- La dernière sortie du président Bouteflika, la seule d’ailleurs depuis quatre ans, a suscité des réactions, des interrogations et de la pitié. Quelle lecture faites-vous, en tant que présidente du parti de l’Union pour le changement et le progrès (UCP), de ce geste ? Moi, je pense que c’était juste de l’agitation, le chef de l’Etat était en très mauvais état de santé. Nous l’avons tous vu et remarqué. Honnêtement, et à titre personnel, le Président me fait de la peine. Premièrement, est-ce que les gens qui l’ont exposé de cette manière connaissent ce qu’on appelle la notion des droits humains ? Oui, sur le plan humain, nous n’avons pas le droit d’exposer un homme qui est le chef de l’Etat d’un grand pays qu’est l’Algérie de la sorte. L’Algérie ce n’est pas rien, c’est un grand pays. Nous avons vu un président fatigué, épuisé, le regard hagard. Il était là, comme si on se jouait de lui. Deuxièmement, on n’a pas le droit d’humilier l’Algérie et son peuple à travers son chef de l’Etat. Qu’on le veuille ou pas, le président de la République c’est le président de l’Algérie et de tous les Algériens ; donc, au-delà de sa personne, c’est l’Algérie que l’on expose, qu’on humilie et que l’on affaiblit de la sorte. Il est indécent, à mon sens, de sortir le président de temps en temps pour nous faire croire que c’est lui qui décide. Depuis son AVC, et ce n’est un secret pour personne, Bouteflika n’est pas en état de diriger. - L’amendement de la Constitution en 2016 a donné les pleins pouvoirs au président Bouteflika. Tous les pouvoirs sont concentrés entre les mains d’un président qui, selon vous, ne dirige plus. Est-ce logique ? Ce n’est pas normal, c’est même grave. Ce système a tout fait. Il a amendé la Constitution pour concentrer tous les pouvoirs entre les mains d’un seul homme, quel que soit cet homme, l’actuel président ou le prochain. Personnellement, je n’accepterai jamais d’avoir autant de pouvoir parce qu’un être humain, par définition, est appelé à se tromper, c’est la nature humaine. On ne peut pas mettre le sort d’une nation entre les mains d’un seul homme, il faut qu’il y ait une répartition des pouvoirs, il faut qu’il y ait aussi des contre-pouvoirs. - En dépit de sa maladie, son effacement de la scène politique et ses rares apparitions, des voix s’élèvent encore, cette fois, pour demander au président Bouteflika de briguer un autre mandat. Pourquoi ? Mais qui a demandé à Bouteflika de se présenter pour un 5e mandat ? C’est Ould Abbès, le secrétaire général du FLN, un personnage qui dit aujourd’hui une chose et demain son contraire. Moi, je pense que cette histoire de 5e mandat n’est ni plus ni moins que des manœuvres tacticiennes de la part des partis au pouvoir. Ould Abbès, Saadani et leurs semblables ne sont pas crédibles. Ces personnes qui s’agitent ont une seule visée : ils cherchent à se maintenir au pouvoir pour préserver leurs intérêts, se protéger et protéger leurs alliés qui se sont enrichis sur le dos des Algériens dans l’opacité la plus totale. Nous avons vu des individus, devenus milliardaires en une décennie et personne ne leur demande des comptes. Où est la justice ? Est-ce que l’appareil judiciaire est fait juste pour les faibles ? Ceux qui veulent un 5e mandat veulent tout simplement rester au pouvoir. - Donc, pour vous, Bouteflika n’est pas intéressé et ne se présentera pas pour un 5e mandat ? Pour moi, il n’y aura pas de 5e mandat. Il s’agit là juste de ballons d’essai. - Et sur quoi vous basez-vous pour avançer cette analyse ? D’abord, le mandat actuel est un blocage pour le pays, que ce soit pour le développement local, à l’échelle internationale ou sur le plan des arbitrages. Qui doit arbitrer, à titre d’exemple, dans le conflit qui oppose les médecins à leur tutelle. Le Premier ministre est aux abonnés absents. Il ne se prononce sur rien, il ne s’est même pas déplacé sur les lieux du crash qui a coûté la vie à plus de 250 personnes, ni n’a rendu visite aux familles endeuillées. Qui dit responsabilité politique, dit action politique. - Pourtant, le Premier ministre a promis récemment de dresser le bilan qu’il qualifie de très positif des réalisations de Bouteflika, comme il a affiché son soutien à sa candidature s’il venait à se présenter pour un autre mandat... Je vais vous dire : Bouteflika a échoué sur tous les plans. En politique, il n’y a pas eu d’alternance au pouvoir par le biais des urnes. Il n’y a pas eu de texte de loi permettant l’émergence d’une nouvelle classe politique. Les mêmes personnes qui ont conduit le pays à l’échec parlent aujourd’hui de pouvoir sauver le pays. Logiquement, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Ils étaient seuls au pouvoir depuis 20 ans, ils avaient l’argent, le temps, et ils n’ont pas pu développer le pays. Moi, depuis 2012 je dis que la disparité de développement entre les régions va tôt ou tard créer des problèmes en Algérie. Regardez dans quel état se trouvent les régions du Sud et les Hauts-Plateaux, les wilayas situées sur les frontières. Est-ce que l’on a créé une dynamique économique pour permettre à ces populations de se prendre en charge. Non ! On continue encore à donner pour acheter la paix sociale. Mieux, depuis 1999 à nos jours, nous assistons à un nouveau phénomène qui est la démocratisation de la corruption. Jamais l’Algérie n’a connu autant de gabegie et de dilapidation de deniers publics, la corruption n’a jamais atteint un tel degré aussi bien verticalement qu’horizontalement et dans tous les secteurs. Où est donc ce bilan positif ? - Beaucoup d’observateurs parlent de la réédition du scénario de 2014 dès lors que les ingrédients sont tous réunis.. Non, moi je suis optimiste. Je pense que les Algériens sont conscients des enjeux. Des responsables dans différentes institutions de l’Etat sont conscientes que l’on ne peut plus se permettre de bloquer encore le pays pour les cinq prochaines années. Ces cinq dernières années ont été un échec cuisant. S’il y a un cinquième mandat, ce sera la faillite de l’Etat algérien. A mon avis, la différence entre 2014 et 2019 réside dans les conditions économiques. Aujourd’hui l’argent fait défaut, il n’y a plus d’aisance financière. On a eu recours à la planche à billets pour faire face aux dépenses du pays et pour couvrir aussi la campagne électorale. J’aurais aimé voir Ould Abbès apporter des solutions au problème des résidents qui ont été lynchés et maltraités. Qui pousse au pourrissement dans notre pays ? C’est le pouvoir et non l’opposition. Ce pouvoir pousse à la révolte. - Et vous pensez qu’il risque d’y avoir une explosion ? Le peuple peut se révolter ? Mais bien sûr. Tous les ingrédients sont là. Tout est au rouge. Il n’y a que les aveugles qui refusent de voir cela. Il y a trop d’injustices. Les magistrats subissent des pressions. La corruption et l’impunité sont devenues légion. L’Algérien peut accepter de ne pas bien manger, de ne pas avoir un bon cadre de vie, mais il n’accepte pas la hogra. Le paradoxe est que nous sommes le seul pays où l’Algérien est discriminé chez lui alors que l’étranger est mieux considéré que lui. Le citoyen est méprisé, maltraité, pointé du doigt... Certes, le peuple algérien a atteint la saturation, il y a une déprime généralisée, mais il doit se mobilier et être acteur pour sauver l’Algérie. Il ne doit pas rester dans l’expectative. Si le peuple démissionne, il contribuera ainsi à la longévité de ce système. Ce système ne partira pas de son propre gré, c’est à nous, quelles que soient nos positions, de le pousser à se réformer. Un système qui est arrivé à bout constitue un danger pour l’Etat algérien ; nous sommes dans une impasse et un sursaut s’impose. - Est-ce que vous envisagez de vous présenter à l’élection présidentielle de 2019 ? Je pense que la décision de se présenter ou pas revient d’abord au congrès du parti qui tranchera au moment opportun. Ensuite, il y a l’environnement global dans lequel nous vivons actuellement : est-ce que les conditions sont réunies pour l’organisation d’une élection libre et transparente ? Nous savons tous que la loi électorale a été faite sur mesure afin de servir les intérêts des partis du pouvoir. Cette loi ne permet en aucun cas l’émergence d’une nouvelle classe politique, et encore moins une alternance par le biais d’un vote transparent qui donne la parole au peuple algérien de choisir librement. Malheureusement, le pouvoir en place, l’Etat, les partis au pouvoir ont tout fait pour que l’Algérien, le citoyen en général, déteste, quitte et divorce définitivement avec la politique. - Mais si les conditions sont réunies, est-ce que le poste de président de la République vous intéresse, vous qui avez fait carrière dans la magistrature ? Pourquoi pas ? On n’a eu que des hommes depuis 1962 il est temps que l’Algérie ait un chef d’Etat femme et je suis sûre que sa manière de gouverner sera meilleure que ce que nous avons eu jusqu’à maintenant. Je ne suis pas une assoiffée de pouvoir, je n’ai jamais été carriériste en politique. Dans notre parti, nous avons élaboré des statuts qui limitent les mandats du président à deux, pas plus. Nous croyons à la démocratie et à l’alternance. Ce qui m’intéresse, c’est de former une élite. La politique ne me nourrit pas, j’ai mon métier, j’ai envie de participer à donner un nouveau visage à la pratique politique, j’ai envie que mon pays change et donne de l’espoir aux jeunes. Je ne suis pas comme ceux qui ont 80 ans et qui veulent rester au pouvoir, ce n’est pas le poste qui m’intéresse, le plus important est d’apporter un changement. A l’UCP, lorsqu’il y a eu les consultations sur l’amendement de la Constitution, nous étions l’un des rares partis politiques à avoir présenté un projet de Constitution de changement. Nous avons présenté une nouvelle vision du fonctionnement des institutions de l’Etat. On a proposé la séparation et l’équilibre des pouvoirs et on a dit que le chef de l’Etat doit juste rester un arbitre, le garant de la Constitution, il ne doit plus présider le Conseil de la magistrature. Le chef de l’Etat ne doit pas gérer l’Exécutif, il faut qu’il y ait un chef de gouvernement qui soit issu de la majorité parlementaire. Aujourd’hui, nous avons un gouvernement qui ne répond a aucun critère : il y a une majorité FLN et un Premier ministre du RND, d’où les incohérences existant entre les mêmes membres du même gouvernement. - Vous êtes pour l’instauration d’une deuxième République ? Pour sauver l’Algérie du chaos et rétablir les repères y compris à l’échelle internationale, il ne faut surtout pas rater cette dernière occasion. Il faut aller vers la construction d’un Etat et instaurer une deuxième République avec un Etat institutionnel et non un Etat basé sur des individus.
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