dimanche 11 juin 2017

«Le pays est en déficit de ressources probablement pour de nombreuses années»

La baisse, depuis près de trois années déjà, des cours du pétrole a entraîné une fragilisation de la position financière de l’Algérie tant au plan interne qu’au plan externe : diminution importante des réserves de change, baisse sensible de l’épargne interne et disparition du FRR, des déficits en hausse… Face à ce tableau de bord qui donne l’alarme, de quelle marge de manœuvre dispose le nouvel Exécutif récemment nommé ? Les marges de manœuvre se réduisent et le nouvel Exécutif n’aura pas une tâche facile. A cela, il y a au moins deux raisons. Tout d’abord, le maintien probable de prix bas pour les hydrocarbures sur le moyen terme. Ensuite, depuis le début de la crise au second semestre de 2014, l’ajustement a été réalisé par «réforme minimale». En effet, entre 2014 et 2016, ce qui a été souvent présenté comme «une capacité de résilience» et une «résistance» n’a été, en fait, qu’une utilisation des marges de manœuvre qui existaient à la fin de 2013, et ce, sans la mise en œuvre d’un vrai effort de réformes structurelles en dehors de certaines modifications vertueuses introduites par la loi de finances 2017. Notre pays a donc largement continué à vivre au-dessus de ses moyens. De ce fait, on a pu observer plusieurs évolutions inquiétantes : - un niveau des réserves de change qui passe de 194 milliards de dollars à la fin de 2013 à 114 milliards de dollars à fin 2016 ; - un solde budgétaire qui passe d’un équilibre en 2013 à un déficit évalué à 14-16% du PIB aussi bien en 2015 qu’en 2016 ; - une balance courante qui passe d’un solde positif d’un milliard de dollars en 2013 à un solde négatif d’environ 26 milliards de dollars en 2016 ; - une épargne budgétaire, mesurée par les disponibilités au sein du Fonds de régulation des recettes (FRR), qui passe de 5563 milliards de dinars à fin 2013 à un épuisement total au début de 2017. Clairement et pour faire simple, les effets potentiellement négatifs du contre-choc de 2014 sur la croissance économique et sur le secteur bancaire, notamment la liquidité bancaire, ont été temporairement limités par l’utilisation des marges de manœuvre qui étaient disponibles à la fin de 2013. Et ce, au travers de la monétisation des avoirs du FRR, de l’utilisation d’une partie des réserves de change et d’une hausse de la dette publique interne qui est passée de 8% du PIB en 2013 à 21% du PIB en 2016. Mais une telle démarche tout à fait compréhensible car l’agenda politique et social est resté prioritaire par rapport à l’agenda économique, ne pouvait être que temporaire et transitoire car basée sur une vision implicitement de court terme, sur une anticipation de remontée prochaine du prix des hydrocarbures et sur la croyance d’une «pérennité éternelle» de nos réserves de change. La situation est à présent plus complexe, car après avoir consommé son épargne, le pays est en déficit de ressources et le restera probablement pour de nombreuses années. Le nouvel Exécutif hérite donc d’une situation très difficile. Des marges de manœuvre, certes de plus en plus réduites, continuent d’exister notamment grâce à un niveau encore substantiel de réserves de change, un faible niveau de dette extérieure et une dette publique interne d’un niveau faible. Mais comme déjà indiqué dans une contribution au site Orient XXI au début de 2015, ces marges de manœuvre ne doivent surtout pas être avancées pour justifier un statu quo et ne rien faire. L’enjeu reste le même depuis de nombreuses années, celui de la volonté réelle de mise en œuvre d’un ambitieux programme de réformes pour la reconstruction ex nihilo d’une vraie économie de production. Le pays a encore l’opportunité de mettre en œuvre ce programme de réformes de manière progressive pour en atténuer le coût social, mais ne rien faire en matière de réformes structurelles pendant la nouvelle fenêtre d’opportunité qui s’ouvre ( 2018-2021 ) serait suicidaire vis-à-vis des générations futures. Aussi, arrêtons de parler de «nouveau modèle économique»…, donnons-lui un contenu concret, agissons et mettons en œuvre celui-ci. Comme disent les Anglo-Saxons : «Action is the name of the game.» Il est à présent urgent d’accélérer le rythme des réformes dont tout le monde, en dehors des rentiers, partage les objectifs. Les futurs arbitrages seront douloureux... Quelles sont, d’après vous, les mesures urgentes à effet immédiat susceptibles de contribuer à l’amélioration de la situation ? Je ne crois pas qu’il faille se concentrer sur «les mesures à effet immédiat» car les miracles en économie n’existent pas et les décisions, notamment de nature administrative prises dans la précipitation ne sont pas les meilleures et certainement pas les plus efficaces. Il ne peut y avoir de mesure unique et unilatérale, mais uniquement des mesures dans la durée et en cohérence entre elles. Aussi, il me semble plutôt souhaitable de se concentrer, avec détermination, sur deux objectifs à 3 ou 5 ans : la consolidation de nos finances publiques et la relance de la production et des exportations dans le secteur des hydrocarbures. Sur le premier volet, il est évident que nos finances publiques actuelles ne sont pas viables. Ce qui plaide pour plus de rigueur et d’efficience au travers notamment une mise en œuvre rigoureuse, sans interférence, avec probablement quelques approfondissements, réaménagements et durcissements de la trajectoire budgétaire, dans la bonne direction, élaborée par les services du ministère des Finances. Cela passe par quatre axes d’effort : a- une meilleure maîtrise des dépenses courantes de l’Etat. Ces dernières ont doublé entre 2009 et 2015, passant de 2300 milliards de dinars à 4591 milliards. N’est-ce pas là un indice de gaspillage ? A noter aussi que les dépenses de personnel de nos différentes administrations représentent plus de 10% du PIB ; b- une refonte progressive mais totale du système de protection des populations les plus vulnérables. Actuellement, les subventions et transferts sociaux représentent une part importante de notre PIB. Ils sont coûteux et le plus souvent mal ciblés et certainement injustes. De plus, ils induisent une demande d’importation du fait de l’insuffisance de l’offre locale, une consommation excessive d’énergie et génèrent des «superprofits» pour la plupart des importateurs qui ne répercutent pas toujours les baisses de prix observées sur le marché international. On peut comprendre ici, suite au contexte découlant des conséquences de la «décennie noire», que l’agenda économique ne cadre pas toujours avec l’agenda politique et social visant à assurer la cohésion et la stabilité sociale. Mais il est urgent de remplacer le subventionnement des produits par un dispositif mieux ciblé de transferts monétaires directs pour mieux protéger les pauvres et pour plus d’équité. Il faudra aussi mener une réflexion approfondie sur le taux de change de notre monnaie, qui a pour conséquence actuelle de subventionner les importations et les importateurs. De la même manière, une analyse fine des subventions directes et indirectes au secteur de l’habitat, qui sont lourdes, serait souhaitable. c- Une meilleure efficacité de nos investissements publics par un renforcement de leurs processus de maturation, d’exécution et de contrôle. De nombreuses études ont démontré que nos investissements publics génèrent peu de croissance et que le multiplicateur cher à J. M. Keynes ne jouait pas chez nous. Le renforcement des vrais pouvoirs et de l’expertise de la CNED pourrait faciliter la prise en charge d’un tel objectif. d- Une meilleure collecte de l’impôt. De nombreux spécialistes estiment qu’il est possible d’élargir les recettes budgétaires en améliorant le rendement de l’impôt et en réorientant partiellement la pression fiscale qui est actuellement largement supportée par les salariés. Un nouveau ministre des Finances qui connaît bien le sujet sera fort utile à un tel mouvement. Sur le second volet, il est clair que la question de la relance de la production et des exportations dans le secteur des hydrocarbures est primordiale car ce secteur restera pour encore de nombreuses années notre seule source d’accumulation. Les récents changements opérés dans le secteur témoignent de ce souci. Cinq axes d’effort sont à privilégier : Une telle relance passe par un accroissement significatif de l’effort d’exploration, ce qui suppose, sans aucun doute, des évolutions dans le cadre institutionnel jugé trop contraignant au double plan de la loi actuelle sur les hydrocarbures et de la fiscalité. Cette relance passe aussi par le respect du calendrier de mise en œuvre des nouvelles capacités de production après leurs découvertes. Ce qui pose la question du positionnement actuel de Sonatrach vis-à-vis des grands EPC mondiaux. L’accroissement des volumes exportés passe aussi par une substantielle rationalisation de la consommation locale. Notre pays consomme environ 50% du pétrole produit et environ un tiers des 130 milliards de mètres cubes de gaz produits. De généreuses subventions touchant les produits énergétiques évaluées par certains analystes à plus de 8% du PIB ont conduit, sans aucun doute, à d’énormes gaspillages. De la même manière, le développement des énergies renouvelables, notamment le solaire, apparaît incontournable en vue de dégager des quantités supplémentaires exportables de gaz ou disponibles pour une valorisation locale «noble» et porteuse d’intégration économique. Tout ceci est d’autant plus sensible que 2019 verra l’avènement d’un nouveau facteur d’incertitude : l’échéance d’une large part des contrats actuels de vente de gaz à long terme. Que va-t-il se passer avec ces contrats dans le contexte d’une concurrence accrue sur le marché du gaz ? D’où l’importance du cinquième axe d’effort récemment rappelé, avec beaucoup d’à propos, par le nouveau président de Sonatrach, la nécessité d’une réduction sensible des coûts et d’une meilleure efficience de notre compagnie nationale. Au plan de la réduction des dépenses, l’on s’attend à ce que les arbitrages actuels entraînent de nouvelles tournures austères dans le budget de l’Etat : une allocation ciblée des subventions, la baisse des budgets d’équipement et de fonctionnement, des restrictions à l’importation... Qu’en pensez-vous ? Je ne sais pas si ces choix sont ceux du nouvel Exécutif. Mais connaissez-vous d’autres alternatives dans le contexte actuel ? Il est néanmoins souhaitable que ces mesures d’ajustement soient coordonnées et rationnelles. Elles ne seront, par ailleurs, pas suffisantes. Il faudra, enfin, élaborer et mettre en œuvre un programme de réformes structurelles touchant, notamment, le secteur bancaire et financier, le marché du travail et l’éducation, la gouvernance économique et le climat des affaires, le développement du secteur privé… et bien d’autres sujets. Les défis sont importants. Le chemin sera long. Notre pays aura besoin d’une stabilité gouvernementale et d’un consensus politique et social très large. Je pourrais développer, si vous le souhaitez, plus sur ce sujet des réformes structurelles dans un prochain entretien. Quelles solutions préconisez-vous pour le financement de l’économie dans un contexte où l’épargne interne et les liquidités fondent comme «neige au soleil» ? Les précédentes initiatives sur le marche obligataire se sont soldées par un échec cuisant, tout comme l’appel à bancariser l’argent de l’informel... Il faut quelquefois revenir au «b.a.-ba» de la théorie économique. Au risque de me répéter, notre pays, après avoir consommé son épargne, est et restera en déficit de ressources pour de nombreuses années. Cet état de fait impose soit la réduction des dépenses, soit la recherche de nouvelles ressources. Nous avons déjà évoqué le volet consolidation des finances publiques. Les nouvelles ressources, quant à elles, ne pourront venir que de deux origines : les ressources locales et les ressources du reste du monde. La ressource locale pourrait provenir de manière artificielle d’un refinancement généreux des banques, et donc par la création monétaire avec les risques inflationnistes qui y seraient associés.   Cette ressource pourrait aussi venir d’un ajustement du taux de change qui serait favorable à l’élargissement de l’assiette de la fiscalité pétrolière. Cette ressource locale pourrait provenir de l’épargne hors circuit bancaire détenue notamment dans le secteur informel.          Il ne faut pas se faire trop d’illusion à ce niveau après les expériences de l’emprunt national de l’an dernier et le processus de mise en conformité fiscale et avant le probable déploiement de la finance alternative. La ressource locale pourrait enfin découler de la cession d’actifs publics à des investisseurs locaux. La ressource du reste du monde ne pourra venir que du recours à l’endettement extérieur, d’une augmentation du flux d’investissements étrangers, ou d’une cession d’actifs publics. Je m’exprimerai plus en avant dans cet entretien sur le volet endettement extérieur. Le recours aux IDE, quant à lui, pose la lancinante question du 51/49 qui n’a plus, à mon avis, beaucoup de sens non seulement sur le volet financier, mais aussi sur le volet technologique. La cession d’actifs à des investisseurs étrangers reste une piste à explorer. Le pilotage financier du pays sera complexe car il n’y a pas de solutions «miracles». Il faudra optimiser plusieurs variables, souvent contradictoires, et faire des choix douloureux. Quid de l’endettement extérieur ? A quelles conditions se fera-t-il lorsque les déficits budgétaires sont à des niveaux problématiques ? Le sujet de la dette extérieure est un sujet sensible, comme celui du crédit documentaire de l’après-2009. La politique a, sur ce sujet, pris le pas sur l’économique et malheureusement nos politiques sont souvent très mal conseillés. Il me paraît donc important de «dédramatiser» le sujet et de faire œuvre de pédagogie. Plusieurs points sont importants à relever. Tout d’abord, dans le contexte actuel de nos finances publiques et du déficit de ressources du pays… la dette extérieure n’est plus une option mais est inévitable. Elle permettrait notamment de réduire l’effet d’éviction de l’investissement privé par les besoins financiers du Trésor. Ensuite, il me semble souhaitable de ne pas «diaboliser» l’endettement extérieur. Certes, il y a les souvenirs douloureux de la fin des années 1980 et du début des années 1990, mais comme j’ai l’habitude de dire : «La dette, c’est comme le cholestérol…  Il y a la bonne et la mauvaise.» La bonne dette, c’est celle qui se rembourse d’elle-même grâce aux projets qu’elle sert à financer, soit par un accroissement des exportations, soit par la génération d’un effet d’import substitution. La bonne dette, c’est celle qui génère de la croissance et de l’emploi. La mauvaise dette, c’est celle qui sert à financer les déficits de balance de paiements d’un pays qui consomme plus qu’il ne produit. La mauvaise dette, c’est celle que certains utilisent en espérant être dispensés d’ajustements macro-économiques indispensables. Par ailleurs, on ne va pas vers l’endettement extérieur «la fleur au fusil». Il existe des préalables à satisfaire si l’on veut y aller de façon ordonnée, efficiente et la moins coûteuse possible. Il nous faut reconstruire, dans les meilleurs délais, une capacité technique au niveau de nos banques publiques et de nos grandes entreprises. L’opulence financière de ces quinze dernières années et la pyramide des âges ont mis à mal les compétences disponibles. Il nous faudra aussi définir une stratégie claire d’endettement extérieur relayée par un discours cohérent et homogène qui ne pourra s’appuyer que sur un programme économique pluriannuel de réduction des déficits publics et de mise en œuvre de réformes structurelles. Les marchés financiers et les banques sont sensibles aux discours, mais réagissent aux actes. La recherche d’un rating souverain auprès de l’une des trois principales agences de notation internationale serait certainement considérée, dans le cas de notre pays, comme la démonstration d’une volonté de transparence, d’un engagement ferme sur les voies à emprunter pour le rétablissement des équilibres macro-économiques actuellement compromis et sur la volonté de mettre en œuvre des réformes structurelles ambitieuses.

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