jeudi 14 juin 2018

Mahfoud Boucebci : Un homme libre

Il fut l’un des premiers intellectuels assassinés. Psychiatre de renommée internationale, le professeur Mahfoud Boucebci (55 ans) a été assassiné devant son service de l’hôpital psychiatrique Drid Hocine, le 15 juin 1993. Trois semaines seulement après l’assassinat du journaliste et écrivain Tahar Djaout. Curieuse coïncidence, le Pr Boucebci était dans le comité vérité sur l’assassinat de Djaout. Vingt-cinq ans après ce lâche assassinat, Mahfoud Boucebci demeure cette figure symbolisant la résistance. Un hommage lui a été rendu à l’occasion du 116e colloque international de l’Association du congrès de psychiatrie et de neurologie de langue française tenu à Bastia (France). Le docteur Saïd Sadi, qui a longuement côtoyé le professeur, a retracé les multiples engagements de l’intellectuel. Parler du parcours du professeur Mahfoud Boucebci, c’est appréhender une phase historique particulière de l’Algérie en général et de son université en particulier. J’aimerais pour ma part intervenir devant vous non pas pour honorer un souvenir ni cultiver une nostalgie, toutes choses que nous devons à notre illustre maître, mais rappeler ici les grands axes de sa philosophie et les principes qui ont guidé sa vie professionnelle car ils seront toujours utiles quand l’Université algérienne sera restituée à sa vocation de lieu de libre débat et de distribution du savoir. Avant de nous immerger dans cette vie si riche et si dense, il est peut-être nécessaire de rappeler quelques éléments de contexte au moment où Boucebci a eu à exercer sa profession. Après l’indépendance, l’Algérie a fait un certain nombre de choix doctrinaux et politiques qui n’étaient pas sans incidences sur l’université. A la faculté de médecine, ces orientations se traduisirent rapidement par des décisions qui signaient une volonté de rompre avec la pratique médicale universelle. Le serment d’Hippocrate fut éliminé ; les codes de l’éthique et de déontologie furent abolis. On tenta même de leur substituer un code islamique. L’initiative n’aboutit pas, mais la tendance était annoncée puisqu’à partir du milieu des années 70’ le ministère des Affaires religieuses parvint à faire interdire l’intervention des étudiants sur cadavre dans les travaux d’anatomie… Plus spécifiquement, la psychiatrie était dominée par un fanonisme discutable mais non discuté pour des considérations politiques qu’il serait trop long d’évoquer ici. Quand Boucebci obtint son agrégation en 1972, les franchises universitaires étaient déjà largement érodées et l’Université algérienne avait entamé une involution générale qui est toujours à l’œuvre. Sans contester frontalement cette spirale descendante, Boucebci, auquel on ne connaît aucune accointance partisane, entreprit rapidement de se fixer les limites au-delà desquelles il n’accepterait pas de négocier dans l’exercice de son métier. A l’hôpital Mustapha où il avait commencé, il fit rapidement savoir que ses consultations ne dérogeraient pas aux normes universelles de la visite médicale. A titre d’exemple, les agents de sécurité étaient invités à laisser seul avec son médecin un interpellé ou un détenu qui nécessitait un examen. Plus tard, quand il dirigea l’hôpital de jour «Les Oliviers», il imposa le secret médical à tout son personnel alors que le délitement gagnait plusieurs services médicaux qui cédaient de plus en plus devant diverses injonctions administratives. Mais c’est en prenant en charge le service de Drid Hocine qu’il se distingua par une conception pédagogique et une gestion administrative où, faisant valoir ses convictions éthiques, il structura des unités de soins qui n’avaient rien à envier à leurs semblables occidentales, assumant de s’inscrire comme acteur de la psychiatrie francophone au moment où l’éducation nationale était dédiée à un panarabisme hégémonique. Il suffisait de rentrer dans le bloc abritant son service pour voir la rigueur de ses prises en charge. La propreté des lieux, la tenue du personnel, l’accueil de la secrétaire comme les subtiles décorations des couloirs contrastaient avec les autres sites. La qualité de l’enseignement était calibrée sur les programmes et volumes des plus grandes facultés et les examens se déroulaient dans des normes qui ont longtemps permis à ses disciples de bénéficier des conditions d’inscription privilégiées pour celles et ceux qui souhaitaient prolonger leur cursus à l’étranger. Les étudiants étaient invités à s’abonner aux revues les plus prestigieuses et la formation post-universitaire était un complément pérenne et soutenu de l’excellence de son enseignement. Les publications scientifiques de son service étaient de loin les plus régulières et les plus nombreuses de la faculté de médecine et elles ne tarderont pas à avoir une résonance qui dépassait les frontières du pays. Mais il me semble que la substance de son enseignement psychiatrique était portée par quelque chose à la fois d’ordinaire et de précieux. Il tenait à ce que ses disciples sachent qu’avant de prospecter un cas pathologique, avant de tendre coûte que coûte à une stérilisation symptomatique, il fallait entendre l’histoire d’une vie qui a mal tourné parce que le patient, développant tel ou tel symptôme, n’a pas pu ou su trouver la bonne clé pour ouvrir les portes de sa vie. Il convenait donc de se conditionner pour toujours écouter afin de bien comprendre l’origine de la faille existentielle avant d’envisager un projet thérapeutique qui, nécessairement, devait impliquer l’entourage. C’était là une manière de trouver des relais dans l’accompagnement thérapeutique, mais aussi de «socialiser» la maladie mentale. La communication sur le handicap mental, auquel il avait consacré un ouvrage, rappelée parmi d’autres titres par le professeur Darcourt qui m’a précédé à cette tribune, était l’une de ses grandes préoccupations. Avec une priorité assez nette pour l’enfance. Je crois que l’on peut dire qu’au-delà de sa grande disponibilité, Boucebci était un vrai transmetteur de savoir. Parallèlement à cette exigence qualitative, Mahfoud Boucebci s’est aussi signalé assez tôt par une large ouverture sur la société. Il avait initié et accompagné des associations de parents de handicapés, des femmes célibataires, des enfants abandonnés, de toxicomanes… Toutes les cibles de ces structures avaient une caractéristique commune : c’étaient des marginalisés, des rejetés, des abandonnés, des stigmatisés... Pour assurer une meilleure audience à ses travaux et entraîner ses collaborateurs vers la pédagogie de l’effort permanent dans une université algérienne déclinante, le professeur Boucebci sera la cheville ouvrière des Journées franco-maghrébines de psychiatrie dont il fut l’un des membres fondateurs et l’un de ses principaux animateurs. La Tunisie et le Maroc étant moins susceptibles sur la question de la francophonie, il contourna, par la solidarité régionale, les rigidités idéologiques qui réduisaient considérablement les moyens logistiques nécessaires à ses recherches. En dépit de la rigueur qui inspirait et guidait sa conduite, les étudiants qui recherchaient une formation académique digne des canons universels se bousculaient pour se faire inscrire chez lui. Et la qualité des soins que ses équipes dispensaient avait fait de son service un lieu de référence médicale. Il n’était d’ailleurs pas rare que les dirigeants le sollicitent pour leurs proches. Il ne les refusait pas sous la seule condition qu’ils se soumettent aux règles s’appliquant à tous en matière de rendez vous, de visites… Malgré des contraintes considérables, Boucebci a pu initier et valoriser la psychiatrie algérienne dont nous avons vu sinon la genèse du moins l’émergence. Dans les faits, le service du professeur Boucebci était l’ultime matrice où survivaient encore les franchises universitaires. Cette notoriété avait ses avantages et ses limites. L’afflux des scientifiques, la performance médicale et la renommée internationale qui caractérisaient cette oasis ne tarderont pas à susciter rumeurs, sarcasmes et bientôt obstructions. L’adhésion à la psychiatrie francophone était sournoisement assimilée à une douteuse francophilie, l’autorité scientifique relèverait, selon ses détracteurs, d’un mandarinat en décalage avec le nivellement dicté par l’égalitarisme prôné par le «socialisme spécifique» et la reconnaissance internationale était la conséquence d’une complicité intellectuelle avec des milieux hostiles au pays… Boucebci, qui passera beaucoup de temps à déminer ces chausse-trappes, ne se démontera pas pour autant. Mieux, et selon une personnalité bien affirmée, il assumera un engagement humanitaire encore plus déterminé. Lorsque je le solliciterai pour faire partie des membres fondateurs de la Ligue algérienne des droits de l’homme, il donnera son accord sans hésiter, sachant que l’initiative participait d’une démarche iconoclaste dans un régime politique interdisant toute instance non inféodée au parti unique. Quand la répression viendra, Boucebci sera épargné, probablement protégé par sa réputation. Pour autant, il ne se défilera pas devant ses responsabilités. Une fois devant la Cour de sûreté de l’Etat, juridiction d’exception où nous avions été déférés, lui et le professeur Mahfoud Keddache, seront les seuls universitaires à venir témoigner en notre faveur. Ce n’est pas pour parler de moi, mais je pense que l’épisode que je vais vous narrer mérite d’être rapporté car il dit beaucoup de la ferveur et de l’intégrité morale de l’homme dont nous célébrons la mémoire aujourd’hui. Après nos condamnations, j’alertai la Fédération internationale des droits de l’homme pour faire valoir mon droit à passer mes examens en prison comme le permet une disposition internationale ratifiée par l’Algérie. Le comité pédagogique accéda à ma demande et je pus subir les épreuves en détention, mais en temps et en heure, avec mes confrères et fus admis. Les services de sécurité sommèrent le ministère de l’Enseignement supérieur d’invalider mon examen, ce qu’ils firent. Notre maître eut alors cette action d’éclat en rendant publique sa démission du comité pédagogique national dont il était président. C’était Boucebci. Quand le fondamentalisme commença à projeter ses premières prétentions sur la communauté universitaire, beaucoup d’enseignants livrés à eux-mêmes par un pouvoir menacé par sa création s’employèrent à négocier des compromis plus ou moins acceptables. D’autres ont décidé de quitter le pays. Boucebci restera en Algérie. Il continuera à exercer sans concession ni provocation et ne cédera aucune parcelle de ses prérogatives. Il sera assassiné devant son service le 15 juin 1993. Il est mort comme il a vécu : libre. C’est pour cela que nous devons nous réapproprier les valeurs qui ont structuré son combat au-delà des hommages qu’il mérite. Son parcours parle à notre présent et peut encore éclairer notre avenir.   Par Saïd Sadi Psychiatre et homme politique  

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