Il est 17h. Lotfi, 7 ans, joue avec ses amis dans le quartier. Comme tous les gamins, ils se courent après. Soudain, Lotfi trébuche sur une planche. Il tombe. Un craquement… En une seconde, son bras est fracturé. Il est transporté en urgence à l’hôpital. Sans surprise, le résultat est sans appel : une double fracture. Il nécessite une intervention en urgence. Il se fait opérer le soir même. Le petit Lotfi sort du bloc, deux broches dans le bras. Dans le quartier où habite Lotfi, il n’y pas d’air de jeux destinée aux enfants. Autre scène marquante : un groupe d’enfants, âgés entre 8 et 13 ans, joue sur l’échafaudage d’un immeuble en rénovation à Alger. En raison du manque criant d’infrastructures de loisirs, les enfants cherchent des alternatives. Malheureusement, leurs idées ne sont pas toujours bonnes et les accidents sont très souvent inévitables. Pour Habib Tiliouine, sociologue et professeur à la faculté des sciences sociales de l’université Oran 2, lauréat du Research Fellow Award 2015, prix scientifique honorifique de l’Association internationale de la recherche sur la qualité de la vie, basée aux Etats-Unis, explique : «Dans le cas où un enfant est privé de loisirs, ceci peut le conduire à la recherche d’autres alternatives pour satisfaire sa curiosité et lui permettre de s’affirmer en tant que personne car chercher la reconnaissance ou bien l’affirmation de soi représente un besoin crucial, surtout lors du passage à l’adolescence.» Selon lui, ces alternatives peuvent entrer en contradiction avec les mœurs ou tout ordre légal, religieux, etc. On peut citer, par exemple, la consommation de drogue, le tabagisme, les agressions sur autrui et ses biens et tout ce qui entre dans le cadre de la délinquance juvénile. Pourtant, l’accès aux loisirs est l’un des droits cité dans la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE). «Tous les enfants ont le droit de jouer, d’avoir des loisirs, des activités sportives, culturelles et artistiques pour développer leurs talents et apprendre les valeurs liées à la vie en société», stipule la convention. Malheureusement, de nombreux paramètres font que l’enfant algérien ne profite pas totalement de ce droit fondamental. Le premier : la famille. En effet, selon Ahcene Zerrouk, sociologue et maître de conférences à l’université de Béjaïa, la famille algérienne accorde plus d’importance à l’avenir de l’enfant qu’à son présent. Mais ce que beaucoup ignorent, toujours selon le spécialiste, est que les loisirs chez les enfants ne représentent pas seulement une partie de plaisir, mais la vie toute entière. «L’enfant a besoin d’espaces de détente, d’épanouissement et d’investissement personnel, avec la participation maîtrisée des adultes, sans aucune domination. Le quotidien de l’enfant doit être plein, le temps extrascolaire est plus important pour l’enfant que le temps scolaire, c’est le contraire pour les parents qui investissent plus dans ce dernier au détriment des besoins de leurs enfants, qui demandent forcement des sacrifices qui ne sont pas souvent acceptés par eux», explique-t-il. Le second : les disparités entre les classes sociales. «Cet élément rend ce droit accessible pour les uns et verrouillé pour les autres. Les enfants d’une certaine catégorie sociale peuvent se permettre des vacances à l’étranger, mais la majorité sont eux-mêmes responsables de l’aménagement de leur temps extrascolaire, ce qui les conduit à des solutions naïvement dangereuses pour eux, leurs familles et la société toute entière.» Ainsi donc, l’éternel souci des prix d’accès excessifs revient encore. Désirs Pour l’expert financier Souhil Meddah : «L’industrie des loisirs répond à des demandes classifiées suivant les capacités et les besoins, mais le citoyen de la classe moyenne se trouve souvent tenter de consommer au même titre que le plus aisé.» Selon lui, ceci donnera l’impression que le produit vaut cher alors que c’est le pouvoir de consommer qui n’est pas adapté. «Certains labels profitent de cette demande additionnelle pour revaloriser les prix dans la perspective de réguler la demande ou de garantir des marges importantes de profit. Pour répondre à cette question, il devient plus utile de diversifier les gammes de services adaptées suivant les potentiels des consommateurs en catégories de populations tout en identifiant les sites géographiques concernés», assure-t-il. Cette privation de loisirs rend les enfants candidats potentiels à un déséquilibre entre les besoins et les désirs dans les autres étapes de leur vie. «Je ne sais pas où emmener mes enfants jouer. Ils sont donc contraints de jouer en bas de la maison. Nous n’avons pas de parc de loisirs a proprement parlé. Certains parents me conseillent le parc Dounia ou les Sablettes. Mais, selon moi, ces endroits ne sont pas un espace de loisirs dédié aux enfants», se désole une maman. Selon elle, les particuliers profitent de la situation pour afficher des prix excessifs : «Certaines familles peuvent se le permettent, mais pas toutes. Même le parc des loisirs de Ben Aknoun, qui sauvait quelque peu la mise, vient d’être fermé pour rénovation». En effet, durant les 30 mois à venir, le parc subira un important lifting afin d’être aux normes internationales. Le budget alloué pour ce projet : 500 millions de dollars. Pour ce tarif, il est question de remodeler le zoo et enrichir la collection d’animaux, rénover le parc d’attraction et incorporer de nouveaux manèges, réaliser un parc aquatique s’étalant sur 10 000 m² avec des jeux d’eau, piscines et toboggans. Un autre projet retenu : un rafting parc (descente rapide de cours d’eau vive), une zone sportive, un centre de loisirs et de restauration et un terrain de golf de 18 trous. Un projet ambitieux, pourtant illogique vu l’état des finances de l’Etat, mais qui prive les enfants d’un lieu de loisirs tant il était principal sur la capitale. Pour Souhil Meddah, le secteur des loisirs est un secteur économique comme les autres. Il subit les effets et les aléas attachés aux conditions de son admission et son accompagnement, qui souvent s’adossent à des canevas de condition et de volonté administratives ou bureaucratiques. «A partir de ce constat, on peut déjà déduire quelques indicateurs, notamment sur la nature de l’investissement dans le cadre des demandes de soutien formulées par les investisseurs privés. L’écart entre la cadence de réalisation des sites d’habitation par rapport aux structures d’amélioration du cadre social et des loisirs. Le manque de motivation des différents organismes de financement et d’accompagnement par rapport au secteur des loisirs qui reste quand même une industrie très importante en matière de consommation et de transfère des flux de richesses», explique-t-il. Alors que les loisirs sont un droit fondamental pour les enfants, il semblerait cependant qu’il soit quelque peu bafoué chez nous en raison du manque criant d’infrastructures dédiées aux enfants. Cette situation aura-t-elle un impact négatif sur l’enfant ? Pauvreté De l’avis de Ahcène Zerrouk, sociologue et maître de conférences à l’université de Béjaïa, l’impact négatif est inévitable dans une situation pareille, les enfants sont livrés à eux-mêmes et vivent une enfance de plus en plus standardisée, dans le mauvais sens du terme. «Le caractère vulnérable de la vie sociale des enfants nous impose beaucoup de maîtrise de cette situation, malheureusement ce n’est pas le cas chez nous», confie-t-il. Le sociologue se désole du fait que la majorité des enfants en Algérie ne disposent pas d’espaces ou d’institutions de loisirs, et n’ont pas accès à ces lieux faute d’absence d’un environnement adéquat à leurs besoins. «Nous avons constaté que nos villes et nos villages sont destinés à une vie standard sans considération des différentes catégories d’âges. A titre d’exemple : les cités-dortoirs et les résidences clôturées dans les différents coins de nos villes vierges de parc de loisirs et espaces de jeux», assure-t-il. Le manque d’opportunités de loisirs et d’activités culturelles et sportives est dû au manque d’opportunités de loisirs à des coûts variés et adaptés aux différents budgets familiaux, la pauvreté et le déficit flagrant en matière d’infrastructures. Pour pallier ce manque, Habib Tiliouine les organes de l’Etat, tels que les ministères de la Solidarité sociale, de la Famille, de la Jeunesse et des Sports, de l’Education nationale et de l’Enseignement supérieur travaillent en synergie pour pallier aux déficits en matière d’encadrement et d’infrastructures pour créer des occasions pour nos jeunes qui ne doivent pas représenter une proie facile pour la délinquance. De son côté, Ahcène Zerrouk explique que l’augmentation du taux d’enfants n’a pas été accompagnée par des infrastructures nécessaires pour cette tranche d’âge. Selon lui, la solution urgente doit venir du mouvement associatif et des familles. «Nous avons enregistré un retard considérable sur cette question. Nous n’avons pas de solution locale, il faut utiliser des modèles étrangers en les adaptant à notre culture et nos spécificités pour gagner un peu de temps», propose-t-il. De son avis, les opérateurs privés peuvent également constituer une alternative pour remédier à cette demande, tel le cas du projet Disneyland à Alger, mais sans création de disparités régionales pour permettre à tous les enfants d’y accéder, car Alger n’est pas l’Algérie. Le sociologue propose également de revoir la scolarité des enfants : «L’école doit être un appareil régulateur de la société dans la mesure où cette institution est censée prendre en charge cette question avec des activités culturelles bien étudiées et mettre à la disposition de l’élève un cadre adéquat à un projet de vie qui dépasse le projet scolaire, revoir l’aménagement des emplois du temps et recruter un personnel qualifié pour prendre en charge les enfants dans leurs activités de récréation et des sorties organisées et bien étudiées.»
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