Nécessaire débat L’appel de Ferhat Mhenni à «mettre sur pied un corps de contrainte» et «une organisation de sécurité» a provoqué un choc au sein de l’opinion. Il est perçu comme une grave dérive, une dangereuse aventure qui risque de propulser la région dans l’irréparable. En Kabylie, cet appel a essuyé un rejet massif. Toute la région s’inquiète. Dans sa tribune publiée dans El Watan, Arezki Aït-Larbi — figure militante de premier plan — a profondément analysé les risques du «projet» défendu par «l’exilé» parisien. Prônant une option sécessionniste, Ferhat Mhenni répond à son ancien compagnon de lutte. Pas sur le fond. Mais il explicite bien le fond de sa pensée, en réaffirmant son appel à mettre en place «un corps de contrainte» qui serait secret. Une sorte de milice clandestine dont la principale mission est de «faire respecter l’autorité et les décisions du GPK (gouvernement provisoire de Kabylie)». Ce faisant, Ferhat Mhenni quitte désormais le terrain politique. Il veut mettre en veilleuse les questions des libertés, de démocratie et de la pluralité des opinions. Pire encore, il s’apprête à rompre avec la lutte pacifique pour préparer le terrain de la violence. Le danger est réel et la situation interpelle tout le monde. Elle appelle les élites politiques, intellectuelles, les acteurs de la société civile à s’emparer du débat, à reprendre l’initiative politique et citoyenne pour solidifier les libertés dans la région. C’est le meilleur moyen de la préserver de la dérive annoncée. Le débat doit se poursuivre dans la sérénité, la diversité et le respect de toutes les opinions. Et c’est dans cet esprit qu'El Watan a décidé de publier la réponse de Ferhat Mhenni… Cher ami Quelles que soient les vicissitudes du temps, les malentendus ou les divergences d’opinion, les coups de griffes ou les coups de poignard dans le dos, les procès d’intention ou autres indélicatesses dont souvent me gratifient d’anciens compagnons de lutte, j’ai pour constance de garder mon amitié à toute personne, comme toi, ayant partagé une plage de ma relative longue vie de militant. Dans le dernier papier que tu me dédies, à la fois comme dénonciation et comme supplique, tu t’adonnes à ton sport favori, la désinformation et la manipulation de l’opinion. En convoquant pêle-mêle BHL, le Makhzen, les USA, le CRIF, la France et Israël, par allusion, tu uses de poncifs du pouvoir algérien dont je te croyais sincèrement loin. A jeter un regard distrait sur le titre de ton article : «Menaces sur la Kabylie, ne pas céder à la peur…», n’importe quel lecteur comprendrait que le danger que tu pointes du doigt ne viendrait ni des terroristes islamistes, ni du pouvoir algérien mais de moi. As-tu mesuré la gravité de ta cécité ? Rends-en toi compte par toi-même ! Qui a tué 130 Kabyles au Printemps noir (2001-2003) ? Qui occupe militairement la Kabylie ? Qui permet aux terroristes islamistes, venus d’ailleurs, de se déplacer en toute sécurité malgré les barrages militaires et paramilitaires qui jalonnent nos routes et qui sont si efficaces lorsqu’il s’agit d’empêcher des manifestants kabyles du 20 Avril ou de Yennayer d’arriver sur les lieux du départ des marches ? Qui rackette nos commerçants au grand jour par le fisc et la corruption ? Qui brûle nos forêts chaque été et qui interdit aux citoyens d’éteindre les feux quand ils s’approchent de leurs maisons, si ce n’est des militaires algériens ? Qui empêche le développement économique de la Kabylie destinée désormais à n’accueillir que des prisons ? Qui opère des kidnappings de nos entrepreneurs et qui ordonne à la police coloniale de ne pas en rechercher les coupables ? Qui tente de dépersonnaliser nos enfants à travers des écoles, des mosquées et des médias salafisés ? Qui bastonne nos enfants dans la rue ? Qui surveille les Kabyles tels des sauvages ? Ce n’est pas que dans le titre de ton texte que tu me fais endosser cette menace. Tu emboîtes le pas à Saïd Sadi qui, pour dissuader les Kabyles d’adhérer au MAK et au projet d’indépendance de la Kabylie, leur prédit des lendemains apocalyptiques. «Attention, ça va être un charnier ! ça va être une guerre civile, ça va être un bain de sang !» Tu écris la même chose en avançant que l’Anavad «s’essouffle» à provoquer cette guerre civile qui va lui «donner quelque légitimité internationale, à défaut d’avoir le consentement du peuple kabyle» qu’il prétendrait représenter. Cette accusation est infondée, mensongère, grossière et paradoxale. Tout le monde sait qu’une organisation «essoufflée» ne présente aucun danger pour ses adversaires. Or, le MAK est la sève de la Kabylie profonde, il est la Kabylie même, aussi bien expressive que silencieuse. Et s’il travaillait réellement à provoquer une guerre civile, il l’aurait déjà déclenchée. S’il ne l’a pas fait, ce n’est pas faute de moyens, de savoir-faire ou par essoufflement mais par choix stratégique d’une voie pacifique pour l’indépendance du peuple kabyle. Le MAK est le dernier espoir de voir le jour de liberté se lever sur la Kabylie. En le traitant de menace sur le peuple kabyle, ton écrit participe, peut-être inconsciemment, de la même politique de diabolisation que le pouvoir algérien tente de mener contre la seule force kabyle capable de fortifier la résistance que, pourtant, tu appelles de tous tes vœux contre ses assauts assassins. Là où tu as tout faux, c’est quand tu m’invites «à mesurer l’ampleur du chaos qui menace la Kabylie», et dont je risquerais d’être «le vecteur consentant». Tu ajoutes : «Accepteras-tu de voir chaque village, chaque quartier, chaque rue, devenir le terrain d’affrontements fratricides ?» Quels affrontements fratricides ? Nous ne sommes pas le FLN contre le MNA. Je tiens à t’en rassurer. Le MAK est une organisation pétrie des valeurs les plus nobles. Lui prêter des desseins qu’il n’a pas est simplement insensé, pour rester correct. Le MAK est à la fois la paix, la liberté, le droit et la justice auxquels la Kabylie aspire et je ne permettrai à personne de donner de lui l’image d’une menace sur ce qu’il entend défendre. Je t’interdis aussi de t’en prendre aux membres de l’Anavad et de notre corps diplomatique. Quelles que soient les tares que tu essaies injustement de leur accoler, ils sont mille fois plus sains que ceux du pouvoir algérien qui, eux, étrangement sont hors de ton champ de vision. Je n’adhère pas à cette référence récurrente à la génération de 1980 qui semble vouloir instituer une nouvelle classe d’anciens moudjahidine et qui, au nom du combat d’hier, s’autoriserait aujourd’hui la collaboration avec l’ennemi. La génération du Printemps noir et celle des indépendantistes du MAK ont autrement plus de mérite que leur devancière du MCB. Elles sont plus lucides, plus modernes et ne s’égarent pas comme la nôtre dans les méandres de l’aliénation algérienne. Mais revenons à ce qui semble te révolter le plus, mon «appel de Londres» par lequel «je demande à la Kabylie d’accepter de bonne grâce et en toute conscience la mise sur pied d’un corps de contrainte et de sécurité». Tu redouterais que le MAK parvienne à établir «… une autorité de fait accompli» en Kabylie, une organisation qui soit dédiée à la protection de nos enfants. Voilà donc le fond du problème. Cher ami, J’ose un avis pour lequel, au cas où il s’avérerait faux, je te prie de m’excuser. J’ai bien peur que l’ancien combattant qui a pris possession de toi soit devenu un simple spectateur des événements, envieux de cette nouvelle génération qui a repris le flambeau sans toi, de manière plus lucide, plus massive et plus combative. Pourtant, tu peux toujours y avoir toute ta place et ce ne sont pas des sollicitations de notre part qui manquent à ce que tu te remettes dans le bain et être dans cette «autorité», non pas de fait accompli, mais de construction de notre indépendance. Par ailleurs, rien ne t’interdit de me faire des rapports plus réalistes que ceux que tu considères, sans preuves, comme «frelatés», envoyés par les cadres du MAK. En 2018, avec tous ces smartphones, tablettes, réseaux sociaux, blogs et autres modes de communication sophistiqués, ta sentence selon laquelle je serais coupé des réalités ne tient pas la route. L’exil n’en est plus un. Je suis tous les jours en Kabylie où je parle aux militantes et militants, aux citoyennes et aux citoyens, aux amis et aux parents. Je ne me contente pas non plus des diverses revues de presse de mes collaborateurs en temps réel. Je vais moi-même piocher l’information à la source. Il serait salutaire pour tous que tu cesses d’essayer de remonter les Kabyles contre celui qui les défend et les protège en leur affirmant que cette «autorité de fait accompli» va avoir pour «cible… le citoyen kabyle, sommé de renoncer à ses libertés, mettre ses neurones au garde à vous, répudier son devoir de lucidité et accepter les exactions, qui s’annoncent déjà «inévitables», des néo-Pasdarans, véritable «Armée kabyle du salut». En fait, pour toi, il vaudrait mieux l’ANP, la DGSN et la gendarmerie qu’une armée kabyle. Je ne suis pas un chef militaire et je n’entends pas lever une armée. Mais de moi à toi, j’accepterais volontiers une armée kabyle sous tes propres ordres à celle étrangère à la Kabylie. Je ne suis pas un dictateur et tu le sais mieux que quiconque. Le MAK sollicite les neurones de chaque Kabyle pour rester en éveil et ne pas s’empâter dans le confort matériel où l’égoïsme et la corruption priment sur le combat. Cette autorité sera l’œuvre de la Kabylie qui en a besoin. Il n’y aura pas d’indépendance sans autorité. Chacun devrait participer à sa mise sur pied, volontairement, lucidement par adhésion. Relis les manuels classiques de philosophie, de Hobbes à Rousseau et tu trouveras que tu as tort de t’ériger contre la condition sine qua non de construire une Kabylie souveraine. Ce qui a empêché les Kabyles de mettre sur pied cette autorité moderne est cette manie qui consiste à rejeter le pouvoir de son frère kabyle tout en acceptant d’endurer celui d’un étranger. Désormais, cela va changer. A chaque entreprise ses exigences. Celle de l’indépendance de la Kabylie commence par l’instauration d’une autorité. Je suis déterminé à y parvenir. «Alors que l’arbitraire policier tend à se généraliser, alors que les procès pour délit d’opinion se multiplient, alors que les agressions liberticides ont atteint un niveau d’alerte qui soulève l’indignation unanime, alors qu’un embryon de résistance pacifique commence à prendre forme», ne penses-tu pas justement qu’il faille proposer en ce moment-même à la Kabylie de faire preuve non pas de docilité mais de lucidité, de réalisme sans se départir de sa vigilance, et accepter de bonne grâce une force de «contrainte» ? Relis ta sublime phrase et questionne-toi en toute conscience si ce que tu dénonces contre Abane Krim et Amirouche tu ne serais pas en train de le pratiquer contre moi ? «Si nul révolutionnaire n’est exempt d’erreurs, parfois tragiques, il faut relever que dans ce procès en indignité instruit par des procureurs à gages, aucun baron du pouvoir, aucun corrompu du sérail, aucun tortionnaire n’a été convoqué dans le box des accusés». Loin de moi l’idée de te considérer comme un «procureur à gages», mais dans le procès que tu m’as fait, je ne trouve nul criminel du régime dans le box des accusés. Crois-moi, le «troubadour» flamboyant qui a servi, plus que tout autre, la cause de la liberté, est aujourd’hui le président de l’Anavad, le gouvernement provisoire kabyle qui promet à la Kabylie non pas des souffrances, du sang et des larmes pour une cause occulte, mais de retrouver sa dignité dans la liberté, la démocratie et la fin de l’arbitraire. Tout est clair ! En te relisant je remarque avec beaucoup de douleur que tu m’as fait une réponse non pas d’un Kabyle, mais d’un Algérien. Un Algérien suicide le Kabyle qu’il porte en lui. Moi, en tant que Kabyle, j’en ai fini avec mon Algérien. Je suis Kabyle et rien ni personne d’autre. Sans rancune. Ferhat Mehenni, ton ami pour l’éternité
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