Le sacré, notamment dans l’islam, devrait-il imposer des limites dans la pensée ou dans toutes les formes d’expression ? La question est brûlante et Soheib Bencheikh, mufti de Marseille de 1995 à 2005, défenseur d’un islam libéral, a dit ce qu’il en pense dans une communication inaugurant, hier, le colloque international autour du «Rite et le sacré dans le théâtre contemporain», organisé en marge de la 7e édition du Festival international du théâtre de Béjaïa (FITB). Le Coran, dit-il, «est un discours qui lance un défi à l’intelligence humaine de l’interpréter». L’effort d’interprétation n’exclut évidemment pas l’erreur, mais cela n’empêche pas le Livre Saint d’être «un texte fait d’adaptation», qui «s’adapte d’une région à une autre, d’une époque à une autre parce que l’interprétation ne cesse pas». L’interprétation devient alors un effort continuel qui accompagne l’homme dans son évolution à travers le temps et l’espace. Et «aucune génération n’a le droit d’interpréter définitivement pour les générations futures», soutient l’éminent chercheur en sciences religieuses qui prévient contre le danger de la stagnation et du dogmatique. «Le progrès d’un siècle s’il stagne devient une régression pour un autre siècle» ajoute-t-il, considérant que la «beauté» du Livre Saint est «synonyme d’éthique et d’esthétique». «Toutes les religions ont été le berceau de la beauté : calligraphie, vitraux, sculpture, mélodies, toutes ces expressions belles, fortes, touchantes ont eu comme terre de naissance le sacré. Un sacré qui ne détruit pas l’intelligence et le progrès humains», précise-t-il. Mais de nos jours, la religion est «dogmatisée, idéologisée», et on en a fait «un monstre», se désole le conférencier. Qui doit affronter ce monstre ? «Il n’y a que la société civile avec ses moyens et le meilleur c’est l’expression artistique, un moyen efficace et fort», suggère Soheib Bencheikh pour qui «le sacré n’impose pas de limites même devant l’expression critique, même devant la satire». Parce que, avance-t-il convaincu, «une foi sûre d’elle-même, qui se voit pour une vérité, ne craint pas la confrontation, ne fuit pas le dialogue, n’échappe pas à la critique et se nourrit dans la lumière». L’ex-responsable de l’Institut supérieur des sciences islamiques de Marseille ne pense pas moins qu’«une foi qui cesse d’être un questionnement, une recherche constante devient un fanatisme». Un fanatisme qui «tue tout, en commençant par l’expression artistique» en décrétant haram théâtre, musique, dessin… «Les courants les plus extrémistes commencent par interdire les beaux-arts et toutes les expressions artistiques, parce qu’ils pénètrent dans l’âme», explique l’orateur. C’est la peur du pathos, discours lié aux émotions, donc à l’âme, qui agitent les ennemis de l’expression artistique, d’où le recours au sacré pour diaboliser les arts. L’expression romanesque, poétique, théâtrale, picturale… touche l’âme. «Qui, s’interroge-t-il, d’un rapport de l’ONU rempli de chiffres ou d’un roman qui décrit la misère humaine est plus efficace ?» «C’est l’expression artistique, esthétique qui touche plus et qui véhicule le message d’une façon plus forte», répond-il. L’expression artistique n’est pas moins vue comme une menace pour les esprits dogmatiques. «Je vis en France et je défends nos droits en tant que minorité. Malheureusement aujourd’hui, on a presque honte de dire que nous sommes musulmans, parce que l’Européen n’est pas censé être islamologue ou politologue pour faire la part des choses», se désole-t-il. Plus affligeant est le constat de l’islam qui vit sa «crise» : «Malheureusement, notre religion vit en ce moment une crise qui produit des monstres. L’humanité a peur de nous.» Constant avec ses positions tranchées pour un islam libéral, Soheib Bencheikh rappelle que «la religion ne reconnaît ni pape, ni clergé, ni prélat, ni prêtre» et que «le lien est direct, permanent et intime entre la divinité et l’humain». Mais il ne s’empêche pas de dire son regret que «cette religion (l’islam, ndlr) n’a malheureusement pas été mise à jour, renouvelée réformée depuis plus de huit siècles» et que «les textes des humains, des interprétations ont été sacralisés». Tout un corpus textuel, scripturaire qui accompagne depuis des siècles Le Coran, soit «un océan de hadiths, le fiqh, les interprétations des anciens, tout cela a été sacralisé». Pour l’ex-président du Conseil de réflexion et d’action islamiques, la sacralisation «des avis des humains», que l’on a rendu «comme une religion, une autorité qui dicte la norme», a provoqué la crise et les extrémismes d’aujourd’hui. «Notre société se radicalise, se cristallise et devient de plus en plus dure. A Alger, j’ai vu qu’on vit un gavage religieux alors que la religion est une question d’individu. L’islam n’a le droit d’exister quelque part que s’il y a des consciences librement engagées», considère-t-il. Le mal est d’autant plus inquiétant que cette «religiosité de façade, cette doxa qui s’impose… tout est alimenté malheureusement par l’institution». L’islam se retrouve ainsi dans «une surenchère» et entre «deux radicalisations» et se doit de recouvrer «son statut initial, à savoir une éthique, une morale». «Béjaïa est synonyme d’espoir parce qu’ici on peut parler français, arabe, kabyle, c’est l’endroit le plus libre. La femme met le foulard ou ne le met pas. J’espère que cet îlot contaminera le reste de l’Algérie et non le contraire», conclut Soheib Bencheikh.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire