Des architectes exclus se disant lésés organisent la riposte. Ils saisissent le directeur de l’architecture au niveau du ministère et la direction du registre du commerce. En 2018, le Conseil national de l’Ordre des architectes (CNOA) refuse d’inscrire les architectes exerçant sous forme de Sarl, Eurl et SPA au tableau national des architectes. Les conséquences de cette décision, longtemps différée, prennent vite l’allure d’une affaire d’Etat. Le Conseil croit agir conformément à la loi 94/07 relative à la production architecturale et à l’exercice de la profession d’architecte. Mais de l’autre côté, des architectes exclus se disant lésés organisent la riposte. Ils saisissent le directeur de l’architecture au niveau du ministère et la direction du registre du commerce. Certains ont même recours à des intermédiaires ayant de l’influence dans les rouages de l’Etat. Le 11 janvier 2018, le député RND Abdelkrim Chenini, de Constantine, lui-même propriétaire d’une entreprise de travaux publics, adresse une question écrite au ministre de l’Habitat sur l’exercice de la profession d’architecte sous forme de Sarl, Eurl et SPA. Il se réfère à des textes de loi garantissant à quiconque l’exercice de son métier sous forme commerciale. Et aussi au décret législatif 94/07, lequel, selon lui, n’a pas interdit cet exercice aux personnes morales, c’est-à-dire sous forme commerciale. Le député, qui fait en filigrane le reproche au CNOA, interroge le ministre si cette forme est contraire à la loi, si l’architecte est autorisé à ouvrir un cabinet pluridisciplinaire tout en étant agréé et, enfin, si la qualité de salarié concerne seulement l’architecte employé par un architecte agréé. Pour terminer, il lui demande de résoudre ce problème qui, selon lui, a mené à la fermeture «des sociétés privées et publiques et le renvoi de beaucoup d’employés». Le 11 mars 2018, soit deux mois après la lettre du député, la réponse de Abdelwahid Temmar tombe. Le ministre, lui-même architecte, se réfère aux articles 4 et 7 de la loi 07/94 pour conclure que l’exercice dans le cadre de ces sociétés n’est pas en contradiction avec la loi et que l’architecte peut avoir un bureau pluridisciplinaire à condition de détenir un agrément. Il renvoie aussi le député à une décision interministérielle du 18 mai 1988 qui explique comment appliquer les travaux de construction, en précisant que l’article n’a pas déterminé la nature de l’employé. A la fin, le ministre informe le député que l’objet de sa préoccupation est en étude au niveau du ministère dans le cadre d’un décret exécutif. La noblesse bradée Cette réponse qui soulage manifestement les plaignants, prononcée à partir d’une position politique qui veut ménager la chèvre et le chou (lire l’entretien), ne fait cependant qu’aiguiser la contradiction entre partisans et opposants à la forme commerciale. En effet, la corporation est majoritairement hostile à la diversification des formes d’exercice de la profession et tient jalousement à la noblesse du métier qui, en aucun cas, pense-t-on, ne doit se soumettre à la logique commerciale et ses formes. Tout comme les professions d’avocat, de médecin ou de notaire. On ne connaît point de Sarl d’avocats ou de médecins ! Au sein de la tutelle, cette position a longtemps été tranchée. Dans un télex daté du 9 octobre 2011 et envoyé sous forme de lettre de rappel à ce sujet par la direction générale de l’urbanisme et de l’architecture auprès du ministère de l’Habitat et de l’Urbanisme, le refus est sans équivoque. «En rappel à mon envoi visé en référence et conformément aux dispositions de l’article 19 du décret législatif 94/07 du 18 mai 1994 relatif aux conditions de la production architecturale et à l’exercice de la profession d’architecte, je tiens à vous préciser que dans le cadre de ses missions, l’architecte ne peut exercer la profession sur le territoire national que selon la forme libérale (à titre individuel) ou la forme de société civile professionnelle d’architecture (en qualité d’associé) et/ou selon la forme de salarié au sein d’une société ou d’un bureau d’études public. En conséquence, aucune forme d’exercice ne peut être acceptée, notamment la forme de “Sarl”, “Eurl”, “SPA” et tout autre bureau d’études techniques, hormis ceux relevant du secteur public qui continuent d’exercer à titre exceptionnel et transitoire, sous forme actuelle, conformément au télex n° 46/DAU/2005. J’attache une importance particulière stricte de cette note», écrit le directeur général de l’urbanisme et de l’architecture, à l’époque Fayçal Ouaret. L’architecture pour les architectes La décision prise par le CNOA est saluée, par ailleurs, par de nombreux architectes qui y voient un coup de balai dans une corporation qui souffre d'un mal profond à cause de l’anarchie et du parasitisme. Un collectif d’architectes, connus pour avoir assumé des responsabilités aussi bien au sein de l’Ordre que dans l’enseignement, vient de signer un véritable manifeste, où il prend position, entre autres, sur ce sujet. Dans cette déclaration (en notre possession), les signataires se basent sur un chapelet d’articles de loi qui tranchent explicitement la question. Il est cité notamment l’article 4 du décret législatif 94/07 du 18 mai 1994, qui stipule que «toute personne physique ou morale, qui désire entreprendre une construction soumise à visa de l’architecte agréé, doit faire appel à un architecte agréé pour l’établissement du projet au sens de l’article 55 de la loi 90.29 du 1er décembre 1990 relative à l’aménagement et l’urbanisme…» Ou encore l’article 9 : «Est désigné par maître d’œuvre en architecture, l’architecte agréé qui assure la conception et le suivi de réalisation d’une construction.» Les rédacteurs de cette déclaration estiment, par conséquent, que «nulle société à capital (SPA, SNC, Sarl, Eurl) n’est autorisée à exercer la profession d’architecte», en concluant que «la réponse du ministre au député ne reflète, ainsi, ni la philosophie ni le sens de la loi». Au sein de la corporation, la contradiction cristallisée autour de cette question semble illustrer tous les antagonismes nés depuis au moins une décennie entre un clan qui s’attache encore à la dimension noble de cette profession et un autre clan qui y trouve juste un moyen d’enrichissement. Deux mondes qui se battent autour d’enjeux culturels et financiers et qui trouvent leurs expressions et leurs relais aussi bien au sein des institutions de l’Etat que dans les cercles d’influence liés notamment au pouvoir de l’argent.
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