La pensée critique dans un monde en plein bouleversement». C’est l’intitulé d’une table ronde en quatre actes que la revue Naqd a organisée, samedi dernier, au Sofitel, pour marquer le 25e anniversaire de sa création. Une dizaine d’intervenants se sont ainsi succédé à la tribune de la salle «Orchidée» pour «penser la crise» du monde contemporain, triturer les questions liées au «roman national», à l’identité, faire le bilan des droits acquis et ceux qui restent à conquérir, défricher les champs de nouvelles déconstructions à l’aune des transformations induites par la mondialisation, l’ordre néolibéral envahissant, ou encore l’irruption du religieux dans la cité. En présentant le parcours éditorial de Naqd, Daho Djerbal relevait le fait que ces questions et bien d’autres étaient partagées par nombre de sociétés de ce qu’il nomme «le sud global». «Pour nous, le Sud global, ce n’est pas le sud géographique, c’est le sud de la pensée critique», précise-t-il. Aussi, l’équipe de Naqd a-t-elle, dès la création de la revue, agrégé autour d’elle «des auteurs de l’ensemble des régions du monde». Une ouverture imposée aussi par une convergence objective des problématiques posées. Le dernier numéro de Naqd, «L’esthétique de la crise II. Par-delà la terreur», illustre d’ailleurs parfaitement cette approche. Il y est question du traitement de la représentation des violences traumatiques dans la production artistique en confrontant les pratiques d’artistes algériens à d’autres expériences esthétiques, à l’image de celles des artistes cambodgiens et dont Soko Phay nous avait donné un remarquable aperçu, l’an dernier, à l’Ecole supérieure des beaux-arts. Ainsi, en même temps qu’elle élargissait son audience, la revue s’ouvrait à des contributeurs du monde entier, à commencer par les intellectuels et chercheurs maghrébins. «Dès le départ, explique Daho Djerbal, nous ne voulions pas être nombrilistes. Nous avons voulu que cette revue soit une revue du Maghreb et plus loin encore.» Les profondes mutations que connaît le monde contemporain ont «tout remis en cause», note le directeur de la revue Naqd. Ces bouleversements nous commandent de «rester éveillés», insiste-t-il. D’où le besoin d’une veille et d’une vigilance permanentes de façon à ne pas céder à la sidération. Ni aux amalgames et autres prêts-à-penser toxiques qui ajoutent au flou apocalyptique plus qu’ils ne le dissipent. «Il nous faut maintenir notre regard avec une distance critique non seulement par rapport au pouvoir gouvernemental, mais aussi à l’égard de toutes les formes de volonté de puissance», martèle Daho Djerbal avec conviction. Pour lui, c’est «faire la démonstration ici et maintenant qu’il peut y avoir un pôle d’expression autonome». Cette résistance de la pensée, souligne-t-il, s’affirme aussi bien face aux oukases du pouvoir politique que devant les tenants de ce qu’il nomme «le jargon de l’authenticité» qui manifestent une «volonté d’imposer un discours, une expression, de l’identité». Il cite, en outre, «le jargon religieux qui abandonne petit à petit tout ce qui est spirituel pour le remplacer par le code religieux, le rituel». Pour l’historien, ce sont là autant de «nouveaux pouvoirs», de «nouvelles façons d’interdire», contre lesquels l’intellectuel critique doit se dresser, droit dans ses bottes. «Dé-démocratisation» Côté conférenciers, c’est Etienne Balibar qui a ouvert le bal avec un exposé consacré à «La pensée critique face à la ‘‘crise’’ de l’ordre social». Professeur émérite à l’université Paris-X (Nanterre), spécialiste de philosophie politique et morale, co-auteur du fameux Lire le Capital (1965) aux côtés (entre autres) de Louis Althusser et Jacques Rancière, Etienne Balibar est, par ailleurs, un fidèle compagnon de route de la revue depuis son lancement à la fin 1991. D’entrée, le philosophe a tenu à mettre en exergue la proximité de la raison critique avec la notion de démocratie. «La critique, au fond, c’est l’élément de démocratie radicale dans le champ de la pensée», dit l’auteur de Spinoza et la Politique. Néanmoins, il met en garde contre «l’illusion impérialiste selon laquelle les modèles démocratiques qui ont été élaborés dans une certaine partie du monde devraient être exportés ou imposés par les armes dans le reste du monde». «Cette façon de voir les choses ne tient pas fondamentalement parce que la démocratie n’est pas un régime, la démocratie, c’est une exigence de liberté, de solidarité. (…) Par conséquent, ce n’est pas une forme définie une fois pour toutes, mais c’est un enjeu dans une lutte permanente qui n’est jamais gagnée», argue-t-il. Etienne Balibar est obligé de constater que nous traversons une «phase régressive du point de vue de l’avancée de la démocratie dans le monde. Certains ont parlé de ‘‘dé-démocratisation’’ ». Il considère que nous sommes sous l’empire d’un «capitalisme mondialisé marqué par des circulations financières, mais surtout par l’unification du marché du travail à l’échelle mondiale mettant en concurrence travailleur du Nord et travailleurs du Sud». Il observe que l’économique et le religieux travaillent nos sociétés d’aujourd’hui par des effets combinés. Il prend toutefois le soin de préciser que «le mot religion ne couvre pas la même signification partout» et que «l’environnement discursif, l’environnement idéologique, lui confèrent des valeurs différentes». D’où la nécessité, selon lui, d’un «travail comparatif, un travail anthropologique, sociologique…» afin de «remettre sur le tapis la question de la nature et des fonctions du religieux». Il faut sortir, de son point de vue, de «l’idée selon laquelle le religieux serait du côté du régressif, de l’archaïque, alors que l’économique serait automatiquement du côté de l’innovation». Il alerte sur l’urgence d’une «réflexion à plusieurs voix», une pensée critique polyphonique : «Toutes ces réflexions se situent dans un contexte de crise, un contexte de violence multiforme, envahissante, obsédante, inquiétante à beaucoup d’égards. La revue Naqd elle-même a été fondée dans un moment où le pays entrait dans une guerre civile terrible. L’expression de ‘‘guerre civile mondiale’’ est en cours, elle circule, peut-être faut-il se méfier de certains discours apocalyptiques, mais là, ils ont l’avantage d’attirer l’attention sur cette économie de violence généralisée dont les composantes sont à la fois de l’ordre d’un capitalisme sauvage et d’une idéologisation tendancielle de la religion». Le philosophe estime que l’espace méditerranéen, traversé qu’il est de moult violences, est, pour cela même, le terreau tout indiqué d’une réflexion commune, et dans lequel pourrait s’exercer un «dialogue permanent» autour d’une «pensée critique à plusieurs voix». Pour Etienne Balibar, ce «dialogue permanent», cette circulation des idées, constituent une «urgence absolument fondamentale».
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