mercredi 10 août 2016

Paix à ton âme, Yemma Kheira !

Elle vient de nous quitter en toute discrétion. De son vivant, elle n’aura connu ni honneurs, ni reconnaissance officielle, ni attestation, ni pension. Elle, c’est Kheira Garne, un nom qui ne vous dit peut-être rien. Et pourtant ! A l’instar de Louisette Ighilahriz, Kheira Garne est de ces voix qui ont eu le courage de révéler au grand jour, à leur corps défendant, l’un des crimes les plus abominables de l’histoire coloniale, qui est resté longtemps, trop longtemps, couvert d’une chape de plomb : les viols massifs commis par l’armée française durant la Guerre de Libération nationale. Kheïra Garne n’avait que 15 ans lorsque des militaires français la torturèrent et la violèrent dans un camp de concentration à Theniet El Had, dans l’Ouarsenis. C’était en août 1959. De ce viol collectif naîtra un enfant, Mohamed, qui voit le jour le 19 avril 1960, à El Attaf. Mohamed Garne restera 28 ans durant séparé de sa mère «biologique». Mohamed attaque l’Etat français en justice contre les «prescriptions» des Accords d’Evian, et obtient gain de cause. «Français par le crime», comme il dit, il demeure à ce jour la seule victime reconnue de la «Guerre d’Algérie». Dans un numéro de l’émission «Secret de famille» sur France2 consacré au destin bouleversant de Mohamed Garne (première diffusion le 18 janvier 2012), Kheïra, sa mère, témoigne : «Pendant la guerre, nous étions dans la montagne. Ils (les soldats français) voulaient nous capturer. Il y avait les avions, les chars. On était dans le maquis. J’étais cachée dans un arbre et c’est un chien qui m’a trouvée. On nous a emmenés dans un camp d’internement. Certains sont morts pendant la capture, d’autres ont survécu, comme moi.» Kheira était alors mariée à un valeureux maquisard de l’ALN, Abdelkader Bengoucha. L’armée française voulait ainsi soutirer à la jeune captive des informations sur les moudjahidine. Kheira est soumise à la «question». «Ils nous ont torturés et ont attenté à notre honneur», raconte-t-elle dans ce reportage. «J’ai été frappée, ligotée, humiliée… Dieu seul sait ce qu’on a subi. Pour mon pays, j’ai sacrifié ma vie, mon honneur, l’honneur de mon fils…La nuit, quand les soldats remontaient, je ne pouvais pas dormir. Celui qui n’a pas vécu les horreurs de la guerre ne peut pas comprendre.» Kheira peine à contenir son émotion. Mais voilà. C’est dit. «On m’a violée, on m’a violée, on m’a violée !» En novembre 1960, Kheira Garne et son fils Mohamed sont placés à l’orphelinat Saint-Vincent-de-Paul, à Alger. C’est cet orphelinat attenant au Palais du peuple. Fortement marquée par les terribles sévices qui lui ont été infligés pendant plusieurs mois, Kheira est transférée dans un établissement psychiatrique pour «crises de démence». Le petit Mohamed est confié à une nourrice. Dans le document diffusé par France2, Kheira déclare : «Ils m’ont dit ton fils est mort, j’étais désespérée. Quand j’étais seule, je priais Dieu pour qu’il envoie quelqu’un qui le fasse revivre.» Il a fallu attendre un soir pluvieux de septembre 1988 pour que Mohamed vienne frapper à la porte de sa vraie mère. Dans l’intervalle, un parcours époustouflant qu’il raconte dans son autobiographie : Lettre à ce père qui pourrait être vous (Lattès 2005) — l’ouvrage a été réédité chez l’Harmattan en 2011 sous le titre : Français par le crime, j’accuse ! Jusqu’à l’âge de 5 ans, Mohamed vit l’enfer entre les mains de sa nourrice qui l’enferme toute la journée dans une sorte de cagibi. Il ignore jusqu’à l’existence de celle qui lui donna le jour. En 1965, le sort a voulu qu’il fut adopté par une certaine… Assia Djebbar, oui, la célèbre écrivaine. Il vit en France jusqu’en 1975 dans sa nouvelle famille. Suite à la séparation de ses parents adoptifs, il est renvoyé à Alger et réintègre l’orphelinat du Palais du peuple. Un jour, il consulte subrepticement le dossier administratif qui accompagne chaque pupille de l’Etat. Et c’est ainsi qu’il découvre le nom de sa mère biologique : Kheira Garne. Il entreprend, dès lors, des recherches folles pour la retrouver. Il est persuadé qu’elle est vivante. Le concours d’un de ses amis qui travaille dans la police est décisif. Un beau jour, il lui remet un bout de papier sur lequel sont griffonnés le nom et l’adresse de sa mère. A sa grande stupéfaction, il apprend que celle à qui il doit la vie logeait dans une espèce de grotte, entre les tombes, au cimetière Sidi Yahia, à Alger. Dans le reportage de France 2, Kheira confie : «Je vivais dans ce cimetière à cause de la guerre et du destin ; j’ai choisi d’habiter avec les morts car les vivants m’ont fait du mal.» «On la surnommait la louve», glisse son fils. «Elle tenait une hache dans son dos», précise Mohamed Garne dans la même émission. Ceux qui l’accompagnent au cimetière pour retrouver sa mère l’exhortent à ne pas trop l’approcher. Mohamed ne veut rien entendre. Il pose sa tête sur son épaule et Kheira reconnaît en lui immédiatement la chair de sa chair. «Elle me humait comme une louve qui hume son louveteau», se remémore-t-il avec tendresse. La reconstruction du lien cassé par les violences et les années saccagées ne sera guère de tout repos. Mohamed se lance dans une quête identitaire éperdue. Après avoir retrouvé sa mère, il voudrait maintenant reprendre le nom de son père. Au début, Kheira lui dit : «Tu es le fils de Abdelkader Bengoucha, mort en chahid.» Mohamed se demande alors pourquoi ne s’appellerait-il pas «Mohamed Bengoucha» ? Sa mère se montre réticente. Elle essaie de couper court aux tribulations généalogiques de son fils et lâche : «Tu es le fils de l’Algérie.» Il n’en démord pas. Mohamed finit par porter l’affaire devant les tribunaux afin d’arracher cette précieuse reconnaissance patronymique. L’affaire arrive jusqu’à la cour suprême. Audience du 22 mars 1994 : Kheira Garne n’en peut plus, et, face au juge, elle demande la parole et s’écrie (comme le rapporte son fils sur France2) : «Vous faites ceux qui ne savent pas ? Vous savez ce qui s’est passé pendant la guerre ? On m’a violée, on m’a violée, on m’a violée !» Passé le choc, Mohamed Garne se lance dans une bataille autrement plus âpre, cette fois devant les juridictions françaises, contre le ministère français de la Défense, pour crimes de guerre. Le 22 novembre 2001, la cour régionale des pensions de Paris le reconnaît officiellement comme «victime de guerre», accordant dans la foulée une pension d’invalidité de 30% à M. Garne. Durant le procès, des experts avaient établi un lien direct entre ses souffrances psychiques et les mauvais traitements et autres brutalités infligées à sa mère pendant sa grossesse. Une victoire hautement symbolique pour ne pas dire…historique !  

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