Sous le titre Enfant enjeu/Enfance en péril, le 35e numéro de la revue Naqd, qui va paraître dans les tout prochains jours, est consacré à un sujet sensible et, malheureusement, ô combien actuel : le sort réservé aux enfants dans notre société et les violences multiples auxquelles ils sont exposés. Entre enlèvements, infanticides, violences sexuelles, inceste, violences scolaires, maltraitance, châtiments corporels, exploitation…, nous avons là un état des lieux glaçant. Comme à son habitude, l’excellente revue d’études et de critique sociale dirigée par Daho Djerbal aborde la question sous différents aspects, avec, à la clé, des articles de haute tenue, mêlant constat empirique, chiffres et analyses pluridisciplinaires. Dans la première partie intitulée «Enfant cible», trois études s’évertuent à cerner le sujet. On peut lire dans cette partie les contributions de la psychanalyste Karima Lazali, «Un enfant disparaît» ; de la sociologue Dalila Iamarène-Djerbal, «De la violence sur enfants» ; et celle des pédopsychiatres Zineb Benkherouf, Faiza Mousli et Nassima Metahri : «L’institution, un lieu pour toutes les paroles quand tout chavire». Sous le titre «Détresses d’enfant», la deuxième partie comporte quatre articles. Le premier, signé Idriss Terranti, Maya Attalah et Sakina Bouras, tous trois exerçant au service de pédopsychiatrie de l’EHS M. Belamri, à Constantine, porte sur le thème : «Santé mentale de l’enfant et pratiques éducatives». Un autre article, cosigné par deux spécialistes en sociologie, Mohamed Mebtoul et Ouassila Selmi, s’attaque à un sujet très peu abordé : «La relation fusionnelle mère-enfant diabétique». Une troisième contribution clôt cette partie avec une étude de Lamisse Medjhouda, pédopsychiatre : «L’école : une multiplication des possibles quand elle ouvre ses portes». La troisième partie s’intéresse aux «Institutions souffrantes». Nous pouvons, sous ce chapitre, apprécier la contribution de Fadhila Boumendjel Chitour, professeur à la faculté de médecine d’Alger : «L’enfant dans le système de santé algérien». On y trouve aussi un autre article de Nassima Metahri, sur l’«Historique de la pédopsychiatrie» ; Dalila Iamarène-Djerbal revient sur «L’expérience du Réseau Wassila» dont elle est membre. Enfin, Tchirine Mekideche et Nadjet Mekideche, toutes deux professeurs de psychologie à l’université Alger 2, dissèquent le statut de l’enfant en milieu scolaire : «L’Enfant, le grand absent du système éducatif algérien». Nihal, Haroun, Imad et les autres… Au menu également, en quatrième partie, des articles qui traitent de l’enfance sous d’autres latitudes avec deux textes, l’un de Nizar Hatem : «Fractales d’enfance dans la guerre du Liban» ; l’autre d’Olivier Douville : «De l’enfant guerrier à l’enfant sorcier». L’épilogue est laissé à Azeddine Lateb, notre ancien confrère qui se définit simplement, dans sa note biographique, comme un «travailleur immigré», et qui nous gratifie d’un magnifique pamphlet poétique : «Pourquoi sommes-nous morts assassinés un jour de Printemps ?». Dans le mot de présentation signé Zineb Benkherouf, Nassima Metahri et Karima Lazali, les trois spécialistes insistent d’emblée sur l’impact des traumatismes subis par l’enfant sur l’ensemble du corps social : «Si nous partons de l’hypothèse que l’enfant est l’avenir de l’homme, on peut considérer que les destructions qu’il vit ou subit restent vives et en mal d’élaboration lorsque sa place se trouve malmenée ou déniée. Cela porte préjudice à ses potentialités de vie ainsi qu’au dynamisme de la société. Françoise Dolto nous dit que ‘‘ce qui est tu à la première génération, la seconde le porte dans son corps, on ne sait pas comment, mais la vérité se ‘‘charnalise’’ car l’être humain est entièrement symbolique’’.» Les auteurs précisent à propos de ce numéro spécial de Naqd : «Pour ouvrir nos interrogations sur le regard porté sur les enfants et leur prise en charge dans les sociétés ayant vécu de nombreux drames, dans ce numéro de la revue Naqd nous partirons de l’actualité de l’enfant dans ses multiples registres, en Algérie mais aussi de manière plus large et comparative dans les sociétés ayant subi dans la durée toutes les formes de violence extrême (génocides, meurtres de masse, terrorisme). En ce qui concerne l’Algérie, la Guerre de Libération, puis une quasi-guerre civile ont laissé des séquelles témoignant des destructivités du passé, encore jamais connues.» Ainsi, à un moment où les rapts d’enfants, les actes de pédophilie, les infanticides… défrayent la chronique et se multiplient à des proportions effrayantes, ce numéro de Naqd tombe à point nommé pour nous donner des clés pour comprendre, proposer des pistes pour essayer de démonter les ressorts de cette barbarie qui s’en prend sauvagement à la chair de notre chair. Il s’agit pour les auteurs de tenter de déchiffrer cette pulsion criminelle qui plonge toute la société dans l’horreur et la sidération, et qui participe d’un ensauvagement d’un autre ordre. De quoi cette violence infantile est-elle le nom, le symptôme ? En quoi prolonge-t-elle les violences antérieures qui ont longtemps travaillé la société au corps ? Y a-t-il une corrélation entre les crimes de masse perpétrés durant la décennie noire et ces nouvelles atrocités dont les Nihal, Imad, Haroun, Ibrahim, Houssem… sont les victimes injustes, ravies brutalement à la vie par des monstres sortis de la nuit humaine ? «Symptôme d’un collectif malade» Dans «L’Enfant disparaît», Karima Lazali note que «le destin actuel de l’enfant (…) montre qu’il se serait produit une grave rupture dans le pacte social et le pacte de vie». Convoquant des chiffres glanés dans différents comptes-rendus de presse, on apprend que pour la seule année 2015, il a été recensé 5000 enfants maltraités et «250 cas d’enfants enlevés». «Il y aurait eu 848 enfants enlevés entre 2000 et 2006, dont 86 retrouvés morts, le plus souvent avec des corps mis en morceaux et après des sévices sexuels.» A en croire d’autres chiffres, il y aurait «un millier d’enfants raptés ces dix dernières années et 50 000 enfants maltraités par an, dont 10 000 ayant subi des abus sexuels». L’auteur de La Parole oubliée (Erès, 2015) en vient à déduire que «l’ampleur du phénomène est alarmante et le positionne en place de symptôme d’un collectif malade». Parmi les explications régulièrement évoquées pour percer le sens de ces agissements macabres, les règlements de comptes. L’enfant se retrouve ainsi «otage des règlements de comptes familiaux, qu’il s’agisse d’un divorce ou d’un conflit entre époux et/ou alors de conflits existant dans la famille plus élargie». Karima Lazali décrypte : «Nous pouvons dire qu’au-delà des troubles psychiques singuliers de ces parents, cela montre aussi une transformation dans la place de la famille. Auparavant, les parents ne faisaient pas face, seuls, à l’éducation de leurs enfants car ils étaient eux-mêmes portés et soutenus par la famille proche et élargie et même par le voisinage, ce qui limitait l’exposition des enfants aux troubles de leurs parents. (…) L’enfant est donc directement exposé aux troubles parentaux ou à la perversion de ses proches, leur étant livré sans défense et à son corps défendant.» 90% des enfants sont soumis à des violences Pour sa part, Dalila Iamarène-Djerbal dresse un portrait sociologique saisissant du phénomène. La vulnérabilité naturelle des tout petits en fait un souffre-douleur tout désigné, un punching-ball et un exutoire aux débordements violents des adultes. La sociologue fait état d’une violence multiforme exercée sur l’enfant en diverses situations : «La violence dans les rapports adultes/enfants s’exerce dans la famille, dans la rue, à l’école. Qu’elle vienne du cheikh de l’école coranique ou de l’enseignant de l’école publique, elle s’exprime par la falaqa ou la règle sur les doigts pour inculquer le respect du ‘‘maître’’ ou la ‘‘hiérarchie’’ des âges», écrit-elle. «La multiplication des violences extrêmes durant ces dernières années apparaît en Algérie comme un indicateur de l’ébranlement d’une société dont les tabous, fondateurs de toute vie en communauté, n’opèrent plus», dissèque-t-elle. Et d’ajouter : «Les interdits qui organisent aussi bien l’ordre social que l’ordre mental des individus ne sont plus, ou sont mal transmis. Quand des pulsions primaires peuvent s’exprimer et se réaliser dans des actes les plus barbares, c’est que la société et les institutions de l’Etat avec elle ont failli.» La sociologue rapporte qu’en 2015, «une enquête menée par le ministère de la Santé relève que 90% des enfants sont soumis à des violences, physiques ou psychologiques, pour des faits qui auraient été qualifiés de ‘‘normaux’’ auparavant. Ceci signifie que la perception de la violence a changé. Pour l’année 2014, les autorités déclarent avoir reçu 6151 enfants victimes de différentes formes de maltraitance, dont 3533 pour violences physiques, et 1663 plaintes pour sévices sexuels». Dans cette étude très fouillée, l’auteur nous fait partager l’expérience du Réseau Wassila dont elle est l’une des figures les plus en vue. «Le Réseau Wassila/Avife, créé en 2000, tient un centre d’écoute téléphonique, reçoit les victimes de tous types de violence et les accompagne sur le plan juridique, psychologique et médical», indique-t-elle. Dalila Iamarène-Djerbal livre des données issues de sept années de suivi et d’écoute des victimes par les membres du Réseau Wassila. Parmi ces victimes, «80 personnes ont déclaré avoir subi une violence sexuelle ; 49 étaient des enfants (27 filles et 22 garçons) et 31 des adultes (29 femmes et 2 hommes). Près de 3 victimes sur 4 sont de sexe féminin», détaille la sociologue. «La répartition des 49 enfants victimes par âge et par sexe au moment de la demande, poursuit-elle, montre la prédominance des filles (27) sur les garçons (22) surtout au moment de l’adolescence, leur jeune âge : 58% ont moins de 10 ans, dont un de moins de 3 ans.» «Parmi les 31 adultes qui ont sollicité le réseau, ce sont essentiellement des femmes (28) qui révèlent des violences sexuelles vécues durant l’enfance (particulièrement l’inceste) ; c’est souvent la première fois qu’elles les dévoilent.» Autre fait important à relever : «Selon l’exploitation de notre fichier, en moyenne 30% seulement des agressions sexuelles sur enfant ont fait l’objet d’un dépôt de plainte et seulement 18% pour les incestes», assure la représentante du Réseau Wassila. «Microviolences» à l’école et «Mal-être scolaire» Autre casse-tête qui revient avec insistance : l’équation enfant-école et les souffrances inhérentes au milieu scolaire. Dans «L’Enfant, le grand absent du système éducatif algérien», Tchirine Mekideche et Nadjet Mekideche observent : «Le statut ‘‘enfant’’ en tant que personne dans sa dimension individuelle et personnelle s’efface devant celui du ‘‘futur citoyen’’ projeté, celui dont on fixe et l’identité et les rôles (…). Or, l’enfant ne saurait être réductible à une pâte souple pétrissable de l’extérieur...» Et de souligner : «L’enfant dans son statut d’être en développement, en construction de ses potentialités, de ses savoirs, savoir-faire et savoir-être, un ‘‘apprenant’’ au sens que lui confère l’approche pédagogique par compétences imposée par la réforme éducative, est souvent mis à mal, voire violenté dans l’espace-temps de sa classe. Il existe un réel sentiment de victimisation chez une grande partie des élèves et enseignants, face à un ensemble de ‘‘microviolences’’ répétitives au long de la journée, de la semaine et de l’année. Ces faits semblent générateurs d’un‘‘mal-être scolaire’’ chez les élèves autant que d’un‘‘mal-être professionnel’’ chez les enseignants.» Tchirine et Nadjet Mekideche ont réalisé, faut-il le signaler, une enquête sur un échantillon de 500 élèves répartis sur 5 wilayas. «L’analyse des données fournies par les élèves donne un tableau de la violence où peu de faits graves, délits ou crimes relevant du domaine du pénal, sont évoqués», révèlent les deux spécialistes avant d’ajouter : «Les enfants interrogés mettent par contre en avant un éventail de faits dont la répétition quotidienne et l’accumulation semblent faire réellement violence aux élèves qui y sont confrontés : coups sous différentes formes, insultes, humiliations, punitions disproportionnées ou imméritées, sanctions par diminution des notes d’évaluation, manque de respect, de justice, d’écoute et de compréhension, discriminations entre élèves, abus d’autorité, stricte application du règlement scolaire, etc.» Selon les auteurs de cette étude, il existe ce qu’elles appellent un «curriculum caché» qui double le «curriculum prescrit», c’est-à-dire l’ensemble des savoirs à inculquer aux élèves, et ce curriculum caché «a une charge morale plus évidente et à travers lequel on contribue d’une manière souvent implicite et invisible à la socialisation des élèves. Cette socialisation se trouve à la limite de l’endoctrinement. C’est ce qui semble se réaliser au sein du système éducatif algérien». Ce curriculum caché «représenterait la ‘‘(sous)culture implicite de l’école’’», appuient-elles. Les auteurs font remarquer, par ailleurs, que toute institution éducative s’insère dans un «macrocontexte socioculturel et sociopolitique», et dans cette perspective, estiment-elles, «ces microviolences du curriculum caché seraient à rapporter à l’existence d’une perméabilité entre les différents contextes socioéducatifs dans lesquels évolue l’élève et marqués à des degrés divers par la violence globale diffuse qui traverse le champ social depuis les années noires».
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