mercredi 6 avril 2016

«Cacher et frauder, c’est l’arrière-pensée de ceux qui ont recours aux paradis fiscaux»

Que pensez-vous des révélations faites par Panama Papers sur les paradis fiscaux qui impliquent des dizaines de dirigeants politiques dans le monde ? C’est une bonne chose, même si l’origine des «fuites» est sujette à débat, en particulier la technicité du mécanisme de fuite vers l’extérieur (on parle de millions de documents), et la confidentialité qui l’a entourée. Les journalistes y ont travaillé depuis une année, semble-t-il, sans que cela ait été «leaké». C’est quand même étonnant, quand on sait que la plupart des services secrets du monde traquent les mouvements financiers avec des moyens technologiques et humains hyper sophistiqués. Sur le fond, c’est un grand pas en avant, je dirais même une petite révolution qui en appelle d’autres. Les Panama Papers dépassent de loin la tentative de «normalisation» de ces paradis entreprise par l’OCDE et qui s’avère moins impactante. Les blanchiments, les détournements d’argent, les évasions fiscales, les trafics en tout genre et l’enrichissement en profitant de ses fonctions sont désormais dans le collimateur de beaucoup d’Etats, et nul n’est à l’abri de ce type de révélations, quelle que soit la localisation géographique du paradis fiscal. Il y a nécessité d’assainir cet état d’esprit qui consiste à vouloir indûment s’enrichir par des moyens illégaux, directs ou indirects. Les politiques, en particulier, n’ont strictement aucune excuse. Leurs fonctions sont par définition au service du bien-être général, pas au service de leurs comptes en banque et de leurs intérêts propres. L’Algérie, de ce point de vue-là, doit renforcer son arsenal juridique et législatif et punir avec une sévérité exemplaire   ceux et celles qui n’ont eu de cesse de vouloir accéder à des postes représentatifs pour mieux se rapprocher de la source et des leviers du pouvoir pour mieux la piller, en toute impunité, parfois à travers une législation fort peu décourageante en matière de sanctions. Des spécialistes estiment que créer une société offshore dans ce système de paradis fiscaux est déjà une forme de délit, en cela que l’intention est de cacher et frauder. Le Panama est connu pour être une plaque tournante du blanchiment d’argent des narcotrafiquants via des sociétés-écrans. Quel est votre avis en tant qu’expert ? Cacher et frauder, oui c’est cela l’esprit et l’arrière-pensée de ceux qui ont recours aux paradis fiscaux, à l’exception d’une minorité établie. Mais il n’y a pas que l’argent des narco-trafiquants qui y est blanchi. Celui des trafics en tout genre l’est aussi. Il ne faut surtout pas créer une hiérarchie de valeurs entre les différents types de trafics. Un trafic est un trafic, qu’il soit lié à la drogue, au trafic d’armes, aux surfacturations ou aux crimes économiques, sous toutes leurs formes. Quand vous cherchez à occulter votre identité derrière une personne morale, c’est-à-dire une société, c’est que vous avez beaucoup de choses à vous reprocher et plus précisément l’origine de vos biens. Par conséquent, chercher à ouvrir une société dans un paradis fiscal est en soi une opération illégale et entachée, tout au moins, de suspicion que vous ayez transféré des fonds ou non. Le plus pervers dans la liste de Panama Papers, ce ne sont pas les noms de sportifs ou autres hommes d’affaires. Non, ce qui interpelle jusqu’à la révolte les opinions mondiales, et on l’a vu avec les manifestations en Islande, ce sont les hommes politiques ou leurs prête-noms. Des soi-disant  commis de l’Etat, des moralistes dans parfois des pays surendettés, pauvres, sans perspective de croissance et un chômage difficile à résorber, se révèlent être des voleurs, tout simplement. Ils ont acquis des fortunes qui n’ont rien à avoir avec leurs salaires et ceci grâce à leurs fonctions politiques. On connaissait le syndrome des Moubarak, père et fils, voici venir celui des rois, émirs, présidents et ministres. Comment analysez-vous les informations parlant de l’implication de Farid Bedjaoui, Omar Habour et Réda Hemch cités dans l’affaire Sonatrach 2, dont le procès qui se déroule à Milan en Italie, et le fait que Farid Bedjaoui possède à lui seul 17 sociétés offshore ? Oui, selon un quotidien français du soir, ces noms ont bien été mentionnés comme faisant partie des listings des Panama Papers. Tout d’abord, permettez-moi de vous dire que le modèle du système de sécurité économique de notre pays a échoué dans la mesure où il n’a pas été capable de prévenir et d’empêcher ces opérations de prédation de notre économie. Des moyens exceptionnels, humains, technologiques et juridiques auraient dû et devraient être mis en œuvre pour protéger les fleurons de nos entreprises, comme Sonatrach, Sonelgaz, Air Algérie et j’en passe de la cupidité humaine. Les marchés de «gré à gré» par exemple sont un boulevard offert aux experts en surfacturation. Ils devraient être carrément interdits ou limités dans leur enveloppe financière à quelques millions de dollars. Pas plus. Les personnes que vous citez ont, elles, tout simplement exploité les failles de notre système de surveillance ou ont été encouragées par un laxisme, à tous les niveaux. Vous remarquerez que des trois noms, un seul faisait partie de l’effectif officiel de Sonatrach. Cela dit, le tracking des flux de transferts entre les différents paradis fiscaux au Panama, Hong Kong, Dubaï alourdit considérablement le dossier judiciaire de ces personnes. Il n’y a pas beaucoup de détails concernant les 17 sociétés offshore de Bedjaoui. Il faut regarder ce qu’il y a à l’intérieur de ces sociétés, elles peuvent être vides et constituer des leurres... Elles peuvent aussi être mobiles et servir de canaux de transfert à d’autres sociétés logées ailleurs. Tout laisse à penser que ce monsieur à voulu fragmenter géographiquement et compartimenter sectoriellement ses fonds, afin de minimiser les risques de pertes, par des saisis par exemple, surtout qu’il existe maintenant et de plus en plus une velléité de volonté de coopération entre les Etats pour endiguer ce mal des paradis fiscaux... La toile de l’offshore est-elle aussi compliquée et complexe? Le système de l’offshore est simple et complexe en même temps. Il faut d’abord expliquer ce qu’est un paradis fiscal et comment y accéder ? Grossièrement, un paradis fiscal est un état ou un pays qui accepte que des fonds — de quelque origine soient-ils — viennent s’y loger via des entités inscrites légalement — auprès en général de cabinets d’avocats ou de sociétés spécialisées locaux — donc juridiquement en règle avec les lois de cet Etat en contrepartie de l’absence de taxes fiscales (ou minimes) et moyennant des frais de domiciliation annuels. L’entité ouverte est donc une personne morale. Vous en êtes le ou les propriétaires mais c’est en son nom à elle qu’est établi votre compte bancaire. Pas au vôtre. Autrement dit, vous n’êtes pas visible et personne ne vous identifiera par rapport à cette société. C’est en quelque sorte une alternative aux comptes numérotés en Suisse. Pour ouvrir cette société, il suffit de faire appel à des intermédiaires qui ne sont pas forcément domiciliés dans ces paradis fiscaux, mais qui coopèrent avec les cabinets locaux. Ces entités sont en général des banques qui, elles aussi, perçoivent des frais conséquents pour l’ouverture de ces sociétés. Ce système est donc simple pour ce qui est de l’ouverture d’une société dans un paradis fiscal. Mais il est complexe pour un Etat d’identifier son propriétaire surtout si celui-ci s’ingénie à rendre son architecture plus sophistiquée en ouvrant plusieurs sociétés, domiciliées dans plusieurs paradis fiscaux, répertoriées dans plusieurs secteurs et être constamment en train de déplacer ses valeurs d’une société à l’autre, ou d’en fermer une pour en ouvrir une autre, etc. De quoi donner le vertige aux enquêteurs surtout si les Etats en question ne sont pas transparents. Et ils ne le sont pas — ou le sont a minima, sous contrainte — puisque c’est cela «leur pétrole». On a vu que dans certains pays des enquêtes judiciaires sont déjà ouvertes, pour vérifier les informations révélées sur leurs citoyens. Est-il possible, selon vous, que l’administration fiscale en Algérie engage la même procédure ? Les enquêtes diligentées un peu partout dans le monde ne sont pas du ressort exclusif des administrations fiscales. Celles-ci interviennent pour sanctionner les évasions fiscales, c’est-à-dire les citoyens qui trichent en ne déclarant pas tous leurs biens et les mettent à l’abri des déclarations et ponctions obligatoires. Or, comme je l’ai précisé plus haut, l’argent des paradis fiscaux n’a souvent pas d’odeur ni de certificat d’origine. C’est pour cela que les Islandais manifestent pour faire démissionner leur Premier ministre, les Ukrainiens, etc. Leur premier objectif est de leur ôter leur confiance en tant que responsable politique de haut niveau et dans une vraisemblable seconde phase les juger sur l’origine de ces fonds que le salaire de Premier ministre ne permet pas. C’est en quelque sorte un problème de salubrité politique que recherchent les Islandais et ils ont raison. Ailleurs, on noiera le poisson dans des commissions d’enquête dont on n’entendra peut-être plus jamais parler, car le système politique en place ne se sent pas très net non plus et craint d’être éclaboussé par ricochet. L’Algérie — autant ses institutions politiques que judiciaires — se doit de saisir cette énième éclaboussure pour enfin assainir sa gouvernance et couper à la racine ces «mildiou» qui peuvent redoutablement affaiblir le pays et se révéler dangereux pour son avenir. Comment pouvez-vous négocier les intérêts de l’Algérie si des pays étrangers vous mettent sous le nez et sur la table le détail de vos avoirs, de vos transactions que vous avez soigneusement cachés dans leurs banques ou dans des paradis fiscaux ? Par conséquent, ce n’est pas l’administration fiscale algérienne seule qui doit s’en mêler à ce stade, mais le pouvoir politique entier dans ses composantes judiciaires, économiques, etc. C’est un vaste chantier d’assainissement assorti de sanctions qui doit être impérativement et urgemment décidé si l’on veut que ces scandales à répétition et les colères et frustrations qu’ils engendrent ne se propagent par capillarité dans les profondeurs de la société. Et qui d’autre a autorité pour le faire, sinon le président de la République lui-même ?

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