Pour la représentante du Réseau Wassila, la discrimination dans le droit au divorce a des conséquences dévastatrices sur la santé physique et mentale des femmes et des enfants. C’est un constat accablant sur les violences faites aux femmes que celui qu’a livré Fadhila Boumendjel-Chitour, samedi dernier, lors du débat organisé par la revue Naqd, au Sofitel, pour célébrer son 25e anniversaire. Professeure en endocrinologie à la Faculté de médecine d’Alger, ancienne chef de service au CHU de Bab El Oued, Fadhila Boumendjel-Chitour est aussi, évidemment, cette figure emblématique de la lutte pour les droits des femmes et des droits humains en général dans notre pays. Mme Chitour est l’une des fondatrices du Réseau Wassila. Elle était la présidente du Comité médical contre la Torture créé dans la foulée de l’insurrection d’Octobre 1988 et fut également parmi les fondateurs de la section algérienne d’Amnesty International en 1990. Sous le titre : «Quels droits pour les femmes victimes de violence : l’expérience du Réseau Wassila», Fadhila Boumendjel indique que «depuis sa création en 2000, le Réseau Wassila fait de l’aide juridique au bénéfice de femmes et d’enfants victimes de violences sa priorité». «Une juriste assure quotidiennement le conseil et l’orientation des femmes au centre d’écoute téléphonique du réseau Wassila depuis 9 ans.» En outre, une avocate, membre de l’association, «accompagne les femmes victimes à toutes les étapes de la procédure judiciaire». La formidable expérience de terrain du Réseau Wassila, convient-il de souligner, permet de se faire une idée très précise de la condition des femmes victimes de maltraitances «à l’épreuve des réalités politiques, culturelles, religieuses…». Premier constat : «Plus de la moitié des victimes abandonne l’action judiciaire en cours de route. 2 femmes sur 10 seulement arrivent au terme de cette procédure», affirme Fadhila Boumendjel. La conférencière rapporte qu’entre 2014 et 2015, «13 affaires pour violences conjugales très graves ont été traitées par la justice». 7 affaires uniquement sur 13 ont été jugées et les auteurs de ces violences condamnés. Parmi eux, un homme a écopé d’une peine de 20 ans de réclusion pour «tentative d’homicide volontaire avec préméditation». «Sa femme avait été brûlée vive, après avoir été séquestrée», détaille Mme Chitour. Dans un autre cas, l’agresseur a asséné cinq coups de poignard à son épouse, la plongeant dans le coma. Il a été condamné à 4 ans de prison, peine qui sera réduite à 18 mois après appel, puis «elle est commuée à 8 mois après avoir bénéficié de la grâce présidentielle». Autre exemple saisissant : un mari violent a tenté d’égorger sa compagne. Il a étrangement bénéficié d’une relaxe pour «irresponsabilité mentale prononcée à la suite d’une expertise médicale». «Il y a eu 5 relaxes en tout et une peine de prison ferme réduite à huit mois», résume Fadhila Boumendjel. La récidive n’est jamais loin et «le doublement des coups par représailles» est souvent le lot des femmes qui osent se plaindre. «La solution serait la séparation. La victime va être alors confrontée à une réalité terrible», pointe la représentante du Réseau Wassila. Dans son analyse critique, Mme Chitour désigne clairement les injustices inhérentes au code de la famille qui traîne encore tout le poids du patriarcat. «Il nous fait prendre conscience de l’inacceptable inégalité entre l’homme et la femme en matière de divorce», dénonce l’intervenante. «L’époux a droit au divorce, sans justification, alors que la femme ne peut divorcer que sous conditions, la plupart étant impossibles à remplir.» Le Khol’â, une procédure indigne Fadhila Boumendjel attire l’attention de l’opinion sur une flagrante anomalie inscrite dans la loi en faisant remarquer que «la violence, si féroce et dévastatrice soit-elle, ne sera considérée comme un préjudice que si l’auteur a été condamné et que la femme peut produire le jugement définitif». Un document qu’il est difficile de présenter en raison précisément des «relaxes multiples» des conjoints agresseurs. «Cette discrimination dans le droit au divorce est une violation de la constitution de 2016 qui proclame l’égalité homme-femme, et cette violation a des conséquences sur la santé physique et mentale des femmes et des enfants. Elle détruit la femme», insiste la conférencière. De plus en plus de femmes, mentionne-t-elle, ont recours à la procédure de séparation par «khol’â» «moyennant le versement d’une somme» (article 54 du Code de la famille). «Il s’agit donc d’une transaction financière pour le rachat de sa liberté. Le principe est, vous le concéderez, indigne», assène la militante du Réseau Wassila en précisant qu’un grand nombre de femmes refusent toutefois d’y recourir car la considérant proprement humiliante. Et ce n’est pas tout ! «A l’injustice du code de la famille dont nous réclamons l’abrogation s’ajoutent les difficultés socio-économiques qui écrasent la majorité des personnes», relève Mme Chitour. En tête de ces difficultés : le logement. «Celles qui n’ont pas de toit sont désespérées et se voient contraintes le plus souvent à renoncer à la séparation». Cela dit, «celles ayant un revenu ou qui sont aidées par leur famille arrivent à s’en sortir». Et de faire remarquer : «On constate l’inégalité entre les hommes et les femmes, mais également entre les femmes elles-mêmes. Selon le niveau d’instruction, la classe sociale, les moyens…». «On peut se demander pourquoi la décision de divorce est-elle à ce point dépendante des conditions socio-économiques personnelles des femmes, dans un pays où, depuis la déclaration du Congrès de la Soummam, l’exigence de justice sociale a été honorée jusqu’en 1984, date de l’instauration du Code de la famille. Avant cette date, il y avait un code civil qui prévoyait le maintien des femmes [dans le domicile conjugal], après un divorce, lorsqu’elles avaient obtenu la garde des enfants. Notre souhait est de revenir à cette disposition équitable et donc à un code civil», revendique l’icône féministe. Fadhila Boumendjel-Chitour verse une autre pièce au dossier : la pension alimentaire. «Les jugements prévoient des indemnités de 7000 DA pour le logement et de 5000 DA par enfant pour la pension alimentaire. Elles sont bien sûr insuffisantes, encore faut-il qu’elles soient versées par le mari». Les femmes divorcées sont alors obligées de «mener une guerre juridique pour tenter de faire appliquer ces décisions», ce qui suppose des frais de justice et des honoraires souvent rédhibitoires. 40 000 divorces par an Dans son exposé, la représentante du Réseau Wassila n’a pas manqué de dire un mot sur la récente mise en place, auprès du département de Mounia Meslem, d’un Fonds d’aide aux femmes divorcées destiné notamment à prendre en charge les enfants des couples séparés. «Nous avions accueilli avec soulagement la création de ce fonds (…). Mais aucune des mères divorcées du Réseau Wassila n’en a bénéficié à ce jour. Comment expliquer qu’un tel dispositif ne trouve pas preneur alors que des dizaines de milliers de femmes divorcées sont concernées et que le nombre de divorces recensés au niveau des tribunaux connaît une forte progression qui est de l’ordre de 40 000 par an, avec une hausse moyenne de 7% chaque année ?» «Une enquête a révélé que 138 femmes seulement et 272 enfants auraient eu accès à ce dispositif depuis deux ans», rapporte-t-elle. «Quel beau moyen d’enterrer un dispositif mort-né !» commente Fadhila Chitour, avant de lancer : «Nous sommes habitués à ces lois qui restent dans le discours des responsables politiques de simples effets d’annonce tricotés au gré des enjeux politiciens et des échéances électorales». Fadhila Boumendjel-Chitour note qu’en définitive «les affaires de divorce sont sous-tendues par une violence terrible». «Ce que réalisent les femmes, c’est que les droits font partie d’un habillage juridique, ils sont formels, sans effet dans la réalité». Et de prévenir : «L’anomie qui caractérise la justice s’étend à toutes les institutions». Mais tout n’est pas noir, et Mme Chitour n’a pas oublié de rendre un hommage appuyé à celles qui résistent — et elles sont nombreuses — malgré les terribles pressions sociales et les errements d’un arsenal médiéval qui pourrit leur vie. «Elles nous communiquent leur force et leur courage pour nous qui n’avons d’autre choix que le combat sur le terrain du droit. Car le droit est une norme, il est à injecter à tous les niveaux de notre Etat et de notre société en péril», entonne Fadhila Boumendjel. «Les femmes, à toutes les étapes de leur vie, quels que soient leur âge et leur état civil, ne sont pas sujets de droit. Elles n’ont donc pas accédé à la citoyenneté, ce ne sont pas des citoyennes», s’indigne-t-elle. Bien sûr, au chapitre des avancées, «les proclamations officielles vantent leur réussite scolaire et professionnelle et louent leur accession aux plus hautes responsabilités, y compris les postes politiques. A l’approche des échéances électorales, elles sont même courtisées pour parvenir au quota de 30% de représentation féminine imposé», énumère-t-elle. Mais ces success story cachent mal le maintien de nos concitoyennes dans un statut juridique indécent. «Le sort des femmes paraît emblématique du sort de chacun des membres du corps social. C’est un miroir grossissant et le modèle de toutes les autres discriminations, de sorte que le combat pour les droits des femmes est une des facettes de la lutte pour les droits humains, en général, tant il est vrai qu’il ne peut pas y avoir de citoyens s’il n’y a pas de citoyennes», plaide avec énergie l’admirable nièce du chahid Ali Boumendjel.
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