samedi 17 juin 2017

Pour un front culturel contre le «terrorisme intellectuel»

Un débat extrêmement relevé s’est tenu ce jeudi, après le f’tour, au siège du MDS, au Télemly, à l’initiative du Cercle des lumières pour la pensée libre (CLPL) dirigé par Saïd Djabelkhir, brillant spécialiste du fait religieux et de la pensée soufie. Ce débat avait pour objet l’affaire Boudjedra vs Ennahar TV et le rassemblement du 3 juin dernier devant l’ARAV pour dénoncer ce programme de caméra cachée qui avait «piégé» l’auteur de Les 1001 années de la nostalgie, et dont le procédé inquisitoire avait suscité une forte vague d’indignation et un mouvement d’opinion sans précédent. Autour de Saïd Djabelkhir, il y avait le principal intéressé, en l’occurrence l’écrivain Rachid Boudjedra himself, ainsi que l’écrivain et journaliste H’mida Ayachi et le poète et universitaire Achour Fenni. Ces derniers, faut-il le signaler, étaient parmi les initiateurs de l’action du 3 juin ; ils étaient donc, à ce titre, bien placés pour revenir sur cette belle initiative et se prononcer sur les éventuelles formes de mobilisation que cette dynamique pourrait engendrer au-delà du cas Boudjedra. C’est d’ailleurs tout le mérite de cette table-ronde qui a permis de «déconstruire», politiquement et sociologiquement, ce haut moment citoyen pour en tirer tous les enseignements utiles. «Cette rencontre est consacrée au sit-in du 3 juin pour la liberté de conscience et pour mettre un terme à l’inquisition en Algérie», attaque Saïd Djabelkhir devant un public très attentif. «Certains ont protesté contre ce titre. Pourtant, ces dernières années, il y a eu plusieurs tentatives d’atteinte à la liberté de conscience de la part de certains médias». «Souvenez-vous des campagnes contre ‘‘wekkaline ramdhan’’ (les dé-jeûneurs du Ramadhan), ou encore celles qui ciblaient les filles en jupes courtes, les attaques contre les Ahmadites ou contre les citoyens qui se sont convertis au christianisme…», énumère le fondateur du Cercle des Lumières. Saïd Djabelkhir considère, dès lors, que le terrain et le terreau étaient préparés depuis un moment déjà avant l’affaire Boudjedra. «Ce qui s’est passé avec Rachid Boudjedra est une très grave atteinte à la liberté individuelle», insiste-t-il, un dérapage qui s’apparente à une «néo-inquisition». «Les intellectuels ont longtemps sombré dans un sommeil profond» «C’est une question de liberté de conscience et de liberté de pensée», commente d’emblée Rachid Boudjedra en prenant le micro. Cela remet sur le tapis, selon lui, les sempiternelles questions de la «laïcité», de la «liberté d’expression», et qui ne sont, décidément, toujours pas réglées. En analysant les choses à froid, Boudjedra en arrive à la conclusion que «ce que nous sommes en train de vivre aujourd’hui est quelque chose de tout à fait normal. Parce qu’il y a eu une sorte de silence, de sommeil, dans lesquels nous avons sombrés». Faisant courageusement son autocritique, il poursuit : «Si l’affaire a pris une telle proportion, c’est une bonne chose. Il était temps qu’on se réveille de notre sommeil. Franchement, les intellectuels, y compris moi-même, nous avons longtemps sombré dans un sommeil profond. Nous nous étions murés dans le silence, dans l’indifférence… Les gens sont fatigués, il y a une lassitude. On s’est battus, on a lutté, et parfois on se demande pour quel résultat ?» L’iconoclaste «entêté» préfère retenir le bon côté de la chose, à savoir justement ce réveil citoyen, même tardif. «Je pense que la dernière affaire avec Ennahar a fait bouger les lignes, elle a remué la société. C’est la première fois qu’on assiste à un tel sursaut, et c’était totalement spontané. Personnellement, j’avais prévu de poursuivre ces gens-là en justice, et alors que je m’apprêtais à prendre attache avec un ami avocat, j’ai été pris de court par cette initiative. Je voudrais profiter d’ailleurs de cette tribune pour remercier profondément tous les amis et les camarades comme H’mida qui est un compagnon de route depuis belle lurette, ainsi qu’Achour (Fenni), Chérif (Rezki)… Ils se sont concertés entre eux, ensuite ils m’ont dit ‘‘wech qwalek’’ (Tu en penses quoi ?) Evidemment, j’étais d’accord avec leur action.» Boudjedra ajoute qu’il a été également touché par les marques de sympathie qui lui étaient témoignées par Monsieur tout-le-monde dans la rue par les habitants de son quartier… «Les gens me disaient ‘‘Wallah yaâtik essaha Si Boudjedra, on est avec toi. On a été outrés par ce qu’ils t’ont fait’’. Et il s’agit de citoyens ordinaires.» Dans la foulée, l’auteur de Timimoun a raconté combien il a été affecté par cette agression. «Ça a été un coup très dur, une grande trahison. Ma femme en a été malade, on a dû l’hospitaliser. J’ai passé deux heures terribles, j’ai eu peur, j’en étais même venu à penser que ces gens étaient peut-être des terroristes chargés de m’assassiner. Je me préparais à mourir. Cela reste une expérience…». Oui, une expérience qui «aura au moins permis de mesurer la réaction de la société civile, y compris au niveau populaire. Et de ce point de vue, on peut considérer cela comme une victoire et même une grande victoire. On ne s’attendait pas à une telle mobilisation. Quand on est allés au sit-in, on prévoyait une dizaine ou une vingtaine de personnes, pas plus, et là, ils étaient environ 300 personnes», confie Boudjedra. Pour lui, «il fallait appeler les choses par leur nom. Eux, ils se permettent tout, ils condamnent qui ils veulent et ils n’ont peur de rien ni de personne. Peut-être que le pouvoir est avec eux, ou pas, je n’en sais rien…Je pense que ce qui nous manque, c’est l’audace. Nous devons nous inscrire dans cet élan et faire en sorte que cela soit un point de départ vers autre chose, quelque chose de constructif», conclut l’écrivain avec lucidité. «C’est le discours terroriste qui domine» Pour sa part, le poète Achour Fenni estime que «le discours culturel a été accaparé par les prédicateurs et les sermonneurs, et ce, depuis le début des années 1990». Il se félicite toutefois de la montée au créneau, à la faveur des derniers événements, de nombre de voix qui marquaient par leur engagement un «retour au vrai discours culturel» dans la cité, «un discours qui aborde les vraies questions de société». Achour Fenni note une totale emprise du «discours de l’intolérance» sur les esprits, et cela a fait, selon lui, le terreau de la violence médiatique dont la caméra cachée inquisitrice du 31 mai n’était, in fine, que le fruit pourri. Cet appareil discursif omniprésent a créé une «demande sociale de violence», et à laquelle les médias populistes se sont vite pliés. «Si bien qu’avec le bourek et la chorba, vous devez fatalement vous farcir un interrogatoire inquisitoire», pointe-t-il. Il fera remarquer, au passage, que les contenus proposés, notamment nos fictions télé, véhiculaient inconsciemment «les représentations coloniales de l’indigène», en particulier à l’endroit des femmes et de la famille algériennes. Observant l’évolution de la situation sociopolitique de ces vingt dernières années, l’auteur de Noces d’eau relève que dans les années 1990, au plus fort du terrorisme, «celui qui avait le monopole de la parole, c’était le militaire, le discours sécuritaire». Ensuite, il y a eu le deal avec les groupes terroristes à travers la Concorde civile et la «moussalaha» pour un retour à la paix civile. «Il y a eu une victoire militaire sur le terrorisme, mais le front culturel n’a pas été libéré», dissèque Achour Fenni. «Ceci impose l’ouverture d’un front culturel», préconise-t-il. «C’est le discours terroriste qui domine dans les médias et l’espace public. Nous vivons une nouvelle étape de terrorisme qui ne peut être combattue que par les intellectuels», martèle-t-il. Nous assistons, de son point de vue, à un véritable «terrorisme intellectuel» exercé par ce qu’il appelle «el irhabiyoune el djoudoud», des néo-terroristes qui agissent «caméra au poing». «Ce terrorisme doit être combattu par le retour du vrai discours culturel. Assez dormi, sortons de notre mutisme et de notre sommeil !» harangue le poète impétueux. Un engagement d’autant plus pressant, argue-t-il, que nous sommes face à une crise profonde du politique. «Le gouvernement ne roule plus qu’avec des bureaucrates, il ne veut plus des politiques. Même les partis, la plupart d’entre eux se contentent d’ânonner ‘‘barnamadj er-raïs’’». Pour Achour Fenni, entraîner la société dans des querelles du genre «Est-ce que tu es croyant ou pas ?» est une diversion qui vise précisément à détourner l’opinion des vrais sujets : les questions économiques, l’éducation, les politiques publiques, ou encore les questions de gouvernance. Le «retour des intellectuels» sur le devant de la scène est donc synonyme aussi de «retour du politique dans le débat public» au moment où la dépolitisation de la société algérienne a atteint les sommets. «Une nouvelle pensée réactionnaire» H’mida Ayachi a estimé de son côté que nous avons affaire à ce qu’il appelle une «nouvelle pensée réactionnaire» (ar-radjîya al djadida). Ce courant de pensée, dit-il, s’est employé «à faire douter d’Octobre» et à le «vider de son contenu», référence aux revendications de pluralisme politique, de libertés individuelles et collectives, dont justement la liberté de conscience et de culte. «Après la victoire militaire et populaire sur le terrorisme, nous observons à l’ère du post-terrorisme une réhabilitation de l’islam politique sous le masque du conservatisme», décrypte H’mida Ayachi. «C’est le conservatisme qui a pris le pouvoir et a occupé l’espace public», appuie-t-il. Il note aussi une reviviscence du «discours identitaire, l’obsession des constantes et un vif retour du religieux dans sa version wahhabite». «Le salafisme passe beaucoup par les associations locales et de wilaya. Hamadache active sous couvert d’une association culturelle», affirme l’auteur de Les islamistes algériens entre le pouvoir et les balles. Et tout cela «avec la bénédiction des autorités et des services de sécurité». Le spécialiste des mouvements islamistes assure, par ailleurs, que les salles de prière et autres lieux de culte clandestins ne font que croître. Examinant le paysage médiatique, H’mida Ayachi considère que les vieux clivages arabophone/francophone que nous croyions dépassés reviennent avec l’émergence d’une nouvelle presse d’expression arabe «antimoderne». «Cette presse réactionnaire a été soutenue par des appareils à l’intérieur du système» soutient-il. Il s’attarde sur le cas des journaux Ennahar et Echorouk en particulier, en soulignant le silence observé pendant très longtemps sur les «dettes astronomiques accumulées par ces deux titres, et qui ont dépassé les 100 milliards de centimes». A l’en croire, ces supports avaient pour fonction de «diffuser un discours mystificateur qui propage le charlatanisme». «En gros, c’est la culture Belahmar», résume-t-il. En parallèle va prospérer une «rhétorique takfiriste» à l’encontre de tous ceux qui se revendiquent laïcs, communistes ou de gauche. «Il faut en finir avec le complexe des élites» L’auteur de  Dédales. La nuit de la discorde rappelle que bien avant l’affaire Boudjedra, il y avait des dérapages éditoriaux en série. Il cite à l’appui tel reportage à charge contre les cités universitaires de jeunes filles, les décrivant comme des «lieux de débauche», ou encore telle prétendue enquête sur «l’évangélisation de la Kabylie», le tout «dans l’indifférence du pouvoir, le silence du ministère de la Communication et le laxisme de l’ARAV». L’ancien directeur de Djazaïr News évoque, en outre, l’époque où les prédicateurs Al Ghazali, Al Qaradaoui et bien d’autres théologiens ombrageux étaient reçus en guest-stars et avaient des émissions TV sur mesure. Ce n’est pas un hasard si les deux chouyoukh, faut-il le rappeler, ont eu maille à partir avec l’islamologie critique de Mohammed Arkoun. H’mida Ayachi ajoute à ce long chapelet les incohérences du SILA où s’écoule tranquillement, chaque année, la pire littérature wahhabite tout en censurant des titres soi-disant «subversifs». «L’Etat a démissionné dans les années 1980, et maintenant ce sont les services de l’Etat qui font œuvre de police islamique comme on le voit avec la fermeture des bars», lâche H’mida. L’alternative se situe, prône H’mida Ayachi, dans la «capitalisation des luttes» type action du 3 juin, et dans l’implication et l’autoréhabilitation des élites. «Il faut en finir avec le complexe des élites», insiste-t-il. «Il faut décomplexer l’intellectuel». «L’élite a joué un rôle important durant les événements d’octobre 88. Les journalistes ont dénoncé la torture. Il y a eu ensuite la création du RAIS (Rassemblement des intellectuels, artistes et scientifiques)…», se remémore notre ami avec ferveur, lui dont le parcours flamboyant l’a projeté au cœur de tous les combats. Pour lui, l’action éclatante du 3 juin est la preuve que l’intelligentsia algérienne est capable d’agir sur le réel pour peu qu’elle «transcende son ego et ses clivages». H’mida en est persuadé : «Il ne peut pas y avoir de changement sans élite, et il ne peut pas y avoir d’élite sans indépendance. Si tu rentres dans le système, tu seras broyé».

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