Saïd Khadir, 65 ans, est un ancien garde communal qui coule sa retraite à Zouabria, son village de toujours, bourg agricole planté au cœur du massif de Zbarbar. Entre rires et larmes, il se remémore ces jours infernaux où l’héroïsme n’était même plus une qualité exceptionnelle mais le quotidien de la population de Zbarbar. Tous les matins, il fallait s’armer de courage pour recommencer l’épopée silencieuse de la vie. «Wech s’ra fina ! On a vécu l’enfer et l’Etat nous a abandonnés !» lâche-t-il d’entrée. Le vieux maquisard en a manifestement gros sur le cœur. Comme la majorité des hommes de la région, Ammi Saïd était fellah à la base. «C’était la paix totale ici, surtout sous Boumediène. Le zawali avait sa place. On vivait au bord de l’oued (Isser). C’était avant la construction du barrage (Koudiat Acerdoune). Tout poussait par ici. On avait tous les arbres fruitiers. On cultivait aussi le blé, l’orge, et toutes sortes de légumes. La vie était douce et pas chère», se souvient-il avec un brin de nostalgie. «Quand le terrorisme a commencé, la vie s’est arrêtée. J’ai dû abandonner le travail de la terre. Les gens ont quitté leurs patelins par milliers. Il a dû y avoir 6000 ou 7000 qui sont partis. Si tu restes, on te tue. Ou alors on te rançonne. Les agriculteurs étaient rackettés sans vergogne. Les hameaux isolés se sont vidés. Ceux qui ont fui leurs douars ont dû végéter dans du fawdhawi (des habitations de fortune) aux abords des villes. Ils se sont réfugiés du côté de Boudouaou, Reghaïa, Aïn Taya, certains se sont installés à Ouled Fayet, Chéraga… Pour moi, il n’était pas question que je parte. Win t’rouh ? (Pour aller où ?) Alors, j’ai pris les armes.» Saïd Khadir a ainsi intégré le corps des Gardes communaux. Il y est resté de 1996 à 2012, année où il a pris sa retraite. «Avant, tous les terroristes transitaient par ici, el irhab avait infesté massivement les maquis alentour. Ils ont commencé à brûler les édifices publics, les écoles… Même lorsqu’il y a eu la grande évasion de la prison de Lambèse (ex-Tazoult ; l’évasion s’est produite le 10 mars 1994, ndlr), beaucoup parmi les prisonniers évadés s’étaient réfugiés ici», affirme Ammi Saïd, avant de lancer : «Sans nous, le village aurait été décimé.» «C’est grâce aux Patriotes et aux Gardes communaux que les terroristes ont été boutés hors de ces maquis. Les militaires ne pouvaient rien faire seuls. C’est parce qu’ils ne connaissent pas la région, alors que nous la connaissons dans ses moindres recoins. Les Patriotes étaient dirigés par Cheikh El Makhfi qui est de Bouderbala. Il avait des milliers d’hommes sous ses ordres. Depuis que les enfants du pays ont pris les armes, les terroristes ne pouvaient plus pénétrer dans nos chaumières. Ils n’osaient même plus s’approcher de nos hameaux. On bougeait sans cesse et on ratissait large. Je ne compte pas le nombre de nuits que nous avons passées dans les bois, sous un froid qui vous cisaille les os. Enfin… Je serais incapable de vous raconter tout ce que nous avons vécu. Qu’il pleuve, qu’il neige, on était aux aguets. Les gens dormaient au chaud, et nous on devait rester vigilants. On ne goûtait ni au sommeil ni aux fêtes. Même quand j’étais à proximité de la maison, je m’interdisais de passer la nuit chez moi», se remémore-t-il. Ammi Saïd interrompt son récit par moments, tantôt ému, tantôt en colère, indigné par l’amnésie ingrate de certains : «Des gens nous disent : ‘‘ça vous a servi à quoi d’avoir défendu la patrie ?’’ Yek toi tu dormais en pyjama pendant que moi je veillais sur ta sécurité, debout toute la nuit, enroulé dans une couverture froide et humide», rappelle-t-il avec fierté. Dans la foulée, il nous montre sa main gauche lacérée de cicatrices qui engourdissent ses phalanges : «J’ai été blessé suite à l’explosion d’une bombe artisanale. C’était en 2009. Il y avait encore des terroristes qui cavalaient dans la montagne. Même aujourd’hui, el irhab mazal, qu’est-ce que vous croyez ?» dit-il, avant de préciser : «Mais la sécurité est revenue, Hamdoullah. Tu peux circuler même la nuit sans problème. D’ailleurs, c’est tout ce que nous avons gagné : la sécurité.» «Ma pension de retraite, c’est juste un sérum» «Ce qui me fait mal au cœur, fulmine-t-il, c’est de voir comment l’Etat traite inégalement ses enfants. Ceux qui ont combattu à ses côtés sont relégués aux oubliettes alors que ceux qui se sont dressés contre lui se pavanent en bombant le torse. Dernièrement, un ancien terroriste a été contrôlé dans un barrage, près de Lakhdaria. Il était au volant d’un fourgon bardé de marchandises, sans registre de commerce ni aucun papier. Au début, on allait le verbaliser, ensuite il a brandi un document officiel montrant qu’il a bénéficié des dispositions de la ‘‘moussalaha’’ (réconciliation). On l’a libéré de suite, avec le salut de rigueur.» Et de nous confier : «Même mon fils s’y met et ça me rend malade. Il me dit : ‘‘Tu as pris les armes pour défendre le pays, une bombe t’a éclaté à la figure, wech daretlek Eddoula’’ (qu’a fait l’Etat pour toi ?)». «Quand j’ai pris les armes, mes enfants n’avaient pas de quoi manger. On passait des nuits entières givrés dans les maquis. D’aucuns faisaient leurs adieux, le matin, à leurs gosses, n’étant pas sûrs de revenir le soir. Vous savez, du temps de la colonisation, un officier français a eu une promotion fulgurante pour avoir réussi à franchir les murailles de Zbarbar. C’est pour vous dire combien il était difficile de pacifier ce territoire. On a vécu le pire. Les gens vivaient leur vie, et nous on affrontait la mort. Tu dors dans la peur, tu marches dans la peur. Une terreur noire. Et aujourd’hui le terroriste a plus de droits que toi. C’est le monde à l’envers. L’Etat devrait traiter ses enfants avec équité. A la limite, qu’on leur pardonne, passe encore, mais il ne faut pas en rajouter. L’un, tu lui donnes l’argent et le pouvoir, l’autre n’a même pas de quoi offrir une paire de chaussures à son fils. Il y a de quoi disjoncter ! Les gens qui ont protégé le pays, qui ont défendu et sécurisé les biens de l’Etat, ils sont livrés à leur sort. Je n’ai que ma retraite, bla mezeyet’houm ! (malgré eux).» Interrogé sur le montant de sa pension de retraite, l’ancien Garde communal sourit d’un air narquois : «Sérum !» rétorque-t-il. «Une bouteille de sérum qui nous distille la vie au compte-gouttes !». Ammi Saïd est père de huit enfants, qui plus est. Ceux qui sont en âge de travailler sont au chômage comme la majorité des jeunes de Zbarbar. Dans le meilleur des cas «ils se font exploiter pour un salaire de misère». «Vous voulez la vérité ? Maranache aychine. On est des morts vivants», résume Ammi Saïd, avant de glisser avec amertume : «Je suis un homme libre. J’ai ma dignité. Mais l’ingratitude, ça fait mal.»
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