vendredi 9 juin 2017

Farid Ikken : Entre la plume du journalisme et le marteau du terrorisme

«Psychologiquement, il n’était pas bien. Je voyais bien qu’il était angoissé, instable, stressé et perturbé», dit Karim, le frère de Farid Ikken, l’homme qui a agressé un policier à coups de marteau, mardi 6 juin, sur le parvis de la cathédrale Notre-Dame à Paris. «Il était seul en France, sans aucun soutien amical ou familial. Notre seul frère résidant en France habitait trop loin de chez lui», ajoute Karim. Boulversé, ce dernier éclate en sanglots, pleurant sans retenue ce frère qu’il n’a pu ni aider ni protéger. Karim voyait Farid   se renfermer de plus en plus sur lui-même, perdre cette joie de vivre contagieuse qu’on lui connaissait. Au fil du temps, il a pris ses distances avec tout le monde avant de sombrer petit à petit dans la dépression. «Je craignais qu’il le prenne très mal si je lui demandais d’aller consulter un psychiatre», raconte encore Karim. Qui était donc Farid Ikken, ce doctorant auteur d’un étrange attentat au marteau ? Journaliste freelance, membre du Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (Mak), militant pour la démocratie, universitaire socialement engagé, pro-occidental, musulman pratiquant, les multiples facettes de cet homme émergent comme des pièces d’un puzzle encore à reconstituer. Les différents témoignages de ceux qui ont connu et côtoyé Farid Ikken dressent de lui un profil déroutant. Une personnalité complexe. Après des études d’interprétariat à la Fac centrale d’Alger, Farid Ikken obtient un visa d’études français en 2001. Il quitte une Kabylie à feu et à sang, en plein Printemps noir pour poursuivre ses études en France, puis s’installe en Suède. A l’université de Stockholm et celle d’Uppsala, il obtient un magister en journalisme avant d’exercer en freelance. Le mariage avec une Suédoise permet d’obtenir une carte de séjour. Avec un toit au-dessus de la tête, des papiers, une femme et un travail, Farid Ikken semblait définitivement intégré. Sa vie bascule en 2011. Il divorce d’avec sa femme et, contre toute attente, rentre en Algérie. A en croire son frère, tout semblait aller pour le mieux. «Il revenait chaque année et était très épanoui, confie Karim. Il avait trouvé le style de vie qu’il cherchait depuis toujours.» De retour au bercail, Farid, cadet d’une fratrie de 8 garçons, est confronté à un problème d’héritage familial. La mère décède alors qu’il n’a que 11 ans. Il perd son père quand il atteint l’âge de 21 ans. Comme dans toutes les familles où les histoires d’héritage n’ont pas été réglées du vivant du père, des problèmes insolubles surviennent entre les frères. «Farid voulait régler ce problème d’héritage et repartir en Suède, témoigne encore son frère. Il avait bloqué ses études à l’université dans l’attente d’un règlement mais le problème s’éternisait.» Cette période noire survient alors qu’il avait divorcé a pour des raisons que personne ne connaît. Suède Timide et réservé, Farid s’épanche rarement et n’étale ses problèmes et ses états d’âme devant personne. L’enfant d’Akbou lance une agence de publicité et de communication et fonde un journal en ligne du nom de «Bejaia Aujourd’hui». C’est à cette époque que le journaliste Hafid Naït Slimane, aujourd’hui exilé en France, le croise : «Etant natif de la même ville que lui, nous nous sommes rencontrés tout juste après son retour de Suède en 2012. Je l’ai même invité à mon émission radiophonique  Les Amis de l’Art  dans laquelle il avait annoncé la création de son journal électronique ‘‘Bejaia Aujourd’hui’’. Nous avons travaillé ensemble au sein de la rédaction de ce site pendant près d’une année.» Pour Hafid Naït Slimane, Farid Ikken était un optimiste qui avait décidé de quitter l’Europe pour monter son projet en Kabylie. Il aurait également été déçu d’avoir essuyé beaucoup de refus de la part des médias français qu’il avait sollicités. «Je tiens aussi à signaler que durant la période où nous avons travaillé ensemble, Farid n’a jamais évoqué le côté radical de la religion ni montré une tendance islamiste inquiétante, dit Hafid. D’ailleurs, je ne l’ai jamais vu par exemple fréquenter une mosquée. Je ne savais même pas qu’il était pratiquant, car au travail nous ne parlions que du travail !» . «Il me disait qu’il voulait s’installer ici et fonder un foyer», témoigne Mohand Ahmed Khodja, journaliste au bureau El Watan de Béjaïa, qui l’a bien connu. Farid Ikken très éloigné de la pratique religieuse, c’est le portrait que dresse de lui également son frère Karim. Il se souvient : «Avant 2012, il était un bon vivant, blagueur, joyeux qui passait beaucoup de temps dans les bars de Suède. A mon mariage, en 2010, on avait loué un bar-restaurant à Akbou et fait la fête ensemble avec tous les amis.» C’est à partir de l’année 2012 que Karim verra son frère cadet changer. «Il était très souvent seul, angoissé et avait perdu beaucoup de poids. Il avait perdu toute joie de vivre. Il lâchait souvent un long soupir ponctué d’un «staghfirou allah !», (Que Dieu me pardonne). C’est dans le courant de l’année 2013 qu’il m’apprend un jour qu’il faisait désormais la prière et qu’il avait également abandonné l’alcool et la cigarette.» Journaliste de la Dépêche de Kabylie, Dalil Saich, qui l’a aussi bien connu pour avoir travaillé dans la même rédaction, témoigne : «Notre petite équipe à ‘Béjaia Aujourd’hui’ se composait de trois journalistes et d’un infographe, se rappelle -t-il. On discutait beaucoup. Il était très passionné par son travail mais pendant tout le temps que nous avons passé ensemble, je n’ai jamais su qu’il faisait la prière. Je l’ai appris un vendredi, par hasard, au moment où il se rendait à la mosquée. Pour autant, il n’y avait aucun indice de radicalisation ou de signe ostentatoire d’appartenance à un courant religieux fondamentaliste.» Selon Dalil Saich, des problèmes de trésorerie ont poussé Farid à mettre la clé sous le paillasson. «Je l’ai alors persuadé, mais difficilement, de rejoindre le journal El Watan pour avoir au moins de quoi payer son loyer», dit-il encore. Inter Pour son ancien collaborateur, Farid Ikken avait réussi le fameux rêve algérien d’épouser une Suédoise, d’avoir des papiers en règle et un travail, mais des circonstances particulières avaient mis fin à ce rêve et il s’était à nouveau retrouvé coincé au bled, sans perspectives d’avenir. «Il avait une personnalité atypique, changeante, avec un côté sombre et caché qu’il ne révélait à personne. Il a certainement subi des traumatismes qui l’ont marqué et dont il n’était pas prêt pour en parler», dit encore Dalil Saich. B. S., un autre de ses anciens collaborateurs a bien voulu nous livrer son témoignage. «Farid était professionnellement très sérieux et très rigoureux. C’est quelqu’un qui cherchait toujours à aller de l’avant. Il croyait aux idées de démocratie et était loin des croyances religieuses. Le fait que je sois de confession chrétienne ne lui avait posé aucun problème et il respectait mon choix et mes convictions. On mangeait ensemble, prenait des cafés ensemble et on faisait tous nos briefings dans cet appartement de la cité Naciria qu’il avait loué. Du fait de problèmes financiers, il a été obligé d’arrêter. Il était revenu en Algérie avec l’idée d’un nouveau départ, mais il a fini par se rendre à l’évidence et par admettre qu’en Algérie les choses n’étaient pas aussi faciles. Par la suite, j’ai appris qu’il se rendait à la mosquée. En fait, c’est à ce moment-là qu’il a commencé à changer. Il a commencé à se renfermer sur lui-même et à devenir distant. Je suis vraiment étonné d’apprendre qu’il a commis cet attentat», raconte S. B. Son neveu, l’avocat et militant des droits de l’homme Sofiane Ikken, en parle avec le plus grand étonnement également. «J’étais vraiment proche de lui. On discutait beaucoup, mais il ne m’a jamais parlé de religion. Il faisait le carême et la prière et était devenu pratiquant depuis qu’il était rentré de Suède», témoigne Sofiane qui ajoute que Farid avait subi un vrai choc psychologique avec les problèmes nés des disputes d’héritage avec ses frères. En quatre ans, «tajjmaath», le fameux conseil du village est intervenu quatre fois sans pour autant mettre fin au conflit entre frères. «Il était sensible et fragile», ajoute Nadjib, l’autre neveu. «Toutes les déceptions qu’il connues, les échecs qu’il a subis l’ont fragilisé. Si l’on ajoute la fameuse crise de la quarantaine…», dit-il encore. «Ces derniers temps, il m’appelait souvent au téléphone», dit encore son frère Karim. «Je sentais bien qu’il voulait parler mais qu’il ne trouvait personne à qui se confier. Il me disait : je vais bientôt terminer mon doctorat et je vais travailler. Je n’aurais même plus besoin de réclamer ma part d’héritage…», ajoute-t-il. «Il fallait qu’il se soigne. Il fallait que quelqu’un le sorte de cette dépression, de ce trou dans lequel il avait sombré, mais on n’a pas su le soigner…», conclut Karim sans pouvoir étouffer ses sanglots. Homme complexe, en proie visiblement à une sévère dépression ou à des troubles psychiques, le geste de Farid Ikken donne à voir davantage celui d’un déséquilibré, un désaxé, que d’un soldat de Daech.

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