Né en 1938 dans les Aïth Oughlis dans la région de Sidi Aïch, je faisais partie d’une génération qui a mûri très tôt du fait des humiliations, des crimes et des injustices que nous subissions quotidiennement du colonialisme. Nous étions étrangers dans notre propre pays ; pire, nous étions considérés comme des sujets français du fait du code de l’indigénat de 1871, c’est-à-dire avec des obligations et sans aucun droit. Cette situation nous a forgés de sorte que notre ennemi était montré du doigt depuis le berceau et chacun de nous attendait l’heure de la vengeance. Et les massacres du 8 Mai 1945 furent un déclic pour tous les Algériens qui, après de vaines revendications, étaient parvenus enfin à comprendre que l’heure est venue pour passer à l’action armée ; le 1er Novembre 1954 est enfin arrivé. Et c’est en septembre 1956, un mois après le Congrès de la Soummam, que je pris le maquis, au moment où j’étais étudiant gréviste, tout comme de nombreux autres jeunes. Mon arrivée au maquis fut un rêve, surtout au moment de ma rencontre avec Amirouche Aït Hamouda. Et lorsqu’il me confia une première mission, je me suis senti très fier. Je devais en effet transporter sur mon dos la somme de 100 millions d’anciens francs depuis notre PC de Wilaya à Mezouara (Akfadou) jusque dans les Bibans, plus précisément au village Moka où un responsable m’attendait pour acheminer une telle fortune jusqu’aux Aurès. Mon bonheur fut lorsque, une dizaine de jours plus tard, je rendis compte au commandant Amirouche de l’accomplissement de la mission et que l’argent n’est pas tombé entre les mains de l’ennemi, comme il me l’avait ordonné. Je venais d’avoir mes dix-huit ans. Nous avons sillonné tout le territoire de la Wilaya III pour répondre aux besoins de notre Révolution. De la Soummam à l’Oued Isser et Boubehir, de l’Akfadou à la forêt de Mizrana, nous n’avions connu aucun répit, toujours pour mieux servir. Et en juin 1959 dans le douar Nezlioua, près de Draâ El Mizan, nous avions affronté les forces ennemies sur un terrain découvert. Devant la situation critique où nous nous trouvions, mes compagnons et moi avions dû notre salut à un soldat anonyme qui, du haut de son half track, avec une mitrailleuse braquée en notre direction, nous faisait signe de passer de son bras largement déployé, alors que nous étions à une vingtaine de mètres seulement. Non loin de là, au village Taouarirt, près de Boghni, nous avions attaqué le poste militaire le 31 octobre 1959 à minuit pour marquer le cinquième anniversaire du déclenchement de notre glorieuse Révolution. Nous étions alors un groupe d’une dizaine de moudjahidine portant des armes hétéroclites. En plus, nous étions en pleine opération «Jumelles», au cours de laquelle des dizaines de milliers de soldats passaient toute la région au rouleau compresseur. Lorsque nous avions tiré les premières rafales, nous étions envahis par une immense fierté pour avoir suivi la voie de nos aînés de Novembre. Nous savions que tous les soldats se trouvant dans la région se dirigeraient vers nous tel un essaim d’abeilles pour venger notre hardiesse, en ces moments où il fallait se tenir à l’écart et laisser passer la vague. Mais grâce à cette population de Boufhima, de Pirette qui nous a toujours soutenus et encouragés, nous allions de plus en plus de l’avant vers l’aube de la victoire. Et à Boghni, nous nous réfugiâmes au Bordj turc chez un gardien de prison pour fuir les forces de l’opération «Jumelles». Et le douar Aït Khoufi qui, du haut de ses cimes, nous accueillait, jusqu’à Tala Guilef pour sentir le grand air et laisser le champ libre aux soldats dans l’Azaghar où le relief nous est défavorable. Le capitaine Benour Ali, héros de la Basse Kabylie, n’était pas loin pour veiller à nos escapades. Et puis, vers fin octobre de la même année, il fut grièvement blessé et capturé dans les Aït Yahia Oumoussa, en même temps qu’Oukil Ramdane,l’infirmier de région. Devant son entêtement à refuser les tentatives de revirement, il fut exécuté. Son image restera toujours en moi, comme un homme affable, aimable et un vrai chef de guerre. Depuis, l’ambiance ayant changé dans la Zone 4, j’étais heureux de recevoir ma mutation en Zone 3. Et au PC, je retrouvais mon ami Ouali Aït Ahmed, Rahim Hamoutène, Moh Amirouche, Omar Taouinte et les autres membres de notre équipe. Et c’est là, à Tala Igouraouène, que nous avons reçu le colonel Salah Zamoum qui revenait d’un voyage à Paris où il avait rencontré le général de Gaulle. Il voulait surtout connaître les intentions du président français, quant à l’application de l’autodétermination du peuple algérien que le général avait proclamée quelques mois auparavant. N’ayant pas obtenu l’autorisation de consulter les 5 prisonniers de la santé et de rencontrer les membres du GPRA, l’affaire de l’Elysée s’est terminée en queue de poisson. Alors qu’à l’époque, nous désapprouvions son initiative, aujourd’hui nous trouvons cela normal après avoir découvert les intrigues des chefs de l’extérieur et l’abandon des maquis par ceux-là mêmes qui étaient chargés de nous approvisionner en armes. Quelques mois plus tard, je recevais une promotion d’aspirant du colonel Si Mohand Oulhadj avec affectation dans la vallée de la Soummam dévastée par l’opération «Jumelles» ; j’ai senti une joie de me rapprocher de ma famille, mais aussi une inquiétude devant tous les dangers qui nous attendaient dans cette région meurtrie. D’ailleurs, nous étions tombés dans un grand ratissage le jour-même où nous avions traversé le Djurdjura. C’était difficile, car nous avions assisté à la mort en direct de Md Améziane Ouhnia et de ses deux camarades retranchés dans une grotte au-dessus du village Timeliouine. Tout près de nous, un hélicoptère a déchiqueté leurs corps à l’aide de roquettes téléguidées. C’était un mauvais présage. Avec mes chefs et mes camarades, nous nous sommes attelés à reprendre en main cette région : reprendre la confiance de la population dont les villages étaient détruits pour leur fidélité à l’ALN. Nous devions également aller au-devant des moudjahidine éparpillés un peu partout, contacter les personnalités, les harkis, goumiers, pour faire passer le message que la victoire est au bout du chemin et qu’ils devaient rallier les rangs de la Révolution avant qu’il ne soit trop tard. Pour mieux nous rapprocher d’eux, nous nous sommes introduits en pleine ville d’Akbou pour nous réfugier chez Tahar Hamitouche, dont la maison se trouvait juste en face de la caserne, et c’est là que nous avons repris goût avec «le monde civilisé», en voyant l’électricité, les gens manger à table, dormir dans un lit douillet, etc. Et c’était au sortir justement de la ville, le 12 novembre 1961, que nous nous sommes retrouvés à Tiouirine (Ighzer Amokrane) dans la maison «Julien», une ancienne demeure abandonnée par un Français. Avec le froid qui sévissait dehors, ce fut avec bonheur que nous nous sommes retrouvés dans le grenier, un coin chaud à l’abri du vent et de la pluie. Il y avait des couvertures et même un réchaud à alcool pour préparer notre café. Le lendemain vers 8 heures trente, j’entendis parler français en contrebas. Et au fur et à mesure, les voix se rapprochaient jusqu’à l’entrée. L’officier défonça la porte d’un coup de godasses et cria : «Amenez-moi l’échelle !» Je tressaillis et lorsque j’entendis l’échelle cogner le mur, je me suis dit que c’était la fin ; aujourd’hui, notre heure a sonné. Nous allions affronter les soldats dans les pures traditions de l’ALN, combattre jusqu’à la dernière cartouche. Tandis que mes deux compagnons paniquaient, je pris ma mitraillette et visais le trou béant du plancher d’ où allait émerger l’officier. En l’espace de quelques secondes seulement, je revis le visage de ma mère, celui de mon frère et je sentis une douleur atroce au niveau de l’abdomen. Subitement, le buste de l’officier apparut, comme transporté d’un musée : je dis adieu à la vie et tirait deux rafales de mitraillette en visant la poitrine. Il tomba tel un pantin. Deux autres soldats montèrent à nouveau et subirent le même sort. J’ordonnais à mes deux compagnons de me suivre dehors pour ne pas griller comme des rats. La deuxième porte de sortie était fermée à clef ; je tirais deux rafales et elle s’ouvrit aussitôt. Je remplaçais le chargeur de ma mitraillette et sautais à l’extérieur. Nous étions étonnés de n’avoir pas trouvé de soldats lorsque, subitement, j’aperçus au ciel deux avions qui fonçaient droit sur la maison ; nous avions juste le temps de nous en éloigner de quelques mètres et voir les pierres et les tuiles voler en éclats. Et c’est aussi au même moment que les soldats nous reçurent avec un feu nourri. Nous ripostâmes et étions pris, d’une part, entre les soldats et la maison en flammes, les roquettes et la mitraille des avions, d’autre part. Il nous fallait quitter rapidement les lieux. Et sans réfléchir, nous dévalâmes la pente pour traverser la RN 26 et nous engouffrer dans le village de Tiouririne, avec l’espoir de trouver notre salut. Les soldats nous poursuivaient ; dans les étroites ruelles, nous pûmes leur échapper, du moins pour le moment. Nous les entendions crier un peu partout ; au bout de quelques minutes, tout le village était encerclé. Subitement, nous vîmes une femme courir vers nous pour nous interpeller : - «Mes frères, où est-ce que vous allez comme ça ? Les soldats sont partout. Suivez-moi pour vous cacher chez moi ; hier j’ai ramené des champs des branches d’oliviers et j’essayerai de vous y camoufler.» Nous la suivîmes, avec l’espoir qu’elle allait trouver une solution magique pour nous sauver de la mort ; au moment où nous entendîmes les voix de soldats se rapprocher, nous nous engouffrâmes dans la maison. A l’intérieur, la brave femme interpella son mari : - «Ces deux moudjahidine risquent d’être tués par les soldats. Si tu acceptes, je vais les camoufler derrière la maison.» Et l’homme de nous répondre : - «Soyez les bienvenus mes frères ; nos vies ne sont pas plus précieuses que les vôtres. Nous allons vivre ensemble ou mourir ensemble.» Nous étions soulagés et encouragés par de telles paroles. Et la femme nous pressa de la suivre. Elle nous installa entre le mur de la maison et une haie de cactus en jetant sur nous toutes les branches d’oliviers qui se trouvaient à proximité. Maintenant, les soldats n’étaient pas loin ; elle jeta un regard circulaire sur nous avant de courir rejoindre son mari. Dix minutes plus tard, nous entendîmes un violent coup de pied contre la porte. Et la voix menaçante des soldats : -«Où sont les fellagas ? Nous les avons vus entrer chez vous !» Des coups de pied et des coups de poing tombèrent sur le couple. Nous le comprenions à leurs gémissements. Pendant que l’homme et la femme continuaient à crier leur innocence, des soldats fouillaient la maison de fond en comble. Et lorsque nous les entendîmes sortir, nous sentîmes un grand soulagement. Ainsi, notre mort n’était pas au rendez-vous. Nous restions à l’affût, prêts à tirer jusqu’à 17h quand les soldats rejoignirent leurs camions pour quitter les lieux. Ils venaient de subir un autre revers : leur capitaine tué et deux soldats blessés. La nouvelle de notre présence chez Ali et Fatima Aberkane s’est répandue sur le village de Tiouririne telle une traînée de poudre. Les gens qui assistaient de loin à l’accrochage se sont précipités vers nous pour nous embrasser, pleurant de joie en remerciant Dieu pour nous avoir épargnés d’une mort certaine. Une procession de femmes, d’hommes et d’enfants déambulait à travers les ruelles à la recherche d’informations. Et lorsqu’ils apprirent que nous étions sains et saufs, ils s’interpellaient pour annoncer la bonne nouvelle. Et c’est dans un air de fête que chacun rejoignit sa demeure, avec la satisfaction de voir encore une fois les moudjahidine triompher. Déjà l’heure de l’indépendance commençait à pointer. Avec les négociations d’Evian, nous sentions la fin de la guerre. Et le 19 mars 1962, ce fut le cessez-le-feu, c’était la fin des souffrances, des larmes et de la mort. Une nouvelle vie commençait pour nous. Je reçus mon affectation au sein de la commission de cessez-le-feu composée à égalité d’officiers de l’ALN et de ceux de l’armée française. Nous étions chargés de veiller à l’application des Accords d’Evian jusqu’à la proclamation de l’indépendance le 5 juillet 1962. Notre mission est accomplie et notre cause a triomphé grâce à tous ces martyrs, à ces moudjahidine et à ce peuple qui ont contribué à ce grand jour. Aussitôt, j’ôtais ma tenue militaire et remis mon arme à mes chefs. Je devais préparer ma réinsertion dans la ville civile. J’embrassais la carrière hospitalière en reprenant en même temps mes études jusqu’à l’obtention d’une licence en droit et du diplôme à l’Ecole nationale de la santé publique de Rennes (France). Avec la lutte des clans, les combats fratricides de 1962-1963, nous ressentions un goût amer de cette indépendance pour laquelle des centaines de milliers d’Algériens sont morts. Nous voyons les miliciens envahir les villes, les faux moudjahidine s’infiltrer dans nos rangs, les imposteurs qui nous combattaient hier et qui se retrouvent aujourd’hui à «l’avant-garde» exhibant leur patriotisme et se «préoccupant» de l’avenir du pays. Parfois, nous avons mal d’entendre dénigrer des moudjahidine, ces héros qui ont affronté la quatrième puissance mondiale avec presque les mains nues. Plus de 50 ans après, que reste-t-il de cette gloire de l’ALN, de cette magnifique Révolution qu’aucun pays n’a connue ?+ Le message n’est pas transmis dans sa pureté et des repères perdus auprès de nos jeunes. L’histoire authentique n’est pas abordée et encore moins enseignée ou écrite. Aujourd’hui, ces chefs qui nous ont guidés dans les maquis sont tous partis. Les glorieux moudjahidine partent les uns après les autres non sans amertume. Gloire à nos chouhada.
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