mercredi 1 février 2017

«Le Salafisme wahhabite est le réel danger»

Un des chercheurs les plus en vue dans le domaine de la religion, le professeur de philosophie Bouzid Boumediene, pose un regard critique sur la façon avec laquelle est géré le fait religieux. M. Boumediene, qui est aussi directeur de la culture islamique au ministère des Affaires religieuses, estime que le salafisme, qui prend de l’ampleur à cause d’un laisser-faire des autorités et parfois en raison de l’intervention des services de sécurité en leur faveur, constitue «un danger réel dès lors que les salafistes agissent» en rupture avec les lois en vigueur. - Dès son arrivée au ministère des Affaires religieuses, Mohamed Aïssa a fait du «retour au référent religieux national» l’axe majeur de sa politique. Cela signifierait-il l’interdiction de la liberté d’exercer des rites religieux et la liberté confessionnelle ? Le concept de «référence» à une signification religieuse plus que l’«identité» ou «personnalité nationale». Dans le corpus cognitif chiite, il renvoie à des référentiels sacrés, parce qu’il parle au nom du Messie, un intermédiaire dans l’interprétation des versets coraniques et des hadiths. Il s’est transposé dans notre espace où il va prendre le sens de «la spécificité doctrinale et religieuse». C’est-à-dire notre appartenance spécifique au courant et à la doctrine pour faire face aux courants chiite et salafiste. Durant les années 1970 et 1980, le concept en vogue était «l’authenticité» qui était d’ailleurs le titre de la revue du ministère des Affaires religieuses, un espace ouvert aux chercheurs d’extractions diverses. Le premier numéro était consacré à la philosophie de la musique de Beethoven et la couverture était une photo de  Jugurtha. Mouloud Kacem N’Aït Belkacem avait, à l’époque, publié des articles de recherches orientalistes, tout comme Mohamed Arkoun, Malek Bennabi, le Marocain Abdelaziz El Hebabi et l’Egyptien Mohamed Amara. Des écrivains chiites avaient également contribué à la revue. Mais avec le durcissement de la force des mouvements islamistes en Algérie vers les fin des années 1980 et début des années 1990, certaines figures des Frères musulmans ont transformé les rencontres annuelles sur la pensée islamique en des forums idéologiques. Cela a été l’une des raisons de la suspension de ces congrès. C’est en cela que les lois régissant le fait religieux promulguées essentiellement par le chef de gouvernement de l’époque, Mouloud Hamrouche, étaient anticipationnistes pour immuniser le pupitre dans les mosquées et empêcher qu’il ne se transforme en une «tribune politique» ou d’incitation à la violence, la haine et le meurtre. C’est la démarche du ministère depuis le début des années 2000 qui vise à soustraire le pupitre du politique et empêcher des appels à l’extrémisme. Cela s’est traduit par la mise en place d’une batterie de lois, des orientations et des instructions centrales. En somme, c’est ainsi que le concept du référent national religieux a évolué pour renvoyer à un triptyque historique : le malekisme dans la jurisprudence (fiqh), El Ash’ari dans la doctrine (el madhab) et enfin El Joundiya Ec Chadliya dans le soufisme (la morale). Ce triptyque parle, de temps à autre, de l’ibadisme comme rite et ses adeptes historiques depuis l’ère de l’Etat Rostumide. L’Algérie a connu aussi le courant hanafite sous l’Etat des Aghlabides, durant le règne des Turcs. Ils avaient leurs mosquées, comme celles d’Alger, de Blida et de Médéa. A cette époque, il y avait deux muftis, celui des malékites et celui des hanafites. Ces deux postes religieux ont survécu durant la période coloniale. - Etes-vous en train de dire que le référent religieux national a connu une diversité et une cohabitation avec l’autre ? Absolument. On peut affirmer que «le référent religieux national» d’un point de vue des réalités historiques a connu une diversité doctrinale. Il faut rappeler aussi que nous avions le courant ismaélite à l’ère de l’Etat Fatimide en Algérie et la Tunisie qui était le rite officiel pendant 70 ans, mais le rite malékite est resté populaire. Il était souvent dominant pour des raisons historiques, que le grand sociologue Ibn Khaldoun avait bien expliqué dans son célèbre ouvrage El Mokadima. Les adeptes de ces différents rites avaient élaboré leurs propres normes en temps de stabilité politique. Et pour conclure, le référent national est un concept qui renvoie à un héritage religieux historique faisant partie de la mémoire collective et de l’essence de la personnalité algérienne dans l’organisation de leurs pratiques religieuses et leur vie quotidienne. Il est aussi utilisé comme un «moi» pour contrer les courants qui viennent d’ailleurs, y compris contre les mouvements d’évangélisation. - Les adeptes du rite ahmadi font l’objet d’une campagne d’arrestation par les services de sécurité ; sont-ils à ce point menaçants ? Comment voyez-vous cela ? En effet, nous assistons depuis quelque temps à une levée de boucliers autour de l’Ahmadiyya. Je suppose que ces arrestations se fondent sur des raisons liées aux comportements et à l’exercice de leur culte qui poseraient problème. Leurs prières du vendredi dans des maisons privées sans autorisation, alors que la prière légalement doit être soumise à une autorisation du ministre des Affaires religieuses en personne. Même la prière du vendredi quand elle est accomplie pour la première fois dans une mosquée nouvelle doit être soumise à cette autorisation. Il faut dire également qu’il s’agit d’une allégeance de jeunes Algériens à une institution étrangère (allégeance au contenu politique). L’allégeance est une obéissance à autre que l’Etat algérien. Le système de l’allégeance a été réactivé par le guide des Frères musulmans, Hassan El Bena, après Mirza Ghulam Ahmad. La collecte de l’argent et des dons pour les envoyer à l’étranger alors que la loi l’interdit. Il faut savoir qu’El Ahmadyah oblige ses adeptes à contribuer financièrement par un pourcentage qu’ils envoient au profit du 5e calife. Les ahmadis interdisent le mariage mixte, et selon leur rite, pas de prière que derrière un ahmadi. Pour ces raisons, nous sommes contre toute pensée religieuse qui se transforme en sectarisme, car elle menace la stabilité sociale et risque de provoquer des clivages religieux et confessionnel. - Cela justifie-t-il des arrestations massives ? Cela ne doit pas conduire, en effet, à la privation des libertés individuelles et collectives. Je considère que cette campagne contre les ahmadis est trop exagérée et cela pourrait nuire à l’image de l’Algérie. C’est une mauvaise démarche, parce qu’elle montre une sécurité algérienne comme étant une sécurité religieuse semblable à «l’autorité de la promotion de la vertu et la prévention du vice», comme il en existe dans certains pays musulmans. Elle peut avoir un effet inverse, elle fait même le jeu des ahmadis qui vont apparaître comme une minorité persécutée. Ce qui peut amener des Etats étrangers, des ONG de droits de l’homme à se mêler pour les protéger. Et ce moment-là, l’Etat algérien sera placé dans une situation inconfortable, où il sera contraint de leur autoriser la construction de mosquées bien à eux. Le bon sens recommande d’engager un dialogue avec ces jeunes. Il ne faut pas mener une bataille par procuration, ne pas combattre une doctrine ou une religion à la place des pays du Moyen-Orient. Les pays nord-africains ont leurs spécificités historiques et culturelles, malheureusement nous risquons de connaître les conséquences néfastes du printemps arabe, comme la dislocation de l’identité et des luttes confessionnelles et religieuses sanglantes. En Algérie, nous avons besoin d’une vision nouvelle qui rassemble les libertés individuelles et collectives, la liberté d’exercer les rites religieux et le culte et dans le même temps, il faut renforcer la référence religieuse nationale. Cette vision doit se traduire via de nouvelles lois, la mise en place des centres de recherches des religions, une vision sécuritaire stratégique qui préserve la réputation de l’Algérie à l’international et l’indépendance de l’Etat dans ses choix et ses positions. Il se décline aussi par le développement du discours religieux en Algérie, par la formation qualitative, le renouveau et la jurisprudence. - Vous ne pensez pas que c’est le salafisme qui constitue la vraie menace contre le référent religieux national et la sûreté de la société et des institutions de l’Etat ? Absolument. C’est un danger majeur. Les salafistes, en Algérie, dans leurs différentes tendances sont en train de se réorganiser et de s’implanter à travers des regroupements dans les stades, les salles des fêtes et des maisons de culture pour contourner la loi régissant les associations religieuses, qui exige une autorisation délivrée par le ministère des Affaires religieuses. Ils créent des associations sous le couvert culturel dans les wilayas, alors que leurs activités sont religieuses. Il s’agit d’un contournement évident de la loi. Ni les walis ni les services du ministère de l’Intérieur ne s’en sont rendu compte, à moins qu’ils aient ferment les yeux et laissé faire pour des considérations que nous ignorons. Les salafistes se disent appartenir à la «Salafiya El Ilmiya» et même leurs colloques prédicateurs les appellent «scientifiques», ils se considèrent comme «communauté sunnite» et estiment que cela n’est pas en contradiction avec le sunnisme des Algériens. Mais en réalité, ils adoptent le rite hanbalite et la doctrine wahhabite. Ils dénient aux imams leur malékisme et rejettent le soufisme. Ils considèrent l’ibadisme comme khéridjite pervertissant la croyance. Le Madhkhali-salafiste (Rabi’ Hâdi al Madkhali) est le plus dangereux des courants salafistes. Après avoir appelé au meurtre des Frères musulmans les considérant hérétiques, ils polémiquent entre eux avec insultes et diffamation. C’est le cas entre le groupe d’El Aid Cherifi (Madhkhali) contre le groupe de Farkous. Leurs activités aujourd’hui sont publiques ; ils éditent des revues (réforme) et font la réédition des livres de leurs maîtres-penseurs de manière illégale, diffusent des dépliants subversifs dans les mosquées. Certains de leurs leaders sont imams dans des mosquées. Ce qui est étrange, c’est que le ministère des Affaires religieuses interdit quelques manuscrits salafistes-takfiristes, mais on les trouve étudiés lors des «halaqat» dans certaines mosquées algéroises. - Comment est-ce possible ? D’où tirent-ils leur force ? Ils tirent leur «légitimité» de l’héritage sunnite de l’Algérie et de l’Association des oulémas musulmans, mais surtout du fait de leur rôle de leur implication dans les appels aux terroristes à déposer les armes et leur négociation avec les salafistes djihadistes avant la réconciliation. Les services de sécurité se sont appuyés sur certains d’entre eux, ce qui leur a donné une force. Ils sont par la suite intervenus en leur faveur pour nommer des imams et des enseignants de tendance salafiste. Ces derniers s’estiment dépositaire du projet de la réconciliation politique. En tout cas, ils se sont approprié le projet. Quand ils se transforment en une secte qui rejette les autres et s’emparent du pupitre de la mosquée, cela devient un sérieux danger. Leur discours qui amadoue le pouvoir en faisant usage de «l’interdit de désobéir au gouvernant» est encore plus dangereux, parce que en faisant cela, ils interdisent les grèves, les réunions, les élections et le parti. Chacun est libre dans sa façon de vivre son culte, mais je suis contre le fait qu’ils deviennent une secte disposant de leurs propres mosquées, je suis contre l’excommunication de la société algérienne et sa division entre sunnites authentiques et sunnites hérétiques. Le salafisme dans son pays d’origine connaît des révisions opérées par les chouyoukh et les centres de recherches. L’Arabie Saoudite regarde vers l’avenir et fait dans la prospective à horizon 2030. Il y a une coexistence entre certaines de ses villes comme le gouvernorat d’El Ahsa où cohabitent chiites, sunnites, malékites, chafiyit avec le hanbalisme dominant. J’ai participé récemment à un colloque organisé par le Centre Fayçal à Riyad ; c’était un colloque ouvert à toutes les pensées. L’université de Taïf des sciences sécuritaires saoudiennes fait un travail critique contre tout takfiriste terroriste. Savez-vous qu’ils ne respectent guère les directives du ministère en matière de l’appel à la prière, la prière de Tarawih, les deux fêtes de l’Aïd, la récitation collective… Pour revenir à votre question sur le danger salafiste, je dois dire que l’expansion de leurs adeptes constitue un réel danger, rendant la coexistence avec la spécificité de la personnalité algérienne impossible. Va-t-il alors tenter d’éliminer notre référent ? - Le ministère des Affaires religieuses a-t-il échoué dans son combat contre la mouvance salafiste dans les mosquées ? La plupart des mosquées d’Alger sont sous contrôle des salafistes dans leurs différentes tendances, des livres pourtant interdits d’entrée en Algérie sont étudiés par des cercles (halaqat) dans certaines mosquées. Des imams appartenant à cette tendance diffusent des tracts et communiqués sans aucun contrôle. Ils participent aux grands rassemblements des salafistes en dehors de la wilaya sans autorisation des autorités compétentes. En disant cela, je ne suis pas contre ce que la personne soit hanbalite ou wahhabite, mais la mosquée est soumise à l’Etat algérien, il est du devoir de ces imams de respecter le malékisme et appliquer les directives du ministère. Les mosquées des wilayas du nord du pays sont sous contrôle du courant salafiste. Un courant qui a connu un regain en raison de l’intervention de certaines parties officielles en leur faveur. Ajouter à cela le poids de l’argent, des hommes d’affaires inconsciemment ou à dessein financent ce courant. Aujourd’hui, nous sommes en présence d’un conflit inextricable entre les imams désignés par le ministère et les associations religieuses qui ont construit des mosquées et imposent des imams appartenant au salafisme. A rappeler que des imams nommés par le ministère n’ont pu être installés que grâce à la force publique. J’estime qu’il est urgent pour le secteur religieux en Algérie de revoir les lois et la manière avec laquelle sont désignés des cadres qui font allégeance aux cercles plus qu’à l’Etat algérien et les lois régissant le fait religieux. - Vous avez, vous-même, fait l’objet d’attaques par les salafistes avec des appels à vous excommunier pour avoir rappelé une vérité historique en déclarant que Tayeb El Oqbi était «proche des wahhabites et parfois takfiriste». En fait, j’ai rappelé seulement des vérités historiques connues de tous. J’avais déclaré que Tayeb El Oqbi – Dieu ait son âme – qui a grandi en Arabie Saoudite était un dur, il avait des divergences avec ses amis, des Oulémas, parce qu’il était intransigeant sur son soutien à la France dans sa guerre contre l’Allemagne. Malgré son nationalisme et sa religiosité, il n’a jamais cru à l’indépendance de l’Algérie. Il faut rappeler que lorsque les Oulémas du Front de libération nationale (FLN) avaient demandé de faire don de l’argent de l’Aïd El Adha au FLN et se passer du sacrifice, il s’est farouchement opposé et avait dit : «C’est un renoncement à la sunna du Prophète.» Il avait ramené alors un mouton qu’il a sacrifié sur la place des Martyrs, défiant ainsi les Algériens et le Front de libération. Il avait dit à Toufik El Madani : «L’Algérie n’aura pas son indépendance. Si elle le sera, vous pourrez me pendre au balcon du club Ettaraqi.» Il avait accroché dans son bureau le portrait du gouverneur français Maurice Viollette. Malheureusement, il est parti avant de voir son pays indépendant. Je considère Tayeb El Oqbi comme un intégriste, influencé par le salafisme wahhabite. En rappelant tout cela, je ne cherche pas à faire de lui un traître ou à lui dénier son nationalisme. C’est une campagne menée par un groupe qui ne lit pas et qui a une vision uniciste et stéréotypée de l’Association des oulémas. Ce groupe se réfère à la fameuse expression : «La chaire des savants est empoisonnée.» Nous leur disons que oui, mais aussi que  c’est le cerveau et les pensées de certains faqih qui peuvent être porteuses de poison. Cependant, ces attaques ont pris une tournure dangereuse, des appels à l’expiation, insultes et diffamation. Des expressions de haine qui conduisent à la violence. L’Etat doit assumer ses responsabilités envers l’expansion de ce phénomène sur les sites électroniques qui appellent à la violence au nom de la religion.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire