des espaces de droit. Nous assistons, depuis 2006, à des modifications lourdes dans les la structure du système de pouvoir saoudien. Des réformes ont été introduites dans la mécanique de désignation politique. Désormais, la règle actuelle ne tient plus compte des conditions d’âge et la filiation directe. Le pouvoir peut revenir à la compétence. C’est là une orientation vers une réforme politique et religieuse qui prend forme avec l’actuel prince héritier. - Est-ce le début de la fin du wahhabisme ? Il y a un slogan qui a attiré mon attention, celui adopté par la Ligue islamique mondiale que préside le penseur Abdelkrim Aïssa. Il s’agit de l’esquisse d’un «wahhabisme soft» vers lequel aspire le Qatar. Mais de mon point de vue, en raison de sa position dominante dans le Golfe et dans le monde islamique, c’est le royaume saoudien qui peut prétendre à ce rôle et «adoucir» le wahhabisme. C’est aussi en raison des nouvelles générations formées dans leur majorité en Occident, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne particulièrement. La condition historique permet en effet de déstabiliser les concepts et les conceptions et qui va induire des changements à l’intérieur des doctrines religieuses en raison notamment des conflits qui agitent la région. La circulation de l’élite saoudienne, son émigration vers Dubaï ont créé une dynamique intellectuelle et littéraire ; cela a eu pour conséquence un renouvellement dans le système de pensée. On peut observer depuis quelques années maintenant que le royaume a beaucoup investi dans les ressources humaines et dans les organisations internationales pour tenter d’instaurer des valeurs de paix, de l’islam modéré et de contrecarrer l’extrémisme et le terrorisme. Une fonction qui consiste à «purifier» le sunnisme, de le «nettoyer» des interprétations surannées, djihadistes et l’application rigoriste du verdict divin. Il s’agit, au final, de retirer la «légitimité salafiste» aux groupes «daechisés». Il faut dire que la société saoudienne n’en peut plus du «texte wahhabite fermé». Les évolutions locales et mondiales ne peuvent plus s’accommoder de ce dogmatisme wahhabite. L’expansionnisme salafiste dans le monde musulman met l’Arabie Saoudite dans un embarras politique et diplomatique avec les pays amis. - Quel serait l’impact du nouveau discours des autorités saoudiennes sur les courants salafistes dans le monde musulman ? Il est certain que le salafisme dans ses différentes tendances va se priver d’un soutien considérable. Il va perdre ainsi un appui  important acquis grâce à son appartenance aux facultés et universités de La Mecque et Médine. Tout comme la révision des méthodes d’enseignement dans certains pays arabes, le contrôle de l’audiovisuel pour l’expurger du discours extrémiste et la surveillance du travail caritatif vont contribuer à l’influence du salafisme et à limiter l’expansion du discours religieux extrémiste dans nos société. Cependant, il est à redouter la répression des libertés et le pluralisme doctrinal au nom d’un islam modéré et de la voie du «juste milieu». L’on sera ainsi face à un «nouveau salafisme» qui se cache derrière le parapluie du pouvoir et qui se réclamerait du «sunnisme modéré» en luttant contre le takfirsime opposé. Il convient de rappeler ici que tout discours religieux incitant à la haine et à la violence et la négation de l’autre doit être vigoureusement combattu d’abord par le dialogue et des lois justes.  

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