Deux semaines après le retour de Chakib Khelil au pays, la justice algérienne se mure dans un silence inquiétant sur l’affaire Sonatrach 2, pour laquelle l’ex-ministre a été inculpé et fait l’objet d’un mandat d’arrêt international. Depuis le retour en Algérie de Chakib Khelil, ancien ministre de l’Energie et des Mines, des voix «autorisées» et bien médiatisées le présentent à l’opinion publique comme une «victime» et lui suggèrent même de poursuivre en justice ceux qui l’ont «embarqué» dans le scandale connu sous la dénomination Sonatrach 2. Si l’on suit cette logique, il faudrait que Chakib Khelil engage une procédure judiciaire contre le tribunal pénal fédéral suisse qui a ouvert la boîte de Pandore, en dévoilant les mouvements des cinq comptes qu’il détient ainsi que ceux de son épouse et ses deux enfants, domiciliés dans des banques helvétiques. Il faut reconnaître que l’affaire Sonatrach 2 n’aurait jamais éclaté au grand jour si les juges suisses n’avaient pas été sollicités par leurs homologues algériens et italiens vers la fin 2012. Les dernières transmissions de documents de preuves ont été effectuées en décembre 2015, soit trois mois seulement avant le retour en grande pompe de Chakib Khelil. Durant trois longues années, le tribunal fédéral a été confronté à de nombreuses batailles judiciaires menées, en vain, par les mis en cause concernés par la levée du secret bancaire. Aussi bien le recours introduit par les avocats de Chawki Rahal (ancien vice-président de Sonatrach chargé de la commercialisation) soupçonné d’avoir dissimulé des fonds (8 millions de dollars) d’origine criminelle par un réseau de comptes et de sociétés domiciliés en Suisse, que la défense de Chakib Khelil, détenteur lui aussi de cinq comptes (dont un avec son épouse et deux aux noms de ses enfants), n’ont freiné la volonté des magistrats suisses d’aider leurs collègues italiens et algériens à démêler l’écheveau des transactions financières au centre desquelles se trouve Farid Bedjaoui, l’ex-conseiller financier de Chakib Khelil. Poursuivi en Italie et en Algérie, Farid Bedjaoui est soupçonné d’avoir servi d’intermédiaire entre les responsables de Saipem (filiale du groupe pétrolier italien ENI) et les responsables algériens, dont l’ex-ministre, pour obtenir des contrats auprès de Sonatrach durant la période comprise entre 2006 et 2011, en contrepartie de pots-de-vin estimés à près de 200 millions d’euros. En juin 2015, le tribunal pénal fédéral avait débouté définitivement Chakib Khelil qui récusait la décision de terminer la transmission au juge du pôle judiciaire spécialisé d’Alger des relevés bancaires de ses comptes et de ceux de son épouse et de ses enfants, alimentés par des virements effectués par des sociétés appartenant à Farid Bedjaoui. Des faits sur la base desquels des mandats d’arrêt internationaux ont été délivrés pas uniquement aux membres de la famille Khelil, mais également contre Omar Habour (un puissant homme d’affaires associé avec l’ex-ministre), Réda Hemch (son homme de confiance et ancien chef de cabinet de l’ex-PDG de Sonatrach), son épouse, Mohamed Bayou (ancien vice-président et directeur exécutif de Sonatrach) et contre son fils. 200 millions d’euros virés par Sonatrach à Farid Bedjaoui Les 9 personnes ont été inculpées à la suite des informations contenues dans les réponses du tribunal suisse, auquel une commission rogatoire a été délivrée par le parquet d’Alger. Dans sa réponse au recours de l’ex-ministre de l’Energie, le juge du tribunal pénal fédéral de Genève avait clairement expliqué sa décision par sa volonté d’aider ses homologues algériens à trouver «la destination de quelque 200 millions d’euros versés par Sonatrach à la société de consulting» de Farid Bedjaoui «alors que ces versements ne correspondent à aucune activité». Dans l’arrêt du tribunal, il est précisé que les autorités algériennes «ont identifié des versements sur le compte de l’épouse de Chakib Khelil». Raison pour laquelle elles ont demandé «un certain nombre de mesures» en relation avec la société de Farid Bedjaoui, se basant sur le fait que Saipem, filiale d’ENI, «aurait transféré durant la période du 4 juin 2007 au 11 février 2011 des sommes faramineuses atteignant plusieurs millions de dollars sur des comptes de la société de Farid Bedjaoui. Certains de ces comptes auraient été ouverts auprès d’une banque à Zurich. Les montants litigieux auraient été versés par Saipem à titre de corruption des responsables algériens du secteur de l’énergie et des hydrocarbures. Il ressort finalement de la requête que le rôle d’intermédiaire joué par Farid Bedjaoui dans le schéma corruptif que sous-entend l’enquête algérienne aurait été imposé à Sonatrach par Chakib Khelil». Après avoir demandé, le 15 mai 2013, l’audition de Farid Bedjaoui, la justice algérienne a réclamé, en octobre de la même année, les documents bancaires des comptes de l’épouse de Chakib Khelil et de ses deux enfants, résidant aux Etats-Unis. Le 28 janvier 2014, un avocat suisse est constitué pour la défense des intérêts de Chakib Khelil et, d’emblée, s’oppose à la transmission des documents bancaires à l’Algérie. Il met en avant plusieurs griefs à la réglementation bancaire et présente le dossier comme «une affaire politique» en affirmant que Chakib Khelil «fait l’objet d’une procédure judiciaire en raison de ses opinions et de son appartenance politiques». Pour l’avocat, la remise des relevés bancaires à l’Algérie «constitue une grave menace pour ses droits». Un argumentaire rejeté catégoriquement par le tribunal fédéral, qui met en avant sa volonté «d’assister les autorités étrangères dans la recherche de la vérité en exécutant toute mesure présentant un rapport suffisant avec l’enquête pénale à l’étranger. Lorsque la demande vise, comme dans ce cas précis, à éclaircir le cheminement de fonds ayant potentiellement servi à des actes de corruption, il convient d’informer l’Etat requérant de toute transaction opérée au nom des sociétés et par le biais des comptes impliqués dans l’affaire. L’utilité de la documentation bancaire découle du fait que l’autorité requérante peut vouloir vérifier que les agissements qu’elle connaît déjà n’ont pas été précédés ou suivis d’autres actes du même genre. Cela justifie la production de l’ensemble de la documentation bancaire sur une période relativement étendue». Dans ce cas, ajoute le tribunal, «les autorités algériennes enquêtent sur d’éventuelles malversations de fonctionnaires et élus algériens dans le cadre de l’adjudication et de la conclusion d’importants contrats de marchés publics dans le domaine de l’énergie. Dans ce contexte, la justice a demandé la documentation déjà en main des autorités suisses, des relations bancaires du recourant y relatives correspondant à la période durant laquelle ces malversations auraient eu lieu». «Le rôle de Khelil dans le montage corruptif semble prépondérant» Dans ces conditions, précise l’arrêt du tribunal, «force est de reconnaître qu’il existe un rapport objectif, un ‘lien de connexité’ suffisant entre les informations que l’autorité d’exécution entend transmettre à l’Algérie et l’enquête qui y est diligentée. Cela d’autant plus que, contrairement aux allégations du recourant (Chakib Khelil), son nom figure expressément dans l’exposé des faits des requêtes algériennes et son rôle dans le montage corruptif semble avoir été prépondérant. L’autorité requérante a intérêt à pouvoir prendre connaissance de la documentation requise afin d’être informée de toute transaction susceptible de s’inscrire dans le mécanisme mis en place par les prévenus sous enquête dans le pays requérant». Contrairement aux voix «autorisées» et «médiatisées» d’Alger, autoproclamées avocates de Chakib Khelil, le tribunal fédéral de Genève a rejeté «totalement l’idée de tout cachet politique que pourrait avoir l’affaire» et rappelle que «n’est considéré comme délit politique absolu que les mesures visant au renversement de l’Etat telles que la sédition, le coup d’Etat et la haute trahison». La réponse du juge fédéral est révélatrice : «Dans le cas de figure, la nature politique des circonstances, des mobiles et des buts qui ont déterminé l’auteur à agir doit apparaître de manière déterminante aux yeux du juge de l’entraide. Le délit politique relatif, inspiré par la passion politique, doit toujours avoir été commis dans le cadre d’une lutte pour ou contre le pouvoir et se situer en rapport de connexité étroit et direct, clair et net, avec l’objet de cette lutte (…) en l’espèce, bien que le recourant ait été ministre, il n’a pas commis les infractions reprochées dans la lutte pour ou contre le pouvoir. Au contraire, lui-même représentait le pouvoir. Les pots-de-vin qu’il aurait reçus dans le cadre de l’attribution de marchés publics à diverses sociétés étrangères ne sont pas plus un acte politique en Algérie qu’il ne l’est en Suisse. Ainsi, le seul fait qu’il a été ministre auprès du président algérien pendant 11 ans ne justifie pas une quelconque réserve à l’octroi de l’entraide demandée pour la poursuite d’une infraction de droit pénal commun. Le grief étant mal fondé, il doit être rejeté». Le pourvoi de Chakib Khelil a été introduit alors que la décision a été prise au plus haut niveau de l’Etat de lui effacer l’ardoise, en commençant par l’annulation de la procédure du mandat d’arrêt international dans la discrétion la plus totale, en décembre 2013, alors que le dossier Sonatrach 2 avait déjà franchi des pas importants en Suisse, en Italie et en Algérie, où de nombreuses personnes avaient été placées sous contrôle judiciaire. Pourtant, dès 2014, alors que les juges suisses avaient atteint leur vitesse de croisière en gelant les avoirs de nombreux comptes en lien avec Sonatrach 2, à Alger, le pôle judiciaire spécialisé a freiné son élan. Des rencontres entre délégations algérienne et italienne ont lieu à Genève en présence des magistrats suisses, autour de la transmission des pièces à conviction. Aussi bien à Milan qu’à Alger, les révélations deviennent de plus en plus rares. A ce niveau de corruption, il est certain que les responsabilités et les complicités ne s’arrêtent pas aux cadres dirigeants des compagnies pétrolières dont on connaît les liens avec les dirigeants politiques des deux pays. Peut-on croire à un éventuel deal entre Rome et Alger pour arrêter les frais de ce scandale qui risque de laminer la classe politique dirigeante des deux côtés ? Nous le saurons le 4 avril prochain, lorsque le tribunal milanais donnera sa réponse à Farid Bedjaoui, qu’il poursuit pour «corruption». Ce dernier, faut-il le préciser, avait exigé la convocation de Chakib Khelil pour être entendu dans le cadre de cette affaire qui a fait couler beaucoup d’encre et fait tomber de nombreux cadres de Saipem et du groupe Eni. En attendant, les voix qui réclament des procès contre le juge d’instruction du pôle pénal et du procureur général d’Alger pour avoir poursuivi Khelil, devraient commencer par exiger des plaintes contre les magistrats du tribunal fédéral suisse qui sont à l’origine de l’affaire Sonatrach 2 et du mandat d’arrêt lancé contre Chakib Khelil et les membres de sa famille. En tout état de cause, il faut reconnaître malheureusement que le retour de Chakib Khelil, avec les honneurs, donne une piètre image de la justice algérienne, foulée aux pieds par les plus hauts responsables du pays. Une tache noire qu’il sera difficile d’effacer de sitôt…
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