vendredi 3 novembre 2017

Le modèle extractiviste de développement a été dans la pratique un mécanisme de pillage et de dépendance néocolonial

Hamza Hamouchene organise et participe à des caravanes de solidarité internationale pour visiter des sites de résistance aux différentes formes de dépossession. Il nous parle de l’extractivisme, terme qui réfère aux activités qui déplacent de grandes quantités de ressources naturelles sans les traiter, en particulier pour l’exportation. - Ce printemps, vous avez participé à une caravane de militants partie à la rencontre de Tunisiens mobilisés sur les questions des droits sociaux et de l’extractivisme. Comment est née cette initiative ? D’après mon expérience militante au Maghreb/Afrique du Nord, j’ai compris qu’un travail progressiste et radical (dans le sens anti-systémique) au niveau régional est essentiel. Cela est devenu l’une de mes convictions les plus profondes. Il est évident qu’il y a des liens historiques forts entre les peuples de cette région, promus et défendus par d’importantes personnalités révolutionnaires lors de la période coloniale. D’autant que ces pays sont tous confrontés à une offensive néolibérale aiguë afin de s’ouvrir davantage aux multinationales et de s’agenouiller un peu plus devant la domination impérialiste. Cela donne naissance à des formes de résistance qui ont tendance à être semblables. C’est pour cette raison que je suis passionné et je fournis tant d’efforts à créer des liens entre luttes, communautés et organisations touchées par l’extractivisme et le pillage néocolonial des terres et des ressources. Pour cela, il n’y a pas mieux que d’organiser des caravanes de solidarité internationale pour visiter des sites de résistance aux différentes formes de dépossession. Donc, le printemps dernier, 25 militants d’Afrique du Nord et d’Amérique latine qui travaillent sur des questions liées à l’extractivisme, à la souveraineté sur les ressources naturelles et aux droits des travailleurs, ont rendu visite à certaines de ces communautés dans le sud de la Tunisie (Gabès, Redeyef, Ouam Laarayes dans le bassin minier de Gafsa et l’oasis de Jemna) pour apprendre et exprimer leur solidarité avec ceux qui combattent les injustices liées à l’exploitation minière, au pillage des ressources et à la confiscation des terres. Comme la caravane précédente qu’on a organisée au Maroc l’année dernière, où nous avions visité la ville industrielle de Safi ainsi que les villages d’Imider qui luttent toujours contre la plus grande mine d’argent en Afrique, cette caravane en Tunisie a été vraiment une expérience extraordinaire de solidarité active, d’éducation politique et de réflexion sur les alternatives et les modes de travail collectif. - Et vous avez produit un film sur cette expérience ! Oui. On était accompagné par un ami marocain, Nadir Bouhmouch, un jeune réalisateur talentueux. Comme l’expérience était riche, nous avons décidé de partager quelques moments avec le public afin de mettre en lumière l’impact social et environnemental des industries extractives. Nous souhaitions aussi mettre en lumière la résistance des communautés tunisiennes, expliquer au public que les gens ne sont jamais des victimes passives, mais des acteurs actifs qui résistent et prennent des initiatives inspirant beaucoup de monde, et plus précisément l’emblématique exemple de l’oasis de Jemna. Cette expérience représente une forme alternative de gouvernance économique par excellence, reprenant le contrôle de ses moyens de subsistance et autogérant de façon collective ses terres et ses ressources pour le bénéfice de la communauté. Le documentaire est une série de quatre vidéos qui seront lancées gratuitement à partir du 5 novembre sur internet. Le documentaire retrace la caravane depuis la ville côtière de Gabès à Redeyef en passant par Oum Laarayes dans le bassin minier de Gafsa et finissant à Jemna. Nous l’avons nommée Paradis de la Terre, en référence à l’historien Ibn Khaldoun qui, à une certaine époque, décrivit Gabès comme un «paradis sur terre». Gabès n’est pas le seul endroit qui était un paradis, d’autres paradis ont été victimes de la violence coloniale et néocoloniale, comme leurs habitants Les Damnées de la Terre. En ce sens, le titre s’inspire aussi de Fanon. - Et la caravane accueillait aussi des militants d’Amérique du Sud, visiblement confrontés aux mêmes défis. Il faut dire que l’extractivisme, qui touche donc toutes les régions du monde, est surtout remis en question dans les pays en voie de développement ? Effectivement ! Tout d’abord, laissez-moi donner une petite définition de l’extractivisme : le terme réfère à ces activités qui déplacent de grandes quantités de ressources naturelles sans les traiter (ou traitées à un degré limité), en particulier pour l’exportation. L’extractivisme ne se limite pas aux minéraux ou au pétrole. Il est également présent dans l’agriculture, la sylviculture, la pêche et même le tourisme qui demande une utilisation intensive de l’eau. En fait, j’étais consterné de voir la construction de terrains de golf dans des régions arides et semi-arides au Maroc. Fanon a eu raison dans sa critique du tourisme, qu’il considérait comme une industrie postcoloniale par excellence, où nos élites sont devenues «des organisateurs de fêtes» pour leurs homologues occidentaux au milieu d’une pauvreté accablante. Le modèle extractiviste de développement a été dans la pratique un mécanisme de pillage et de dépendance néocolonial. Il a été mis en œuvre sans prendre en considération la durabilité/soutenabilité des projets ni même de l’épuisement des ressources. Aujourd’hui, la dépendance sur les métropoles/centres impérialistes, via l’exploitation et l’exportation de matériaux bruts, est pratiquement restée la même dans les pays du Maghreb (comme ceux de l’Amérique Latine), à l’exception de quelques aspects de l’extractivisme traditionnel éliminés par une intervention accrue de l’Etat dans ces activités. Au Maghreb comme en Amérique Latine, outre la crise écologique et climatique, on a un épuisement des ressources naturelles causé par un modèle productiviste de développement qui repose sur les industries extractives : pétrole et gaz en Algérie (et dans une moindre mesure en Tunisie), mines de phosphate (Tunisie et Maroc), autres exploitations minières comme l’argent, l’or et le manganèse au Maroc, et sur le modèle agro-industriel, grand consommateur d’eau associé au tourisme (en Tunisie et au Maroc). - Le problème, c’est que l’extractivisme, mené par des entreprises étrangères, est aussi appuyé par les autorités locales. Les militants soulignent d’ailleurs à quel point les Etats postcoloniaux ont renforcé ces politiques… C’est en quelque sorte un mode de survie pour ces élites antinationales qui ne cherchent que leur survie. Les bourgeoisies locales tirent partie des activités extractivistes au Maghreb et souvent elles sont même des investisseurs de poids. Et il est vrai que ces politiques ne travaillent pas les intérêts des peuples, bien au contraire, elles ont contribué à créer un système de rente -dont profitent largement les élites politiques- par le biais de mise en place d’un système de concession au profit du secteur privé et des investisseurs étrangers. Et tout cela, bien évidemment, contribue à accentuer les inégalités de richesse et donc à appauvrir les populations qui se retrouvent privées de leur droit aux ressources. Vous devez penser que j’exagère, mais j’ai été étonné et attristé d’entendre,  très souvent, tant au Maroc, en Algérie qu’en Tunisie, des comparaisons faites entre les méfaits des industries postcoloniales et celles de l’époque coloniale ; dans certains cas, il était même suggéré que les colonialistes français étaient plus cléments. Personnellement, je pense que ces comparaisons sont une remise en cause d’un colonialisme interne qui défend un modèle extractiviste de développement qui dépossède les populations et leur fait payer les coûts socio-environnementaux qui en résultent. Les habitants de ces régions ont des doléances anciennes qui font parfois irruption dans des soulèvements. Même chose dans les cas de In Salah, en Algérie, où les gens se sont soulevés massivement en 2015 contre les plans de fracturation hydraulique de leurs terres et de pollution de leurs eaux ; de l’émergence du mouvement des chômeurs en 2013 à Ouargla, près de la riche ville pétrolière de Hassi Messaoud ; du soulèvement de 2008 du bassin minier de Gafsa, en Tunisie (qui a dû affronter une répression sanglante de la part du régime de Ben Ali) et de la lutte toujours en cours de la communauté d’Imider au Maroc contre le Holding royal de la mine d’argent qui s’approprie leurs ressources naturelles (y compris l’eau) et appauvrit la région. - La médiatisation des mouvements de protestation met surtout l’accent sur les revendications sociales mais l’extractivisme impacte aussi, de manière dramatique, l’environnement – on parle d’«écocide». Le cas du bassin minier de Gafsa en Tunisie est particulièrement représentatif. Vous pouvez nous expliquer ce qui s’y passe ? Outre la pollution, la destruction de l’environnement et la prévalence de certaines maladies comme le cancer, j’ai vu au cours de mes enquêtes sur des sites d’extraction minière et de combustibles fossiles, ce que David Harvey appelle «l’accumulation par dépossession» et ce que Samir Amin décrit comme «le développement du sous-développement». Aujourd’hui, on peut dire que la pauvreté dans ces régions est liée à l’existence d’importantes ressources naturelles, par exemple, les villes gazières et pétrolières d’In Salah et Hassi Messaoud en Algérie, les villes phosphatières de Gafsa et Gabès en Tunisie, la ville industrielle de Safi ou la mine d’argent du village d’Imider au Maroc. Tel est le paradoxe de l’extractivisme dans un système capitaliste où des zones de sacrifice sont créées afin de maintenir l’accumulation du capital. Quand je dis zones de sacrifice, c’est vraiment cela que je veux dire. In Salah, en Algérie, est l’une des plus riches villes de gaz sur le continent africain, mais c’est une ville laide, avec une très mauvaise infrastructure. Les habitants ont renommé le seul hôpital qu’ils ont par «l’hôpital de la mort». Gabès en Tunisie est la seule oasis méditerranéenne côtière au monde surnommée «le paradis sur terre», avant l’installation, dans les années 1970, d’une usine chimique sur ses rives pour traiter le phosphate. Cette usine a provoqué un véritable écocide dans l’oasis, pillant ses eaux, polluant l’air et la mer et tuant certaines espèces de sa faune et de sa flore. En 2008, les résidents de Redeyef au bassin minier de Gafsa se sont soulevés contre les pratiques corrompues d’embauche dans les mines. Les événements, marqués par la répression violente exercée par le régime de Ben Ali, ont été considérés comme la première étincelle qui a déclenché la révolution de 2011. Au cours des dernières années, plusieurs usines de la région ont été occupées par des jeunes sans emploi, stoppant la production et plusieurs manifestations ont été organisées pour dénoncer les pénuries d’eau causées par l’usage excessif qu’en fait l’entreprise de phosphates. Je pense que c’est quand même assez étrange d’avoir des chômeurs dans des régions aussi riches en ressources. La vérité est que le secteur extractif, orienté vers l’exportation, non seulement ne crée pas de richesses pour les marchés locaux et, contrairement à ce qu’on raconte, n’est même pas générateur de suffisamment d’emplois.  

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