Mohammed Harbi a accompagné la revue Naqd depuis ses débuts, et c’est en membre de la famille qu’il a été accueilli à l’occasion de la célébration du 25e anniversaire de la revue, ce samedi, au Sofitel. Mohammed Harbi n’est évidemment pas venu les mains vides. De sa voix sereine, il a gratifié l’assistance qui a afflué en nombre pour ce haut moment de partage de précieux éléments de compréhension à même de nous aider à mieux saisir et mieux construire notre «roman national». Sous le titre : «Dire notre histoire. Libres propos sur les pièges du langage», Harbi note d’emblée que «pour beaucoup de gens à l’extérieur de notre pays, l’Algérie est un sujet d’histoire important». Il attire aussitôt l’attention sur les pièges de la manipulation qui minent assez souvent l’appareil discursif (qu’il soit politique, médiatique ou même historiographique), en particulier lorsqu’il est question du récit historique. «George Orwell, prophétisant 1984, nous a expliqué ce qu’il advient quand une technique de manipulation s’empare des mots, et comment la novlangue, c’est-à-dire la nouvelle langue, se joue de l’ancienne langue et transforme les choses», dit-il avant de faire remarquer : «Il y a à propos de notre pays une véritable guerre des sens, et cette guerre des sens va continuer encore longtemps parce que l’Algérie, comme terrain d’observation, reste un sujet passionnant malgré la difficulté des recherches et [l’emprise] d’une société politique qui verrouille l’accès à l’information et met en scène une vérité travestie afin de protéger son pouvoir». Décortiquant le régime politique en Algérie, l’auteur de Le FLN, mirage et réalité estime que «c’est un régime qui n’est ni dictatorial ni totalitaire», mais «de type autoritaire». «La militarisation du pays, poursuit-il, a été faite dans un contexte de guerre, et chaque crise interne ou régionale renforçait l’importance et la position de l’armée.» Harbi note par ailleurs que «les militaires partent très tôt à la retraite et vont dans les administrations civiles.» Il faut donc tenir compte de cette «pénétration de l’armée dans l’administration et dans les institutions civiles». Et d’en déduire que «par différents biais (…), le militaire est devenu dans notre pays l’acteur hégémonique. Je dis hégémonique, je ne dis pas ‘‘exclusif’’ », précise-t-il. Dès lors, «la coercition devient le mode premier de l’exercice du pouvoir», pointe-t-il. «Mais, comme je le disais, ce pouvoir n’est pas dictatorial parce que la société algérienne reste vivante malgré tous les avatars de l’histoire», nuance l’historien. Analysant les instruments du pouvoir, Harbi considère que «le FLN, en réalité, n’a jamais existé comme parti.» «La militarisation imposée par la guerre a fait que très rapidement le secteur civil a été intégré au secteur militaire qui a pris le dessus.» D’après lui, le FLN était «très peu apte à encadrer et à mobiliser. Ce qui fait qu’en définitive, ce sont les organismes de l’armée qui se sont substitués subrepticement à lui, et qui ont plus ou moins encadré la société en pénétrant dans tous les secteurs.» «La sélection des élites nouvelles s’est faite indépendamment du secteur civil», appuie-t-il. «La langue de la démocratie» L’auteur de L’Algérie et son destin observe : «Le problème fondamental de l’Algérie, c’est de refonder la nation. Parce que la question de la nation n’a pas été tranchée avant l’insurrection. Et le monopole a fait que pendant toute la guerre, il y avait un silence sur le contenu de cette nation. Mais ce problème va revenir très rapidement au lendemain de la guerre», souligne Mohamed Harbi. «Un autre problème, c’est le refus de reconnaître la diversité de cette société. Et c’est sur ce sujet-là qu’intervient le problème de l’histoire», ajoute-t-il. L’historien plaide pour un nouveau langage en proclamant : «Les Algériens ont à élaborer un langage commun, et pour l’élaboration de ce langage, il y a une importance décisive qui est celle de l’histoire. Alors l’histoire doit d’abord répondre à une refondation (…), elle doit également répondre à la question de l’ethnicité. La question de l’ethnicité ne se pose pas simplement en Kabylie, mais se pose aussi dans d’autres régions de l’Algérie», dissèque-t-il. Harbi cite aussi la place de la religion. «Le premier des espaces historiques du politique a été l’espace religieux, et cet espace a été plus ou moins occulté pour une raison très simple : c’est qu’à travers la nature de l’encadrement algérien qui appartient si vous voulez à la formation plus ou moins occidentale, l’idéal républicain est au cœur de l’idée de construction de l’Etat. Et soudain on se retrouve, du fait des échecs économiques, des échecs sociaux, devant une réinscription dans l’espace politique, de l’imaginaire islamique. Et ça a été, à mon avis, la crise la plus grave dans l’histoire récente et elle est toujours en cours», décrypte-t-il. «Pour la création d’un langage commun, préconise l’orateur, il faut une déconstruction de l’idéologie nationaliste. Une vraie déconstruction.» «Il ne faut pas confondre unité et unanimisme», prévient-il dans la foulée. «Or, dans la pratique algérienne, l’unanimisme apparaît aux gouvernants comme la meilleure réponse à la segmentation qui existe dans la société.» Pour le conférencier, «cette segmentation doit être surmontée par un travail centré sur la reconnaissance de la diversité du pays et confiée à des hommes politiques qui ont le contact avec la population. Mais pour qu’elles aient un contact avec la population, il faut qu’elles en émanent. Là est posé le problème de la représentation. La représentation ne s’achète pas, elle se conquiert, dans le rapport avec la masse, avec les problèmes qu’elle pose, avec ses attentes. C’est une pratique qui n’a pas beaucoup caractérisé l’Algérie.» Harbi termine en insistant sur «le rôle de l’histoire» qui, d’après lui, «est de répondre au problème de l’ethnicité, de répondre au problème des rapports entre le nationalisme et la collaboration…». Il relève que ce sont là des sujets qui «reviennent progressivement». En visionnaire, il prévient : «Les problèmes qu’on a évités vont revenir à la surface, et donc il vaut mieux les prévenir avant qu’ils ne se manifestent sous une forme véritablement conflictuelle. L’importance de l’histoire, elle est là.» Et de conclure : «La langue de la démocratie est une langue étrangère à la démarche nationaliste. Il faut considérer en Algérie la langue de la démocratie comme un imaginaire qui permet de se frayer un chemin vers autre chose, vers un régime démocratique, mais jusqu’à présent, cette langue ne correspond pas à ce que les gens en attendent.»
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