dimanche 1 octobre 2017

La propagande par l’horreur

Terrifiantes, insoutenables et traumatisantes. L’ENTV, dans ses quatre déclinaisons, a diffusé ce week-end un «reportage» montrant des images des massacres commis durant la décennie noire. Des vidéos monstrueuses et glaçantes. Des enfants déchiquetés, carbonisés, des cadavres brûlés, des têtes coupées qui défilent sur l’écran de l’Unique. Une abomination suprême. Une terreur absolue. Pour marquer le douzième anniversaire de la promulgation de la charte pour la paix et la réconciliation nationale, la Télévision d’Etat est allée puiser dans le registre de l’horreur des années du terrorisme. Sans trop se soucier de la dignité des victimes, encore moins de la sensibilité de leurs parents et des téléspectateurs de manière générale, la diffusion du «reportage» intitulé «Pour ne pas oublier», a heurté au plus haut point et provoqué l’indignation au sein de l’opinion. Cela est d’autant plus choquant que la démarche est «vendue» comme une opération de propagande au service d’un seul et unique homme : le chef de l’Etat Abdelaziz Bouteflika. Sans transition ni discernement et avec une vacuité sidérale, l’on passe des images de la barbarie à Bouteflika «faiseur de paix». Une propagande par l’horreur destinée plus à louer «les mérites» du chef de l’Etat par qui «la paix est retrouvée» qu’à rappeler le désastre d’un terrorisme massif empaqueté sous le vocable flou de «tragédie nationale», où le bourreau et la victime se confondent. Une réécriture éhontée de l’histoire récente qui a plongé le pays dans une barbarie sans commune mesure. Du révisionnisme. Une instrumentalisation indigne des blessures encore ouvertes du terrorisme. Quel message cherche-t-on à faire passer en diffusant ces «reportages» et particulièrement dans le contexte actuel ? S’emploie-t-on à convaincre des «bienfaits et des réalisations» du chef de l’Etat au moment même où le pays est phagocyté par une crise économique qui n’est qu’à ses débuts ? Au moment où tous les indicateurs du pays dans tous les domaines virent au rouge, l’on ressort une vieille «charte » à mettre sur le compte des «grandes réalisations» du président de la République. Il est vrai que l’évocation de chaque «grand projet» est vite accompagnée de scandales. Seule la réconciliation nationale est présentée comme une «prouesse» inattaquable. Vraiment ! Mais le message fort que l’on cherche à envoyer à travers cette opération de propagande construite sur les cadavres des victimes du terrorisme est de faire peur, d’intimider et de tétaniser les Algériens en ces temps d’inquiétude sociale. Terroriser par l’image. «Si vous voulez le changement, voilà ce qui vous attend», semble vouloir dire le pouvoir via un reportage bidonné et largement diffusé par la Télé d’Etat. Un ignoble chantage à la sécurité. ajouter du traumatisme au traumatisme. Gouverner par la peur. Raviver les blessures d’hier pour paralyser toute tentative politique et sociale aspirant au changement. Une «invitation» à abandonner tout désir démocratique. D’évidence, cette propagande officielle aura un effet psychologique dévastateur sur les Algériens. Cependant, elle rouvre un chapitre que les autorités, sous le patronage de Abdelaziz Bouteflika, ont tout fait pour le fermer à jamais. Elle donne ainsi l’occasion d’engager un débat sur une décennie où tout n’a pas été dit ou écrit. Si ce reportage officiel s’intitule «Pour ne pas oublier», il est nécessaire et légitime de rappeler les faits masqués et tus par la charte pour la paix et la réconciliation nationale qui a été adoptée sans passer par la case de la vérité et de la justice. Il est hautement utile de rappeler à ce titre que le terrorisme a été vaincu non pas par un «seul homme», mais grâce à une mobilisation citoyenne. A une résistance populaire. Des hommes et des femmes non seulement n’ont pas cédé à la psychose, ils ont défié le terrorisme islamiste les armes à la main. A partir de l’année 1993, des citoyens de plusieurs régions du pays se sont dressés contre la horde intégriste. Les services de sécurité, des intellectuels, des journalistes, des artistes, des travailleurs, surtout des femmes, ont bravé avec un courage extraordinaire et au péril de leur vie la menace terroriste. Ils ont refusé la loi de la terreur à une période (1994) où l’actuel chef de l’Etat avait refusé de diriger le pays lorsque les militaires le «suppliaient». La société a payé un prix fort pour la restauration de la paix et vaincre le terrorisme islamiste. C’est la résistance citoyenne qui a sauvé la République. Réduire cette victoire au fait d’un seul homme, c’est dénier aux millions d’Algériens leurs sacrifices. Leur dénier cette victoire. Un désarmement symbolique et politique de la société. La concorde civile, puis la réconciliation nationale sont venues reléguer à la marge de l’histoire la résistance populaire. Pis encore,  les criminels d’hier amnistiés et protégés par la loi narguent les Patriotes. Madani Mezrag, chef l’AIS – organisation terroriste – qui avouait publiquement avoir assassiné des militaires, est érigé au rang de personnalité nationale, reçu à la présidence de la République pour donner son avis sur la Constitution du pays. Suprême insulte à la mémoire de ses victimes. Les appelés de l’armée qui ont combattu le terrorisme sont bastonnés, des familles de victimes marginalisées quand elles ne sont pas méprisées. Les symboles de la résistance sont reniés dans un élan d’amnésie générale, marquant un renoncement de l’Etat. Les détenteurs du pouvoir réimpriment au pays la même orientation idéologique qui avait conduit à la violence des années 1990. Ne voulant pas tirer les leçons, le régime de Bouteflika a fait alliance avec les secteurs réactionnaires et intégristes dans la société. Une collusion historique entre le pouvoir et l’islamisme. Avec méthode, le pouvoir a permis à l’islamisme wahhabite de reprendre forme dans la société. Des milliers de mosquées sont livrées à des prédicateurs radicaux qui prêchent impunément la haine et la violence. Des territoires sont abandonnés par l’Etat au profit d’un intégrisme rampant et conquérant, auquel même des agents de l’Etat sont sensibles. La République recule et cède des espaces considérables à un salafisme en vogue. Les prêches et les fetwas remplacent la loi. Des prédicateurs connectés au wahhabisme font office d’autorité dans beaucoup de contrées du pays. Dans une division de travail soigneusement orchestrée, le pouvoir et les islamistes imposent à la société une double dictature. Quand l’Etat ne peut pas contenir les ardeurs sociales et le désir de liberté, aux prédicateurs et leurs nervis de s’en occuper. La sentence prononcée par l’ancien chef d’état-major Mohamed Lamari affirmant que «si le terrorisme est vaincu militairement, il ne l’est pas politiquement» résonne encore.  

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