Le moins que l’on puisse dire est que le colloque qui s’est tenu dimanche à la Bibliothèque nationale, sous le titre : «Le Front du Nord. Des Belges et la Guerre d’Algérie (1954-1962)», a été passionnant, intense et, bien entendu, riche d’enseignements. Ce colloque-hommage est d’autant plus significatif qu’il a coïncidé avec le 63e anniversaire du déclenchement de la Révolution. Un timing parfait ! Alors que l’hymne national retentit dans la salle (dans sa version longue), Suzy Rosendor, l’une de ces grandes âmes de l’ombre, est émue aux larmes. Elle confiera que ce qui l’avait touchée, outre le fait qu’elle écoutait Kassaman pour la première fois, sous le ciel de l’Algérie indépendante, c’est l’idée que cette musique de Mohamed Fawzi et ces couplets de Moufdi Zakaria pouvaient être «joués» en toute liberté. Comme nous le rapportions dans notre édition d’hier, le colloque organisé à l’initiative de l’ambassade de Belgique à Alger a mobilisé du beau monde et a vu pas moins de trois ministres de la République (les Moudjahidine, la Culture et la Communication) dépêchés à la Bibliothèque nationale (El Hamma). De nombreux acteurs des réseaux belges ont livré leur témoignage à cette occasion avec une sobriété et une humilité qui les honorent. Il s’agit d’Henriette Moureaux qui s’est activement impliquée dans la cause algérienne aux côtés de son époux, Me Serge Moureaux, responsable du Collectif des avocats belges du FLN ; Suzy Thuy-Rosendor qui était agent de liaison proche de Omar Boudaoud et Kaddour Ladlani ; Anne Somerhausen, l’épouse de Luc Somerhausen, dit Alex, chef du Réseau Jeanson en Belgique ; Adeline Liebman, qui était liée au Réseau Curiel ; Marc Rayet, membre d’une cellule d’étudiants communistes engagés en faveur de l’Algérie et, enfin, Mateo Alaluf, alors jeune lycéen très actif dans le Comité d’aide médicale et sanitaire à l’Algérie. Décryptant les profils et les motivations des membres des réseaux belges de soutien au FLN, Pierre Gillon, l’ambassadeur de Belgique, note surtout «la diversité et la variété des engagements, ceux des anticolonialistes, ceux des résistants de la Seconde Guerre mondiale, et qui avaient connu la torture sous le régime nazi, ceux des chrétiens progressistes, des juifs, des pacifistes, des communistes et bien d’autres». Ali Haroun : «C’est un point de l’histoire totalement ignoré» Le colloque est étrenné par le témoignage de Me Ali Haroun, figure de proue de la Fédération de France du FLN, pour qui ce colloque est un «moment historique». «C’est un point de l’histoire assez peu connu, pour ne pas dire totalement ignoré», regrette-t-il en parlant de ce Front du Nord. Pour l’ancien membre du HCE, «il faut distinguer le peuple du gouvernement belges, et au sein du premier, la petite minorité consciente de l’évolution vers la décolonisation». S’agissant de la position officielle du pouvoir politique belge de l’époque, Ali Haroun rapporte que «dès 1955, lors de la 10e session de l’Assemblée générale des Nations unies, Paul-Henri Spaak, le ministre des Affaires étrangères belge, s’oppose à l’inscription de la question algérienne à l’ordre du jour de l’Assemblée générale de l’ONU en disant que ‘‘c’est une affaire intérieure française qui échappe à la compétence de l’ONU’’ ». «Le 31 août 1956, poursuit-il, Ferhat Abbas, porte-parole du FLN, devait animer une conférence de presse à l’hôtel Métropole, à Bruxelles. Il sera expulsé avec Ahmed Francis. Le ministre de la Justice belge avait jugé que c’était une ‘‘activité politique inopportune’’ .» Et de noter dans la foulée que «La Belgique officielle a été l’allié permanent du gouvernement socialiste de la IVe République». L’auteur de La 7e Wilaya a évoqué ensuite l’engagement des amis belges de la Révolution algérienne en disant : «A côté de cela, il y a eu une minorité qui a compris quel était le but de la lutte des Algériens. Cette minorité, ce sont des gens en général de gauche, trotskistes ou communistes, chrétiens progressistes ou fils de résistants ayant souffert du régime nazi...». «Nous avons utilisé la voiture d’un ministre pour traverser les frontières» Ali Haroun indique que tout autour de l’Hexagone, en Allemagne, en Belgique, en Suisse, en Italie, le FLN pouvait compter sur ces fameux Porteurs de valises dont le soutien logistique s’est révélé capital. Transport et hébergement de militants, transport de fonds, de documents, d’armes parfois, aide médicale, faux papiers (avec, en particulier, Adolfo Kaminsky)…, c’était bien plus que des «petites mains», comme se définit modestement Mateo. Il faut citer aussi l’action déterminante du Collectif des avocats du FLN en France et en Belgique qui a sauvé de nombreux détenus algériens de la guillotine. Ali Haroun confie que Me Serge Moureaux, qui était fils d’un ministre dans le gouvernement belge de l’époque, mettait la voiture de son père au service du FLN : «Je pense qu’on peut le dire aujourd’hui, la prescription a joué : nous avons utilisé la voiture du ministre pour traverser les frontières avec l’aide d’Henriette», glisse-t-il dans un sourire. Me Ali Haroun a une pensée émue pour Luc Somerhausen. Tout comme Serge Moureaux était fils de ministre, Luc Somerhausen «était le fils du président du Conseil d’Etat belge. Pendant que son père se trouvait au 2e étage, au 3e étage, c’était le comité fédéral de la Fédération de France du FLN qui se réunissait pour discuter des problèmes de transport de fonds, transport d’armes, etc.», assure M. Haroun. Émouvantes retrouvailles avec Omar Boudaoud A ce moment précis, Me Ali Haroun interrompt net son récit en remarquant l’arrivée-surprise de Omar Boudaoud, qui s’avance sur une chaise roulante. La salle l’accueille avec des applaudissements nourris. Bien que physiquement diminué, l’ancien responsable de la Fédération de France du FLN a tenu à honorer les frères belges de sa présence. «C’est notre chef !» lance avec fierté Me Ali Haroun. «Je vous l’ai dit, c’est un jour historique. Il a été (Omar Bouadoud, ndlr) président du dernier CNRA qui s’est tenu le 6 juin 1962 à Tripoli. Je suis heureux que l’occasion nous soit donnée de le recevoir parmi nous», exulte-t-il tandis que les ministres Tayeb Zitouni, Azzedine Mihoubi et Djamel Kaouane se ruent vers le vénérable patriarche de la Fédération de France pour le saluer avec déférence. Henriette Mourreaux et les autres camarades belges se précipitent également vers leur ancien chef en le couvant d’accolades fraternelles et de gestes affectueux. Ali Haroun reprend avec une pensée pour le professeur Georges Laperches, assassiné par la Main Rouge moyennant un colis piégé, un livre «explosif» expédié à son domicile. Le chahid Georges Laperches «était membre du Comité pour la paix en Algérie», précise Ali Haroun. «Ces hommes et ces femmes ont eu un seul tort, c’est celui d’avoir eu raison trop tôt, plus tôt, parce qu’ils ont compris que le colonialisme était définitivement condamné. C’est pour cela que nous leur devons une reconnaissance fraternelle», martèle-t-il. Ces «intellectuels, hommes de gauche, hommes de cœur, de religion, ont eu un comportement à l’égard de l’Algérie qui fait que nous ne devons pas désespérer d’une reconnaissance mutuelle, nous ne devons pas désespérer d’un avenir de vivre-ensemble», plaide-t-il avec force. Du Congrès d’Hornu au 1er Novembre Paul-Emmanuel Babin prend le relais pour une mise en perspective historique avec, à la clé, un portrait des groupes d’action belges pro-FLN. A noter que Paul-Emmanuel Babin est spécialiste de la Guerre d’Algérie en Belgique et dans le nord de la France et doctorant en Histoire du droit (université de Lille). Le conférencier fera d’emblée remarquer l’indigence des travaux sur ce thème, tant sur le plan éditorial qu’académique. «Le sujet est encore largement méconnu, en Belgique, en France et en Algérie», dit-il. «Pourquoi des ressortissants belges vont-ils s’impliquer dans un conflit franco-algérien ?» lance-t-il. Analysant le rôle du front belge, il observe que «la Suisse a été un front financier et éditorial ; l’Espagne, l’Italie et surtout la République fédérale d’Allemagne ont été des bases de repli pour le FLN, tandis que la Belgique va constituer un front judiciaire». L’historien nous apprend qu’il y avait quelque 1500 Algériens qui vivaient en Belgique durant cette période. «Kaddour Ladlani, futur responsable de l’organisation politique de la Fédération de France du FLN, et Saïd Bouaziz, futur responsable de la Spéciale, étaient à la fin des années 1940, mineur et ouvrier métallurgiste en Belgique». «Il faut également rappeler que la Belgique est un lieu important du nationalisme algérien», appuie Babin. Et de raconter l’ascension de Messali Hadj et l’Etoile nord-africaine depuis le Congrès anti-impérialiste de Bruxelles, qui a eu lieu du 10 au 15 février 1927. Il faut mentionner surtout le congrès extraordinaire du MTLD qui s’est tenu à Hornu, en Belgique, du 14 au 16 juillet 1954, point culminant de la crise entre messalistes et centralistes. Le congrès d’Hornu va précipiter, explique le chercheur, le déclenchement de la lutte armée le 1er Novembre 1954 par Boudiaf et ses compagnons. Manifeste pour Djamila Concernant l’action des réseaux belges, Paul-Emmanuel Babin cite le Comité pour la paix en Algérie qui a énormément œuvré pour la cause algérienne. Il comptait «500 membres lors de sa création en avril 1958», selon l’intervenant. Il atteindra les 600 membres l’année suivante. Parmi ses actions, une campagne contre la torture et la publication d’un Manifeste pour Djamila Bouhired. Autre action d’éclat : l’organisation de la conférence de Jean-Paul Sartre à Bruxelles, qui réunira pas moins de 7000 personnes. La question algérienne est évidemment au cœur de l’événement. L’historien rappelle qu’avant même la création du Comité pour la paix, il y avait quelques pionniers qui n’ont pas hésité, dès 1955-1956, à agir pour l’Algérie. C’est le cas de Louis et Irénée Jacmain, anciens Résistants contre l’occupation allemande qui ont ouvert leur maison d’Uccle à des dizaines d’étudiants de l’Ugema. Il cite aussi les Trotskistes Ernest Mandel et Pierre Le Grève qui ont apporté un soutien important au FLN, notamment le passage aux frontières de militants clandestins. «Grâce à Pierre Le Grève, Mohamed Harbi obtient une entrevue entre Aziz Benmiloud et Pierre Vermeylen, le ministre de l’Intérieur belge», précise Babin. A l’issue de quoi le FLN rendra publique sa décision appelant au «respect de la légalité belge», une mesure qui était «au cœur de la stratégie du FLN d’européanisation du conflit». L’année 1957 sera marquée par une répression féroce tant en Algérie (La Bataille d’Alger) qu’en France où le Comité fédéral sera démantelé à deux reprises. C’est dans ce contexte que l’engagement du Front belge prendra tout son sens. Paul-Emmanuel Babin propose une typologie des réseaux belges où l’on va assister à la création d’une «filiale du Réseau Jeanson en Belgique» à l’initiative de Luc «Alex» Somerhausen. «L’idéologie de ce réseau est la lutte contre le racisme et la torture. Il se spécialise dans le passage de frontières.» Un deuxième réseau est monté dans le prolongement du Réseau Curiel. Sa spécialité : le transport de fonds, d’armes et l’achat de véhicules pour le FLN. Le troisième groupe est composé de militants communistes qui se vouent principalement au transport de documents. Parmi ses membres, deux seront arrêtés : Jacky Nagels et Maggy Van Loo. «En tout, près de 150 personnes travaillent de près ou de loin pour les réseaux», résume l’historien. «La Belgique devient presque une wilaya pour le FLN» Paul-Emmanuel Babin s’attarde ensuite sur le Collectif des avocats belges du FLN. «La défense politique est la marque du collectif», ce que Jacques Vergès appelle «la défense de rupture». Outre Serge Moureaux, le Collectif compte dans ses rangs Marc de Kock, Cécile Draps et André Merchie. «Ce collectif se charge en Belgique et au nord de la France de toutes les affaires concernant les militants du FLN avec l’avocat parisien Michel Zavrian, avant de prendre la responsabilité exclusive de la défense dans cette zone en 1960», souligne le conférencier. Parmi les réalisations majeures du front judiciaire belge : l’organisation de deux colloques internationaux, l’un en mars 1961 à Bruxelles, l’autre en février 1962 à Rome. Ces colloques vont peser dans la «reconnaissance juridique de la nation algérienne». «Cette action du collectif belge est incomparable dans l’histoire de la Guerre d’Algérie», estime l’historien, avant d’ajouter : «La réflexion juridique portée par les Belges donne des arguments juridiques importants, notamment contre les menaces de partition de l’Algérie.» Pour Babin, il ne fait aucun doute que «l’indépendance de l’Algérie est d’abord le fait des Algériens qui ont su se donner un cadre politique et une organisation pour renverser l’ordre colonial». «Néanmoins, insiste-t-il, l’apport des Belges est essentiel.» «D’espace de voisinage, la Belgique devient presque une wilaya pour le FLN. La question s’est même posée au comité fédéral. La Belgique est davantage qu’une zone de repli ou une base arrière. Les Belges offrent une dimension internationale aux Algériens grâce au triptyque Comité-Réseaux-Collectif. L’opinion belge, d’abord désinformée et anesthésiée, devient une caisse de résonance pour la question algérienne. La constitution inédite d’un front judiciaire belge offre aux Algériens un terrain de réflexion favorable aux conditions de l’indépendance», conclut l’historien. Dans notre prochaine édition, nous reviendrons sur les témoignages de nos valeureux compagnons de combat.