Il y a 20 ans, jour pour jour, c’était l’horreur à Raïs, bourgade agricole de la banlieue de Sidi Moussa, à 25 km au sud d’Alger. Dans la nuit du 28 au 29 août 1997, des hordes du GIA ont fondu sur le village et l’ont sauvagement mis à sac. Ils ont transformé les mariages en carnages, et les circoncisions en infanticides. La boucherie de ce jeudi noir avait fait plus de 300 morts, des femmes et des enfants pour la plupart. Une nouvelle cité de plus de 12 000 âmes a émergé depuis de ces vergers bétonisés, dont beaucoup de nouveaux résidents qui ont pris la place de ceux qui ont fui le village et ne sont plus revenus, cédant leurs biens au rabais. Récit d’une résurrection difficile, 20 ans après la fin du monde… Alliche Aïcha, Slimani Narimane, Bekari Hiba, Bekari Allel, Bilal Sarah, Seghir Rabah, Sebti Sabrina, Djaknoun Manal, Nennouche Madina, Nennouche Zahida, Karkar Walid, Bouchiouane Abdennour, Bekari Ayoub, Bekari Khadidja, Zouahra Khadidja, Zouahra Radhia, Boumamchi Moussa, Aouiter Messaoud, Seghir Mohamed, Nessakh Sid Ahmed, Sebti Imène, Ferrah Meriem, Bilal Abdelkader, Gourabi Ishak. 24 noms. 24 petits anges ravis sauvagement à la vie. Ils figurent sur une plaque commémorative dressée au sein d’une école primaire à Raïs (l’école Raïs I), quartier martyr de la banlieue de Sidi Moussa, et dont l’évocation fait fatalement penser au massacre de sinistre mémoire perpétré par les hordes du GIA dans la nuit du 28 au 29 août 1997. Lourdement armés, les uns de «kalachs», les autres de haches et de longs couteaux, ils ont débarqué par dizaines à bord de camionnettes avant de fondre sur les villageois. La boucherie de cette nuit dantesque avait fait plus de 300 morts. «Cette liste ne comprend que les élèves de cette école qui ont été victimes du massacre», précise Younès Bekari, le gardien de l’école. «Mes neveux sont sur cette liste ; il y a les enfants de mon frère et de ma sœur», lâche-t-il. De fait, les défunts Hiba, Khadidja, Allel et Ayoub portent le même patronyme que lui : Bekari. C’est l’une des familles les plus touchées durant la nuit terrifiante du grand massacre. «Certaines familles ont été touchées plus que d’autres. Il y en a qui ont perdu 40 membres, d’autres 20, d’autres 15…», affirme Younès, avant de lancer d’une voix sereine : «Finalement, on a fait des enfants à notre tour qui nous ont consolé de la perte de nos parents. T’bedlet edenya. Les temps ont changé. Allah yerhamhoum kamel.» Younès nous apprend pudiquement, dans la foulée, qu’il a perdu ses parents lors de cette même attaque terroriste. «Ils ont été tués cette nuit-là avec les autres. Moi, je n’étais pas là. J’étais banni du village. J’avais passé mon service militaire de 1993 à 1995 et quand j’ai fini mon armée, je ne pouvais plus revenir, j’étais menacé. Ce n’est qu’en 1999 que je suis rentré au bercail», confie-t-il. Et de reprendre en désignant la plaque de marbre : «S’ils avaient vécu, ces enfants auraient eu aujourd’hui la trentaine.» Lui-même est père de trois enfants. «Aujourd’hui, Raïs se porte très bien, Elhamdoulillah. La sécurité est le bien le plus précieux. Puissent nos enfants vivre en paix, qu’ils profitent de la vie et ne connaissent pas les tourments que nous avons connus», prie-t-il, le regard flottant dans le vide. L’année de toutes les fins du monde Le massacre de Raïs, faut-il le souligner, même s’il constituait un pic d’atrocité de par son ampleur dans la guerre menée par le GIA contre le peuple, n’était pas un fait isolé. Depuis le début du terrorisme, des tueries de masse étaient commises. Il ne se passait quasiment pas de jour sans que la barbarie intégriste ne fauche son lot d’innocents, dont beaucoup de femmes et d’enfants. Cette année 1997 était particulièrement sanglante. Parmi les massacres de population les plus saillants commis cette année-là : le 4 janvier 1997, 16 personnes sont tuées à Benachour (Blida). Le 17 janvier : 43 citoyens sont assassinés à Sidi Abdelaziz, près de Beni Slimane (wilaya de Médéa). Le 3 avril : plus de 50 personnes sont exécutées au village Thalit, à proximité de Ksar El Boukhari (wilaya de Médéa). Le 21 avril : 120 personnes sont massacrées à Haouch Boughlaf, dans la commune de Bougara. Le 16 juin : 48 citoyens sont assassinés à Dhaiat Labguer (wilaya de M’sila). Le 27 juillet : 36 personnes sont décimées au quartier Si Zerrouk (commune de Larbaâ). Le 2 août 1997 : plus de 100 personnes sont massacrées à Oued El Had et à Mzaourou (wilaya de Aïn Defla). Le 20 août : carnage à Souhane, près de Tablat, faisant 60 morts. Le 26 août : 64 personnes sont tuées au douar Beni Ali, près de Chréa (wilaya de Blida)… Et le 28 août 1997 survint le massacre de Raïs qui sera suivi quelques jours plus tard, le 5 septembre exactement, par un autre massacre de masse : celui de Sidi Youcef (Beni Messous), qui a fauché 87 personnes. Le 20 septembre 1997 : plus de 50 citoyens sont assassinés dans une attaque terroriste à Béni Slimane (Médéa). Et le 22 septembre 1997, c’est l’horreur à Bentalha. Plus de 400 morts. Une année moche. Epouvantable. L’année de toutes les fins du monde. Chaque jour, une hécatombe. Un village entier décimé. Des bourgs entiers effacés de la carte. L’écrasante majorité de ces massacres, faut-il noter, n’ont pas laissé de trace «urbaine». Pas le moindre mémorial. Pas même une stèle, une plaque commémorative comme à l’école Raïs I. D’où le caractère précieux de cette feuille de marbre solitaire debout près d’un olivier et continuant à répondre «PRéSENT !» lorsque les noms de Aïcha, Hiba, Sarah, Rabah, Manal, Walid, Madina… sont scandés à l’école des Anges. Oui, il faut avouer que cela fait chaud au cœur de voir qu’on se souvient d’eux, ces tendres chérubins, et qu’on les porte affectueusement «à bras-le-cœur». «Comment Djeddou est mort ?» Younès ne comprend toujours pas la logique des assassins de ses parents, leur mobile, si ce n’est la banalisation du mal selon le mot d’Hannah Arendt : «Dieu a placé la valeur de l’être humain au-dessus de la Kaaba. Mais ces gens ne sont pas des humains, machi bachar. Et qu’on ne vienne pas me dire qu’on les a induits en erreur ! Même si on leur a volé les élections, tu vas massacrer le peuple pour ça ? Certains en sont venus à détester l’islam à cause d’eux.» Si, en apparence, Younès est tout sourire et semble avoir fait son deuil, se montre très digne, apaisé, en son for intérieur il continue à bouillir. «On a été ébranlés», glisse-t-il. «Moi, demain, devant Dieu, je ne pardonnerai pas aux assassins de mes parents. Toi, tu vas retrouver ton père et ta mère le jour de l’Aïd. Mes neveux demandent encore : ‘‘Comment Djeddou est mort ?’’ Ils posent des questions, ils veulent savoir. Mon fils, je lui dis : Djeddou est auprès d’Allah.» Et de s’emporter : «Tu veux faire la ‘‘moussalaha’’ (réconciliation), fais ce que tu veux. Ce que je ressens au fond de mon cœur, c’est mon affaire. Et moi je ne pardonnerai jamais !» Younès est loin d’être un cas à part. Dans l’intimité de Haï Raïs, la douleur est encore vive. A fleur de peau. La plaie est toujours béante et le souvenir de cette nuit abominable est dans tous les esprits. Les spectres des victimes semblent errer dans les rues poussiéreuses du village, et leurs cris sourds continuent à hanter les nuits moites de ce mois d’août infernal. Quasiment tout le monde est touché, tout spécialement ceux de «Raïs laqdim», «le vieux Raïs» qu’on appelait «Haouch Raïs» comme dit Younès (en précisant que le nom du village réfère à Raïs Hamidou, tandis que d’autres évoquent un autre amiral ou corsaire turc qui aurait acquis ces domaines). «Ils tuaient aveuglément, sans distinction» Abdenasser, gérant d’un magasin de vente de matériel électrique, témoigne : «J’étais là le soir du massacre. On y a échappé d’un cheveu. Ils ont tué mon oncle cette nuit-là. Il était perché à la terrasse de sa maison et ils lui ont tiré dessus. Ils ont débarqué vers 23h30. Ils ont tué, décimé, massacré, jusqu’à 3h30 du matin. Ça tirait de partout. Ma mère nous a dit : ‘‘Eteignez la lumière et taisez-vous’.’ On s’est entassés sous le potager, moi et mes enfants. Comme il faisait noir et que les lumières étaient éteintes, ils ont pensé qu’il n’y avait personne chez nous. Elhamdoulillah, on est sortis indemnes, mais chez mon oncle ils ont tout saccagé. Un de nos voisins faisait une fête de circoncision, ils se sont invités chez lui et l’ont froidement exécuté. Ils tiraient à vue sur tout le monde et fauchaient tout ce qui se trouvait sur leur chemin. Ils tuaient aveuglément, sans distinction», relate Abdennasser. «Après, nous avons dû quitter le village. Nous sommes revenus quinze jours plus tard», poursuit notre miraculé. «L’Etat nous a armés et c’est comme ça qu’on a pu tenir. Toutes les nuits, on montait la garde autour de nos maisons.» Tahar, l’un des tous premiers Patriotes, raconte : «Moi, j’habite dans un hameau un peu retiré, sur la route de Baraki. On a dû quitter la région pendant un temps, après, on a exigé des armes et on a commencé à monter le premier noyau de Patriotes. Au début, on était quatre, et petit à petit on a commencé à nous consolider», dit-il. Tahar insiste sur le courage dont ont fait preuve certains villageois qui avaient la possibilité de s’installer ailleurs, et qui sont restés à Raïs, parfois au péril de leur vie. «Un de nos voisins qui était aisé avait un appartement à Hydra, mais il refusait de s’y installer. Un jour, au milieu des années 1990, alors que la situation sécuritaire était intenable, il nous a dit : ‘‘voilà les clés de l’appartement, il est à votre disposition’’. 15 jours plus tard, il a été assassiné.» L’un des griefs faits aux autorités en parlant des massacres de masse dans les hameaux isolés est le fait d’avoir tardé à armer la population par méfiance. Et même après le massacre du 28 août 1997, il y avait de la tension dans l’air entre l’armée et la population, comme le souligne ce cadre : «Pour dire la vérité, le peuple de Raïs a souffert doublement. Il a payé des deux côtés. Après le massacre, quand les militaires sont entrés à Raïs, les survivants étaient vus comme des suspects. Juste du fait que tu es vivant, on te regarde avec suspicion. ‘‘Comment se fait-il que tu aies été épargné ? Tu dois être de connivence avec eux’’… Ainsi, la population s’est retrouvée devant un autre problème, accusée sournoisement de complicité. Il a fallu du temps pour que la confiance s’établisse entre les deux parties et que l’armée découvre les sentiments réels de la population et comprenne sa souffrance. Ils ont compris que Raïs était fondamentalement pacifique, et que ses habitants sont des victimes, des gens honnêtes qui ont souffert du terrorisme dans leur chair, qu’untel ils ont kidnappé sa fille, qu’untel ils l’ont violenté, mutilé… Que les terroristes commettent des exactions, c’est dans leur nature. Ce sont des monstres sans foi ni loi. Mais je ne peux admettre d’être humilié par un homme qui porte la casquette de la République algérienne et qui perçoit un salaire pour assurer ma sécurité. En résumé, le peuple a payé une facture très très salée, et Elhamdoulillah, on est debout.» Boom immobilier Aujourd’hui, le visage de Raïs qui compte plus de 12 000 habitants selon l’APC de Sidi Moussa, a considérablement changé. Pour l’avoir visitée plus d’une fois, nous pouvons attester de sa croissance urbaine vertigineuse. Comme tout le reste de la Mitidja, la petite bourgade agricole située à 4 km de Sidi Moussa et à 25 km au sud de la capitale, aux confins de la wilaya d’Alger, à la frontière avec la commune de Larbaâ, a connu ces dernières années un boom immobilier spectaculaire. Image saisissante d’une agglomération en pleine reconstruction. L’impression d’un immense chantier à ciel ouvert. A perte de vue, des carcasses de briques rouges, des villas qui montent, des ateliers industriels, des manufactures… Outre les habitations qui poussent, expression manifeste de l’urbanisation galopante qui ravage la Mitidja, on voit émerger de nouvelles infrastructures : outre la salle de soins, l’annexe de l’état civil, la poste, la gendarmerie, la ville dispose désormais d’une maison de jeunes et d’un stade de proximité. «C’est sur les lieux de l’actuel stade qu’étaient alignées les victimes du massacre», dit Younès. «Aujourd’hui, les terrains ici sont hors de prix», ajoute-t-il. «Le lot de terrain se négocie à 1,5 voire deux milliards sur la grand-route commerçante. Il y a beaucoup de gens qui ont acheté ici.» Abdennasser abonde dans le même sens : «Beaucoup parmi ceux qui ont quitté Raïs au lendemain du massacre ne sont plus revenus. Ils ont bradé leurs biens pour une bouchée de pain. Une villa R+1 avec un terrain de 5 ares a été vendue 60 millions de centimes. Aujourd’hui, les prix de l’immobilier ont flambé. Il faut compter 250 millions l’are (soit 25 000 DA le mètre carré, ndlr).» D’ailleurs, nombre d’annonces immobilières sont placardées sur les murs et les poteaux électriques, proposant divers terrains à la vente. «La wilaya d’Alger a voulu faire de Sidi Moussa une commune exclusivement agricole. Mais le privé n’hésite pas à vendre. Ils ont morcelé leurs terres en plusieurs lots de terrain, du coup, toute la Mitidja est devenue une plaine de béton», fait remarquer Amar Tarfaï, vice-président de la commune de Sidi Moussa et lui-même enfant de Raïs. Carnage en pleine fête de mariage La route qui mène vers Larbaâ (CW117) traduit éloquemment cette transformation, arborant des dizaines d’enseignes commerciales, entre supérettes, magasins de meubles, garages automobiles, magasins de pièces détachées, boutiques de téléphonie mobile et autres marchands de bottes de foin en prévision de l’Aïd El Kébir. Certains prestataires proposent même la location de mobilier événementiel et de matériel spécial fêtes de mariage. On ne peut s’empêcher d’y voir symboliquement une revanche sur le sort sachant que la nuit du drame, «26 personnes ont été tuées dans une fête de mariage qui s’est tenue au village, et 7 femmes parmi les invités ont été enlevées ce soir-là», affirme un habitant du quartier. «Le jour du massacre était un jeudi, et c’est traditionnellement jour de fêtes de mariage», appuie Amar Tarfaï. Et l’élu municipal de rapporter ce témoignage : «J’ai un ami qui s’était marié ce jour-là. Les terroristes ont fait irruption en pleines noces et se sont mis à attaquer les convives. La mariée a dû se réfugier dans un poulailler. La maison a été dévastée. Mais heureusement, mon ami et son épouse ont eu la vie sauve. Ils ont eu des enfants qui ont bien grandi depuis. Seulement, bien des années après, au moindre bruit suspect ou objet qui tombe, sa femme est prise d’un malaise et manque de s’évanouir. Tout ceci à cause du choc subi. C’est pour vous dire que les séquelles psychologiques de cette terrible épreuve sont toujours là.» Pour ce triste vingtième anniversaire du massacre de Raïs, Amar Tarfaï – qui a été élu en 2012 sur une liste FNA avant de rejoindre le RND – déclare : «La politique du pays va dans le sens de la [volonté de] tourner la page du passé et aller de l’avant en aspirant à un avenir meilleur», se lance-t-il, avant d’observer : «Ce qui s’est passé est une responsabilité collective qui incombe à toutes les parties concernées. Elle incombe aux politiques, au processus démocratique engagé à l’époque, elle incombe aussi au peuple, même si beaucoup de gens n’avaient pas les moyens d’affronter la situation. Concernant le massacre lui-même, les chiffres demeurent imprécis, il y a eu des disparitions, les citoyens ont souffert terriblement, la liberté des individus était entravée, la sécurité n’était pas assurée. Les élèves étaient troublés dans leurs études, et celui qui étudiait le faisait en cachette…», énumère l’élu. En parlant de l’état d’esprit des élèves en ces temps chaotiques, il faut savoir qu’avant de se lancer dans la politique, M.Tarfaï est prof à la base. Il a longtemps exercé comme enseignant à l’unique CEM de Raïs. Le soir du drame, il se trouvait par chance à Chenoua Plage où il avait ses habitudes. «Je campais avec des camarades de la famille pédagogique. On restait là-bas tout l’été, même quand on était sur la paille, juste pour ne pas avoir à subir les affres de la vie à Raïs et son lot de désolation», raconte Amar. Contraint de revenir à Raïs suite à un différend avec ses amis campeurs, il était encore au village trois jours avant le massacre. Et c’est à un de ses amis, vétérinaire de son état résidant à Sidi Moussa, qu’il doit d’avoir quitté le village juste à temps pour retourner auprès de ses copains, à Chenoua. Le hasard a voulu que son ami vétérinaire, dont les parents vivaient à Raïs, avait ramené sa femme et ses enfants au mauvais moment passer quelques jours dans son village natal. «Moi, j’avais emmené ma femme et ma fille chez sa sœur, à Bab El Oued, et lui, il avait ramené sa famille à Raïs. La nuit du drame, sa mère, sa femme et ses enfants ont tous été assassinés, ainsi que sa sœur. Il n’y a que son père et son frère qui ont échappé au carnage.» Terrible destin ! «La zakat des vergers était pour eux» Le vice-président de l’APC de Sidi Moussa se remémore les débuts des années 1990 quand les bourreaux du GIA avaient fait main basse sur la Mitidja, ayant trouvé un repaire idéal dans les piémonts de l’Atlas blidéen et ses vergers. «La région vivait sous leur diktat, qu’on le veuille ou non. Les terroristes circulaient au grand jour, ils ne se cachaient pas, et ceux qui étaient recherchés à Alger se retrouvaient ici. Ils ont trouvé parmi ces vergers un espace idoine pour circuler et pour s’enfuir le cas échéant. Les gens qui ont essayé de leur résister ont été assassinés. Il y a beaucoup qui s’opposaient à leur diktat mais restaient discrets par crainte pour leurs enfants. Ceux qui avaient les moyens quittaient Raïs en laissant tout derrière eux pour mettre leur famille à l’abri. Mais les zawalis, les pauvres malheureux, ce qui était le lot de la majorité de la population ici, n’avaient pas le choix.» «Les gens qui avaient de l’argent vivaient à la merci des terroristes. Ceux qui possédaient des vergers étaient tenus de verser la zakat afférente aux terroristes. Et ce sont eux qui en fixaient le montant. Ils évaluaient par exemple tel verger à 100 millions et disaient : ‘‘c’est à nous que tu verses la zakat, pas aux pauvres !’’» Amar nous confie avoir eu affaire à eux plus d’une fois : «El irhab a mis la région sous son contrôle pendant deux ou trois ans. A 18h, il fallait que tu rentres chez toi. On tuait pour le motif le plus anodin. Ils réglaient parfois de vieux contentieux avec des habitants du coin. Ils n’obéissaient à aucune loi, aucune règle, aucune morale. C’était de la pure criminalité.» «Un jour, je faisais du footing après le travail. Je les ai croisés et ils m’ont dit : ‘‘La force physique dont Allah t’a gratifié, pourquoi tu ne l’emploies pas dans le djihad au service de Dieu ?’’» Ils avaient même accaparé la zone où se trouve l’actuel Centre technique national de Sidi Moussa qui accueille l’équipe nationale. «Ce secteur était un fief du GIA», dit notre interlocuteur. Une autre fois, des «tangos» lui ont reproché de porter un t-shirt estampillé «Lacoste». L’heureux élu se souvient pieusement des années dures où les écoles étaient la cible de leur propagande mortifère. «A l’école, la mixité était interdite. Il était interdit d’aller à la fac. Ils venaient faire leur propagande aux abords des établissements scolaires. Ils incitaient les élèves à mettre du khôl autour des yeux et à porter le pantalon ‘‘ nisf essaq’’ (pantalon afghan). Et tu dois faire extrêmement attention à ce que tu dis en classe. Chaque mot, chaque leçon, étaient jaugés scrupuleusement. Mais malgré tout ça, on s’est accrochés, on n’a jamais arrêté.» «La société est vaccinée» Parmi les hauts faits d’armes dont Amar est particulièrement fier, sa détermination et celle de ses collègues à continuer à enseigner malgré le dynamitage de l’unique CEM de Raïs, et qui avait rendu l’établissement impraticable. «Le CEM avait été la cible d’un attentat à la bombe. L’Académie a décidé de nous dispatcher sur les établissements de Larbaâ, Khemis El Khechna, Larbatache… Nous avons refusé catégoriquement en disant : ‘‘Soit vous nous maintenez à Raïs, soit on fait une démission collective’’. Nous avons obtenu gain de cause et avons été maintenus sur place. Nous avons scindé une école primaire en deux blocs, une moitié pour le primaire et l’autre pour le cycle moyen, et c’est ainsi que nous avons continué à assurer les cours. Nos anciens élèves sont aujourd’hui qui, médecin, qui ingénieur, qui officier, qui journaliste… Ils viennent de temps en temps me rendre visite. Ils sont reconnaissants pour ce que nous avons fait pour eux. Même s’ils étaient jeunes, ils saisissaient le sens de notre action et les efforts qu’on déployait pour maintenir l’école en vie.» Amar nous a annoncé l’organisation, ce mercredi, d’une réception au profit des meilleurs élèves de la commune. «Nous avons dû attendre les retours de vacances», argue-t-il pour expliquer cette cérémonie tardive. On le voit d’emblée : l’école, la pédagogie, l’éducation, c’est son dada, la passion de sa vie, le meilleur pari sur l’avenir. C’est ce qui explique sans doute cette folle énergie qui l’habite, cet enthousiasme débordant. Amar en est convaincu : «La société est désormais vaccinée. Le retour des années noires est impossible», parie-t-il. Respect !
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