mardi 29 mars 2016

«Je crains pour le pays ce qui est arrivé à l’Argentine en 2003»

L’éminent professeur Omar Aktouf, économiste de renom, membre fondateur du groupe de recherche Humanisme et gestion, dresse dans cet entretien un diagnostic critique de la situation socioéconomique du pays et alerte sur les risques d’un scénario comparable à celui de l’Argentine en 2003. Il estime que «le proche avenir fait craindre une explosion de la rue ou, pire, une explosion accompagnée des chants de vilaines sirènes qui psalmodient le long de nos frontières». L’Algérie traverse une situation extrêmement difficile et complexe marquée  par un blocage et un statu quo politiques auxquels s’est greffée une grave crise économique due à la baisse des revenus des hydrocarbures. Quel regard portez-vous sur la situation économique et sociale du pays ? Un regard attristé et pessimiste. Mais sans étonnement, car ce qui arrive était prévisible, crise pétrolière exogène ou pas. Cette dernière est la goutte qui accélère les choses et fait déborder un vase qui a atteint le trop-plein depuis longtemps. Ce trop-plein, c’est la permanence d’un régime de clans et de mâarifa, dictatorial, incompétent, illégitime et corrompu. Ce régime que je dénomme «système Algérie» ne dissimule plus ni ses tares ni ses pratiques cyniques, jusqu’à s’octroyer des Constitutions sur mesure, selon ses besoins. Cette crise économique – et celle sociale qui l’accompagne inévitablement – peut autant être un déclencheur (mèche de mise à feu) qu’une source de grands désordres. La situation difficile et complexe dont vous parlez couve depuis des décennies. Elle est le fruit de l’abandon progressif, au nom de «l’ouverture» vers l’«économie de marché», de politiques antérieures plus dirigistes et plus responsables. Politiques qui, vaille que vaille, étaient en train de fournir l’Algérie en main-d’œuvre qualifiée, cadres professionnels, programmes agricoles, biens d’équipement et de production. Toutes les choses qui auraient pu nous mettre sur la voie d’un développement autocentré (Corée, Malaisie, Chine...) et de sortie de l’hyper-dépendance aux hydrocarbures. Au nom du dieu «marché» et de son archange, le «secteur privé», on a saboté, détourné et bradé des pans entiers des bases de l’économie nationale. On a abdiqué – cédant aux sirènes des ajustements structurels – toute responsabilité-souveraineté étatique sur l’économie. Le modèle néolibéral adopté n’a jamais fonctionné, point ! L’entêtement dans cette voie nous mène logiquement vers un état de quasi-chaos dès lors que les flux de dollars pétroliers rétrécissent. L’Algérie est déjà passée par des crises similaires et ses dirigeants avaient compté sur une hausse des prix du pétrole pour s’en sortir. Aujourd’hui, les meilleurs pronostics donnent encore deux années au Fonds de régulation des recettes (FRR) pour faire face aux dépenses publiques. Est-ce une perspective rassurante en vue de la situation très fragile et aléatoire du marché pétrolier ? Le contexte de la présente crise est plus grave que ceux des précédentes, y compris celle de 1985-1986. Aujourd’hui, l’Algérie fait face à la conjonction d’une triple crise aux ramifications autant endogènes qu’exogènes. La facette endogène est en grande partie celle dont je traite plus haut : la facilité de se contenter de vendre pétrole et gaz pour tout importer et acheter, y compris la paix sociale. L’euphorie du prix du baril à plus de 100 dollars a démultiplié improvisation, fuite en avant et incompétence arrogante. Si on combine cela au fait que le «privé» compte pour moins de 2 à 3% dans l’activité économique globale, que la partie invisible de son iceberg est largement extravertie (import-import et exportation de profits), opaque et informelle (au moins à 50% : gouffre insondable de corruption, détournement, blanchiment). Avec les fortunes d’oligarques pesant des dizaines de milliards de dollars qui ne cherchent qu’à fuir un bateau qui coule, on a un portrait des plus inquiétants. Comme je l’avais prévu et annoncé lors de la réunion du CNES en septembre dernier, autant le FRR que les réserves en devises fondent à grande vitesse, tandis que les déficits du budget, du Trésor, des paiements s’envolent. Je crois optimiste de penser que l’on peut encore tenir deux ou trois années ainsi. Le 6 janvier dernier, la Banque d’Algérie tirait d’inquiétantes sonnettes d’alarmes : le FRR fond de plus de 40% en un an (de 3000 milliards de dinars en 2015-2016 à moins de 1800 milliards), tandis que les réserves perdent 35 à 40 milliards de dollars, que le déficit commercial et les rentrées en devises prennent des directions inverses… La facette exogène, elle, est triple : dégringolade des prix pétroliers et morosité chronique de l’économie mondiale, d’un côté, et hausse d’agitations menaçantes à nos frontières de l’autre. Donc, hélas, je dis non pour l’optimisme. Les perspectives sont peu rassurantes ! Le système rentier a plus que jamais montré ses limites. Le gouvernement vante aujourd’hui les mérites de l’économie diversifiée mais peine à lui donner corps. Est-il encore possible de sortir de la rente et comment ? Sortir de la rente des hydrocarbures ne peut se faire d’un coup de baguette magique. Vanter la diversification est une chose, la concrétiser en est une autre ! On n’aurait jamais dû ralentir, encore moins saccager (éparpillement des pouvoirs de l’ère Boumediène) les importantes installations de transformation pétrochimique, par exemple. Voilà un secteur où on aurait pu développer un immense terreau de diversification, les dérivés du pétrole se comptant en dizaines de milliers. Par ailleurs, diversifier n’est synonyme ni de déchiqueter ni de brader. Par essence, le secteur privé cherche à «faire de l’argent», non à tisser une toile industrielle intravertie et complémentaire entre filières. Noircir le tableau des échanges interindustriels est le dernier de ses soucis. Or, sous la houlette du FMI et autres officines vouées à la défense des intérêts des multinationales, on a confondu privatiser et diversifier : le dieu «marché» s’en occuperait automatiquement. Au moment où les succès de Trump et de Sanders ne s’expliquent pas autrement, le peuple américain crie fort qu’il en a assez du modèle néolibéral en général, et américain en particulier, nous continuons à recevoir en pompe des émissaires du FMI qui s’entêtent à nous donner des leçons à l’aide de la même pensée magique qui prévaut depuis 40 ans. Cela fait trois ou quatre décennies que ces gens défendent exclusivement les intérêts des patronats (économie dite «du côté de l’offre»). On ne cesse d’en voir les effets désastreux et on continue ! Sortir de la rente, c’est d’abord sortir du néolibéralisme et du «système Algérie». L’absence de confiance en nos institutions explique l’échec du programme de «déclaration volontaire taxée à 7%» et handicape déjà celui de l’emprunt national à 5% annoncé. Les ressources en hydrocarbures ont toujours été perçues à la fois comme une bénédiction  mais aussi comme une malédiction, tant elles servent l’économie rentière. Le froid qui touche aujourd’hui le thermomètre pétrolier est-il une chance pour en finir avec le système de la rente ? Hélas, c’est bien plus le côté malédiction que l’on voit. On a honteusement dilapidé les revenus de nos hydrocarbures comme des gamins et gaspillé les énormes potentialités qu’on aurait pu utiliser  intelligemment  pour planifier l’après-pétrole. Aujourd’hui, nous sommes face non pas à une «chance» mais à une «impasse» qui nous met dos au mur… sans avoir la moindre idée de la façon dont on pourrait franchir ce mur. Nous n’en avons pas non plus les moyens car un significatif rebond des prix du pétrole n’est sur aucun radar, tandis que nos quantités à l’exportation sont en baisse dangereusement tendancielle. Ce «froid» du thermomètre des hydrocarbures ne nous sera d’un quelconque bénéfice que s’il sert d’abord à chasser, urgemment, ce «système Algérie» qui n’est plus que cynisme et gabegie. Ensuite, il faudrait mettre au pas ladite «économie informelle», rendre plus intravertis et plus «nationalistes» nos oligarques devenus Etats dans l’Etat. Enfin, mettre sous contrôle de plans étatiques de grands chantiers prioritaires et «structurants». De l’agriculture à la technologie 4G en passant par la formation de main-d’œuvre productive… (et non de milliers de MBA et de pseudo docteurs en gestion dits  DBA qui non seulement perpétuent indûment le néolibéralisme, mais vont finir, au rythme où se multiplient ces cursus, par devoir se gérer entre eux) ! Méditons ce qu’ont fait la Malaisie, la Russie sous Poutine, l’Islande avec son système financier étatisé depuis 2008, ou l’Argentine avec un strict contrôle des IDE depuis sa crise de 2003. Un risque majeur plane sur les entreprises publiques avec une loi de finances qui ouvre grand la voie aux privatisations. Qu’en pensez-vous ? Cela indique que les vieilles potions (ajustements structurels…) du FMI et ses satellites sont encore, malgré leur échec un peu partout, à l’ordre du jour. Je crains pour notre pays ce qui est arrivé à l’Argentine. Classée alors «meilleure élève du FMI», elle a sombré dans le chaos en 2003. Ce pays s’est retrouvé, dès la fin des années 1990, à n’être plus propriétaire de pratiquement rien de son économie et de ses services publics. Tout ce que générait son économie s’expatriait à grands flots. La spirale est simple : comme il n’y a aucune personne morale ou physique propre au pays ayant accumulé suffisamment de «capital primitif», tout s’est retrouvé bradé, aux mains de clans liés au vampirisme des multinationales telles ITT, ATT, Vivendi. L’extraversion de l’économie avait atteint de telles proportions qu’en 2003, le pays était en banqueroute. Jusqu’à aujourd’hui, l’Argentine doit payer à des fonds vautours de Wall Street des sommes colossales en intérêts sur des rachats à la baisse de sa dette. Je ne suis pas contre le principe de privatisation en soi. Mais qu’on privatise avec prudence, discernement… et sous conditions. Ce qui relève des besoins essentiels du citoyen, de la souveraineté de la nation, des ressources stratégiques, des biens publics ne peut être confié à des intérêts privés et encore moins étrangers. Tout cela me semble primordial à rappeler, à l’heure où la presse occidentale titre un peu partout «Le constat d’échec des thèses libérales» (voir notamment http://ift.tt/1qddaLu) citant les rapports de l’ONU, de l’OCDE, du PNUD… et du FMI lui-même (qui stigmatise les politiques d’austérité !). Le couple austérité-privatisation est pourtant ce que propose le gouvernement. Est-ce une réponse appropriée à la situation actuelle ? Le libéralisme sauvage peut-il être une option dans une situation géopolitique des plus sensibles ? Ce couple austérité (toujours sur le dos des plus vulnérables) et privatisation est la mortifère combinaison qui a conduit l’Argentine au chaos de 2003. Voulons-nous cela pour l’Algérie ? Regardons aussi l’Europe (les cas grec, espagnol, portugais, italien) qui, avec son arsenal d’assises économiques séculaires, d’institutions ancrées et huilées, sa pléthore d’experts, ne sait toujours pas, depuis 2008, où donner de la tête ; elle en est toujours à tâtonner pour se sortir de cette crise. On y a tenté toutes les recettes de l’arsenal néolibéral, y compris le couple «austérité-privatisation» et même les plus contradictoires comme l’alternance entre rigueur, expansion monétaire, mesures de relance… rien n’y fait. A tel point qu’on a recours aujourd’hui à des mesures suicidaires dont les effets sont de véritables trous noirs. Les suicidaires relèvent de l’abdication sans conditions devant les forces transnationales de l’argent et des magouilles financières : Google, Facebook, Microsoft… qui fraudent le fisc, privant les Etats de titanesques revenus. Ainsi, Londres vient d’annoncer, emboîtant le pas à l’Irlande qui taxe les profits à 13%, un taux maximal d’imposition de 17%... pour faire affluer, par exemple, des entreprises taxées à 30% en France. A ainsi se faire la lutte à qui taxera le moins le grand capital, toutes ces nations coupent les branches sur lesquelles elles sont assises. Les «effets trous noirs», eux, sont ces plongeons vers l’inconnu comme les taux d’intérêt négatifs ou les recours aux «hélicoptères à billets» (forcer le regain des prix par «arrosage» massif de liquidités). Si pour la toute-puissante Europe tout cela ne fonctionne guère, comment espérer que cela fasse des miracles chez-nous ? Citons, à propos du «marché» et du «privé», le célèbre Adam Smith, qu’on ne peut soupçonner d’antilibéralisme : «Laissez trois businessmen faire du business sans surveiller ce qu’ils font et vous avez trois brigands !» ; «Les gouvernements doivent recevoir avec la plus grande défiance toute proposition venant de gens d’affaires. Celle-ci ne doit être adoptée ou transformée en règle ou en loi qu’après un long et sérieux examen, non seulement avec la plus scrupuleuse mais la plus soupçonneuse des attentions». Avec un grand déficit budgétaire, un pouvoir autoritaire et décrié, un voisinage livré à l’insécurité, comment voyez-vous le proche avenir de l’Algérie ? Combinons l’accélération des différents déficits, la décélération des revenus internes et externes, la baisse tendancielle des prix du pétrole et du gaz, la baisse vertigineuse du dinar, la hausse de la consommation interne en hydrocarbures et la baisse tendancielle de leur production, l’ampleur inconnue des fuites de capitaux du privé, des oligarques, des clans divers et de l’informel, l’indigence de nos capacités de substitution aux importations, l’indigence de nos capacités installées de production locale, de main-d’œuvre qualifiée, la non moins indigence de pensée économique, de légitimité et de compétence aux plus hauts niveaux, le ras-le-bol social… et nous sommes devant, au mieux, un fort probable chaos de type Argentine de 2003 ou, au pire, si on y ajoute les menaces à nos frontières, un scénario de type  «printemps arabe». On nous parle d’un imminent «nouveau modèle économique». Personnellement, je m’en réjouis puisque c’est ce que je prône depuis des décennies. Mais c’est sans doute trop peu et trop tard. Et puis, à lire les bribes qui filtrent de-ci de-là, je ne vois pas grand-chose de nouveau à revisiter des litanies creuses telles que «diversification»,  «économie du savoir», «nouvelles technologies», «renforcement des capacités managériales», «dynamisation de la Bourse», «libéralisation du commerce extérieur»… Ce n’est qu’un éternel recommencement de la même chose, c’est-à-dire du vide néolibéral, du captage de la rente... Rien de sérieux ! Las ! Le «proche avenir» sous de tels auspices, me fait craindre une explosion de la rue ou, pire, une explosion accompagnée des chants de vilaines sirènes qui psalmodient le long de nos frontières. 

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