vendredi 9 juin 2017

Médias : Le dérapage

Caméra cachée terrorisante, violation de la vie privée, non respect de la ligne éditoriale…tant d’agissement qui vont à l’encontre de l’éthique journalistique. Finalement, ou est la limite du journaliste et quel est le rôle de l’université Algérienne ? Décryptage Samedi dernier, des dizaines de personnes se sont rassemblées devant les locaux de l’Autorité de régulation de l’audiovisuel (ARAV) à Alger, répondant à l’appel du collectif mis en place pour dénoncer le traitement réservé par la chaîne privée Ennahar TV à l’écrivain Rachid Boudjedra. Comme chaque année durant le mois sacré, les chaînes de télévision diffusent des caméras cachées, piégeant des anonymes ou personnes publiques. Mais celle réservée à l’écrivain Rachid Boudjedra a créé un tollé, ce dernier ayant été humilié et brutalisé. Bien qu’il ait refusé que ce canular soit diffusé et ait menacé la chaîne de poursuites, la chaine l’a quand même diffusé. A cet effet, Rachid Boudjedra avait déclaré : «Nous avons vécu un terrorisme politique et religieux. Maintenant, on subit un terrorisme médiatique». Pour Brahim Brahimi, ancien directeur de l’Ecole nationale supérieure de journalisme et des sciences de l’information (ENSJSI) d’Alger estime que ce qui s’est passé avec Boudjerdra est «affolant». Le professeur estime qu’ «on ne peut pas faire une caméra cachée comme celle-ci à un monument comme Boudjdra. Il ne faut pas oublier qu’il est l’un des rares avec Melyouni à avoir pris une position claire contre le terrorisme durant la décennie noire. A cet époque, le journaliste se diguisait presque pour aller travailler». «Malheureusement aujourd’hui, la télé tend à aller vers le bas», se désole-t-il. Marchandise Suite à cette sombre affaire, la question de l’éthique journalistique est revenue sur le tapis. Face à la multitude des médias, notamment sur internet, de nombreuses éthiques essentielles du bon journaliste passent à la trappe. Mais concrètement, ou est la limite du journaliste ? En premier lieu, le journaliste se doit de respecter la ligne éditoriale de l’organe de presse. A cet effet, Belkacem Mostefaoui, professeur à l’école nationale supérieure de journalisme et des sciences de l’information d’Alger estime que des entreprises éditrices de médias, anciens ou nouveaux, ressortent deux types de produits : une marchandise (achetée par le lecteur dans le cas d’un journal papier ou d’entrée version web payante) et les annonceurs qui y sont gratifiés de pub) ; et des valeurs symboliques (spiritualité, éducation citoyenne, valeurs culturelles) qui sont la marque de la ligne éditoriale du média. Selon lui, la ligne éditoriale est la raison d’être du média pour sauvegarder les liens les plus fidèles avec ses auditoires, pour respecter leur droit à l’information. «Justement, de lancinantes questions de sens sont produites, en ligne de tension permanente, entre les deux logiques induites par les deux «marchandises» vendues. Dans les métiers du journalisme elles ont pour noms : éthique, déontologie et responsabilité sociale. Dans tous les pays développant les règles de vie sous état de droit ces principes sont au fondement du métier, à côté d’un apprentissage sérieux de savoir-faire», explique-t-il. Ligne éditoriale Outre le respect de la ligne éditoriale, on remarque de plus en plus de journalistes piégeant des célébrités dans des caméras cachées. Mais finalement, un journaliste a-t-il le droit de faire de caméras cachées ou perde-t-il sa crédibilité en s’essayant à ce genre d’exercice ? D’abord, il faut savoir que même la caméra cachée a ses règles. Il faut que la chaine en question ait l’approbation du piégé avant la diffusion. Sinon, la loi interdit sa diffusion et le concerné à le droit de porter plainte. «Malheureusement, dans les caméras cachées diffusées durant ce mois sacré, il y a eu de nombreux dérapages», se désole Cherif Dris, professeur à l’école de journalisme d’Alger. Concernant le fait de savoir si un journaliste reste crédible en faisant des caméras cachées, le professeur estime : «faire des caméras cachées ou écrire des interviews imaginaires sont deux cas de figure semblables. En faisant des caméras cachées, le journaliste mets de côté deux critères essentiels : l’honnêteté et la transparence». De son côté, Brahim Brahimi, soutient : «Si une caméra cachée est faite avec humour et intelligence, cela peut passer. Cependant, si cette dernière met en péril la santé des piégés, cela est inadmissible». Caméra cachée Pour Belkacem Ahcene-Djaballah, professeur associé à l’ENSJSI d’Alger, le problème n’est pas de savoir si on a le droit de les faire ou de ne pas les faire mais, surtout et avant tout, de «comment faire». D’ailleurs, le professeur n’est pas d’accord avec la pétition qui circule qui porte à interdire la diffusion de la caméra cachée d’Ennahar Tv. «Je ne suis pas d’accord avec la décision d’arrêter l’émission. Demain, ce sera au tour de Dilem ou du Hic ou de Slim…ect. Il s’agit d’une décision extrémiste. Selon moi, on ne devait pas l’interdire mais seulement la remodeler». Autre point qui a suscité la polémique : la vie privée. En effet, la semaine dernière, une vidéo «mettant en scène Hocine Rizou, le PDG de Naftal en plein ébat avec un homme» a fait le tour du web. Ce dernier a alors été démis de ses fonctions et remplacé par Mustapha Hannafi, directeur au ministère de l’Energie. Suite à cette affaire, de nombreuses voix se sont levées pour dénoncer cette décision, «le haut cadre n’étant pas écarté pour des raisons professionnelles mais plutôt personnelles qui relèvent de sa vie privée». On vient alors à se demander si un journaliste à le droit d’aborder la vie privée des personnes dans ses articles et ou en est la limite ? Pour Belkacem Ahcene-Djaballah, «sur le plan éthique et déontologique et même juridique, il y a des limites qu’il ne faut pas franchir au risque de subir les foudres de la justice. Malheureusement chez nous, les choses ne sont pas claires et l’appréciation finale reste toujours relevant de ‘’l’intime conviction’’ de ceux qui jugent. A mon avis, il faut faire la part de ce qui est ‘’vie privée’’ et de ce qui est ‘’vie intime’’». Vie privée Cependant, ce dernier estime qu’il ne faut pas oublier que les feux de la rampe sont toujours brûlants et que toute personne publique qu’elle soit ministre, député, PDG, écrivain, ou journaliste sache que sa ‘’vie’’ ne lui appartient plus, et qu’il y a des risques. De son côté, Cherif Dris estime que relever la vie privée dépend de la situation. Il explique : «Dans un pays comme les Etats Unies, un quelconque homme politique doit se tenir à carreau car s’il dérape par exemple, il sait que la presse ne va pas se gêner à sortir les faits. A l’inverse, en France par exemple, on ne s’intéresse pas vraiment à la vie privée. Dans l’affaire François Fillon, on n’a autant parlé de lui car il s’agissait d’argent publique, ça ne révèle pas du domaine du privée». Autre analyse, elle est faite par Brahim Brahimi. Le professeur fait la comparaison avec la presse jaune existant en Angleterre. «Il faut dénoncer cette presse qui ne fait que dans le sensationnel afin de vendre», assure-t-il. Par ailleurs, autre détail et non des moindres : la banalisation des scènes de violence à l’écran. «Scènes de violence démultipliées et banalisées, en particulier contre les personnes les plus vulnérables, femmes et enfants. Jeux avec des caméras cachées, par simples pressions tactiles diffusées via écrans télés, imams gourous appelant au meurtre d’intellectuels et artistes non domestiqués : c’est le premier lot d’immondices qu’ont charriées les télés commerciales aux foyers d’Algérie», soutient Belkacem Mostefaoui. Violence Ce dernier soutient que les tenants de la puissance publique ayant eu, à l’orée des élections législatives de 2012, de nous fourguer des médias zombies, on se retrouve, au printemps 2017 avec des fabriques aux tentacules consolidées, à l’aune de leurs racines. Pour Chrif Dris, «malheureusement, on n’a sublimé et banalisé la violence». Le professeur explique : «Nous sommes dans une perpétuelle recherche d’audimat. On donne au téléspectateur ce qu’il veut voir jusqu’à ce qu’on se perd entre ce qu’il faut montrer ou pas». De son côté, Belkacem Ahcene-Djaballah relève deux problèmes. Tout d’abord, un vide juridique ou d’interprétation lacunaire des textes existants, qu’il faut très vite réparer. Selon lui, il faut revoir, en l’amendant pour aller vite, la loi sur l’audiovisuel qui a créé une Autorité sans instruments décisifs d’intervention et de sanction en toute indépendance. Le second point concerne la «régularisation» des chaînes existantes. C’est-à-dire les «algérianniser». Ceci pour les amener à s’installer complètement et totalement en Algérie (siège social)....Pour le moment, malgré les accréditations de représentations et de bien des subterfuges, ces chaines sont ‘’algéro-étrangères’’ ou ‘’étrangement algériennes’’. C’est pour cette raison qu’il est difficile, voire impossible de les ester en justice. Université Mais finalement, quel est le rôle de l’université dans tout ça ? «D’un mot, je note qu’une forte trentaine de structures universitaires dans le pays (dont l’Ecole de journalisme d’Alger) délivrent des diplômes de licences et masters. A l’aune du populisme qui a marqué le système universitaire depuis en particulier la fin des années 1980 on se retrouve avec des cohortes de porteurs de diplômes ayant en réalité tout au plus reçu, comme leurs congénères de sciences sociales, des data théoriques sur le domaine. Mais vraiment peu, sinon rien, d’apprentissage du métier de journaliste», note Belkacem Mostefaoui. Pour remédier à cela, ce dernier propose de créer en extrême urgence des structures de formation au journalisme, hors université. Elles pourront être appelées Ecole pratiques du journalisme, l’une à Alger, deux autres à Oran et Constantine ; d’une année de cursus sur concours strict (après la licence), 80 % de leur carte de formation est chevillée sur la pratique des métiers, sur une année de formation. Le restant consolidant les humanités et celle sur le savoir-être journaliste. Des formules de conception d’assise de ces nouvelles écoles pourraient être discutées entre éditeurs (publics et privés) de référence et le ministère de l’Enseignement supérieur. De son côté, Belkacem Ahcene-Djaballah n’accable pas l’université et estime : «L’université, devant l’afflux monstre d’étudiants en journalisme et communication, fait ce qu’elle peut avec les moyens matériels et humains qui lui sont accordés. Ce n’est donc pas totalement de sa faute et on a  d’ailleurs des journalistes de talents et célèbres sur le plan international lauréats de nos universités. En fait, c’est aux journaux eux-mêmes de savoir, avant tout recrutement, faire le tri entre le bon grain et l’ivraie et ne pas prendre n’importe qui. Ensuite, il faut mettre le point sur l’encadrement. Et enfin, entreprendre des sessions de formation et de perfectionnement, car le journalisme évolue rapidement».  

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