Zbarbar. Un nom qui se confond intimement avec cette toponymie de la terreur qui a tant marqué nos esprits au plus fort de la Décennie noire. Le terrorisme avait vidé la région de près de 50% de ses habitants, obligeant plus de 5000 villageois à quitter leurs hameaux pour aller se réfugier dans des bidonvilles aux abords de la capitale. Si la paix civile règne désormais sur ce massif inexpugnable, le mot «tanmiya» (développement) semble bouder encore cette commune enclavée, cantonnée aux confins de la wilaya de Bouira. Ancien haut lieu de la résistance anticoloniale, Zbarbar n’a aujourd’hui qu’une paix orpheline, sans commodités, à offrir à ses enfants. «La sécurité, c’est tout ce que nous avons gagné», résume un ancien garde communal. De fait, la commune manque de tout. Le barrage de Koudiat Acerdoune censé l’irriguer est vécu comme une «malédiction» par des fellahs qui y ont laissé leurs terres. La région a besoin d’un plan d’urgence adapté à son relief, une occupation autrement plus réfléchie du territoire, sous peine d’un exode massif de ses jeunes. Reportage. Zbarbar. Un nom qui résonne fortement dans notre mémoire traumatique et donne aujourd’hui encore des frissons à ceux qui ne connaissent de ce coin de paradis en jachère que l’onomastique effrayante des années 1990. C’est qu’il se confond intimement avec cette toponymie de la terreur qui a tant marqué nos esprits au plus fort de la Décennie noire. Nous avons résolu de nous y rendre pour nous enquérir du quotidien de ses hameaux enclavés, et que l’imposant massif aux contreforts inexpugnables a quasiment placés en «quarantaine». Les monts de Zbarbar, il faut le dire, semblent, en effet, coupés du monde. Il est 9h30, ce lundi 14 août. Nous venons de débarquer à Lakhdaria (ex-Palestro). La ville doit son nom au valeureux Commandant Si Lakhdar, Rabah Mokrani de son vrai nom, aigle héroïque de la Wilaya IV surnommé «Le Faucon de Zbarbar». Il est tombé au champ d’honneur le 5 mars 1958 ; il avait à peine 24 ans. Aujourd’hui, Lakhdaria affiche une topographie défigurée. Un urbanisme de guerre. Le ciel est couvert. Pause-café à l’ombre d’un kiosque qui trône sur la vieille place de la ville. Samy, notre collègue photographe, demande au cafetier la route vers Zbarbar. Sa réponse est accompagnée d’une moue dubitative, quelque peu étonnée. Pourtant, la région est réputée calme. «Pacifiée». C’est dire à quel point le nom de Zbarbar fascine et impressionne. Cela en dit long sur le poids du traumatisme subi par ici. Si nous faisons escale à Palestro, c’est parce que la commune de Zbarbar est rattachée administrativement à la daïra de Lakhdaria dont elle est distante de 25 km, soit à environ 70 km au nord-ouest de la ville de Bouira, le chef-lieu de wilaya, et à près de 100 km au sud-est d’Alger. De Palestro à Zbarbar Nous quittons Palestro en empruntant le chemin de wilaya n°4 après avoir «enjambé» la voie ferrée. La route est étroite et dégradée par endroits. Nous gravissons une côte abrupte avec des virages en lacets qui font crisser les pneus, et que notre ami Mustapha négocie avec dextérité. A peine ayant fait 3 ou 4 km que nous sommes stoppés net dans notre élan par un premier barrage de contrôle tenu par des gendarmes et des militaires. C’est le premier d’une longue série de check-points, signe que la région est sécurisée et rigoureusement quadrillée. Sur les buttes et les crêtes, des guérites veillent au grain. La vigilance est toujours de mise. Un silence lourd règne sur la montagne. On n’entend que le chant lancinant des cigales. Impression d’un Eden solitaire, déserté par les hommes. Malgré la sécurité tatillonne, la route est très peu fréquentée. Les 25 km qui séparent Palestro de Zouabria, le chef-lieu de la commune de Zbarbar, paraissent interminables tant la pente est ardue. On ne peut pas faire plus de 50 km/h. Quelques bourgs insulaires se signalent ça et là au milieu d’une clairière ou au détour d’un buisson, résistant à l’appel de la plaine. En contrebas s’étale l’oued Isser qui serpente au creux d’une immense vallée verdoyante. L’air se purifie au gré de l’ascension vertigineuse. Il fait frais. Une pluie fine finit même par nous éclabousser, lâchée par des nuages sombres qui tutoient les cimes. Force est de le reconnaître : le paysage est féerique sur 360°. Des chaînes interminables qui perpétuent la majesté de l’Atlas, et qui ondoient jusqu’à Tablat et au-delà. Des arêtes montagneuses passablement boisées alternent avec des collines luxuriantes et des ravins brûlés, accablés par le soleil. La voie carrossable est bordée d’oliviers, de chêne-liège, de figuiers, d’eucalyptus, de pins, de cèdres et autres espèces botaniques communes à tout l’Atlas blidéen qui s’étend à perte de vue, à cheval sur trois wilayas (Blida, Bouira et Médéa), et dont le mont Zbarbar fait organiquement partie. Ce spectacle de la nature est bientôt rehaussé visuellement par l’apparition d’un semblant de grand lac qui surgit sur le flanc gauche de la route : c’est le barrage de Koudiat Acerdoune. Celui-ci nous «accompagnera» jusqu’à notre point de chute, nous distrayant gaiement des autres curiosités du parcours. Un coin de paradis fortement enclavé 10h50. Au bout d’une heure d’un trajet cahoteux, nous voici enfin à destination. Bienvenue dans la commune de Zbarbar ! Comme nous le disions plus haut, le nom exact de la localité faisant office de chef-lieu est Zouabria, Zbarbar étant le nom de l’ensemble du massif qui abrite aussi d’autres douars, villages et mechtas. La petite bourgade se révèle avec ses toitures de tuiles rouges au terme d’une route qui descend en pente raide depuis l’intersection Zbarbar-Tablat, celle-ci étant située à 27 km vers l’ouest. Un imposant barrage militaire nous accueille à ce carrefour, précisément à hauteur du complexe sportif de proximité Maoun-Boudjemaâ. On le voit d’emblée : le cœur de la commune de Zbarbar est fortement enclavé, cantonné qu’il est dans une sorte de cuvette cernée côté sud par le barrage de Koudiat Acerdoune. Les frontières de la commune sont délimitées par celles de Maâlla à l’est et de Guerrouma à l’ouest. Autour de la place du 1er Novembre, petite agora aménagée au centre du village, se dresse le siège de l’APC de Zbarbar. Deux cafés et deux ou trois épiceries complètent le décor. Le village compte, en outre, une poste, une salle de soins des plus sommaires, des écoles primaires, un CEM, une annexe d’un centre de formation professionnelle, une mosquée, une caserne de la Garde communale, deux cités délabrées, et deux stades de proximité dont un en cours de réhabilitation. C’est à peu près tout. En plus de l’agglomération principale (Zouabria), la commune de Zbarbar, qui a été créée en 1984 et qui s’étale sur 52 kilomètres carrés, compte deux agglomérations secondaires : Ouled Gacem et Bsibssa. «Ni eau, ni gaz, ni travail» A la base, Zouabria est un village agricole érigé dans les années 1970 en même temps qu’un autre village socialiste situé à quelques encablures d’ici, en l’occurrence celui de Aïn El Beida. «Ce village a été bâti par Boumediène. Avant, il n’y avait que quelques familles par ici, et sous Boumediène, nous avons été rassemblés autour de ce village agricole», relate Saïd Khadir, 65 ans, natif de Zouabria et témoin de son évolution. Ammi Saïd était fellah comme la plupart des habitants de Zbarbar, avant de prendre les armes pour s’engager dans la lutte antiterroriste en qualité de garde communal (voir portrait). «Boumediène avait visité la région, il était venu au village de Aïn El Beida. Je l’avais rencontré à cette occasion et je lui ai même serré la main !» ajoute fièrement Ammi Saïd. Interrogé sur la situation actuelle, il rétorque : «Naqess koulleche ! (Nous manquons de tout !) On est réduits à néant, on n’existe pas ! Nous n’avons ni eau courante, ni gaz, ni électricité, ni couverture médicale, ni transport…Makan walou ! (Il n’y a rien) On nous a oubliés ! Et depuis que le barrage a été construit, il a avalé nos terres et la majorité de la population s’est retrouvée au chômage. Karitha (Une catastrophe !)» fulmine le vieux paysan. L’enclavement de la région et son relief escarpé en ont fait naturellement un repaire idoine pour les terroristes de tout poil. Dès 1992, une réunion s’était tenue dans ce massif entre les futurs chefs du GIA. Récemment encore, des terroristes qui cavalaient dans ces maquis ont été éliminés selon la presse. «Un détachement de l’Armée nationale populaire (ANP), relevant de la 1re Région militaire, a éliminé, hier après-midi, sept terroristes au lieudit Moumlil à Zbarbar», rapporte le quotidien Liberté (édition du 12/05/2016). Le village de Sidi Abderrahmane déserté La population de l’ensemble de la commune s’élève à 4060 habitants, indique le secrétaire général de l’APC, Nacer Temmar. Il ajoute qu’au RGPH 2008, la commune de Zbarbar comptait 3743 habitants «dont 1313 au niveau du chef-lieu, 1814 au niveau des agglomérations secondaires de Ouled Gacem et Bsibssa, et 616 en zones éparses». M. Temmar nous informe, par ailleurs, que «plusieurs hameaux ont été désertés dès le début du terrorisme et leurs habitants ne sont pas revenus. C’est notamment le cas de Thaâlba qui s’est complètement vidée de ses habitants. Au recensement de 1988, Zbarbar comptait plus de 9000 âmes, et Thaâlba à elle seule en comptait plus de 4000». «Le chef-lieu s’est vidé de 30% de sa population tandis que dans les villages alentour, l’exode a touché 50% de la population», révèle encore Nacer Temmar. Selon certaines sources, c’est ici même, à Thaâlba, sur les rives de l’oued Isser, que naquit Sidi Abderrahmane Ethaâlibi, le Saint Patron d’Alger (1384-1471). Un article Wikipedia consacré à la ville de Lakhdaria, souligne : «Abderrahmane Ethaâlibi, exégète en islam (fondateur de la mosquée ‘‘Qortoba’’ de Cordoue en Espagne, dont le mausolée se trouve actuellement à Alger Centre), est originaire de la région, plus précisément dans l’ex-commune de Yesseri, actuellement Zbarbar, dans la daïra de Lakhdaria». A vérifier… Brahim Badji, un jeune natif de la région, et qui est installé depuis une vingtaine d’années près de Aïn Taya avec sa famille, témoigne de cet exode massif : «Je suis venu pour faire des papiers et je retourne à Alger», dit-il pour commencer, avant de nous confier : «Je suis né ici mais ma famille a dû quitter la région en 1997. El hala kanet skhouna (C’était chaud à l’époque). Nous avons été parmi les derniers à partir. Le village s’était vidé à cause du terrorisme. Même l’Etat incitait la population à partir». Brahim poursuit : «Nous avons dû recourir au ‘‘fawdhawi’’ (habitat précaire) en guise d’abri. On a longtemps habité dans un bidonville à Aïn Kahla. En 2014, on a bénéficié d’un logement social à Heuraoua, près de Aïn Taya.» Le problème de l’électrification rurale Pour lui, un retour aux sources n’est guère à l’ordre du jour : «Ici, il n’y a rien. Tu n’as aucun avenir. Même l’agriculture, ils l’ont cassée. Avant, Zbarbar était connue pour la culture de la fraise. Aujourd’hui, il n’en reste plus rien», regrette-t-il. Devant des habitations en construction, nous rencontrons Salim, 42 ans, père de trois enfants. Salim est cadre administratif à la municipalité de Zbarbar. «J’ai entamé la construction de ma maison en 2013 et elle est toujours en chantier comme vous le voyez», soupire-t-il en désignant la carcasse en briques rouges qu’il occupe malgré tout, avec sa famille. Salim a bénéficié, comme beaucoup de citoyens de la commune, d’une aide de 70 millions de centimes au titre du dispositif de soutien à l’habitat rural. «Généralement, les aides ont toujours été accordées facilement aux citoyens de la région, notamment avant la période de ‘‘takachouf’’ (austérité). Le problème est que l’enveloppe concédée est dérisoire compte tenu de la cherté des matériaux de construction, du coût de la main-d’œuvre et surtout de l’enclavement de notre commune. Cet argent est allé uniquement dans le transport. On achète les matériaux à Lakhdaria. Et le transport est cher à cause de l’état de la route. La location d’une petite camionnette vous coûte 2000 DA par trajet. Comment vous allez vous en sortir avec ça ? Il aurait fallu nous inclure parmi les wilayas qui ont bénéficié d’un relèvement de l’aide de l’Etat à hauteur de 100 millions de centimes en tenant compte des caractéristiques de la région qui reste difficile d’accès.» Salim pointe d’autres carences inhérentes notamment aux nouveaux lotissements : «Quand tu termines la construction, il faut encore résoudre le problème du raccordement au réseau d’assainissement, au réseau électrique. L’électrification rurale pose un gros problème dans la région. Les gens sont obligés de procéder à des branchements clandestins. On attend le programme de la Direction de l’énergie et des mines. Mais jusqu’à présent, celle-ci est aux abonnés absents.» A noter que quelque 6000 foyers ne sont pas branchés au réseau électrique au niveau de l’ensemble de la wilaya de Bouira. «Ici, on tombe malade sur rendez-vous» Autre source de désarroi pour la population : le déficit chronique en eau potable malgré la proximité du barrage. «Depuis le début de l’été, on a eu droit à trois ou quatre rotations. Certains foyers n’ont pas vu une seule goutte d’eau dans leur robinet. Pour nous approvisionner, on s’en remet aux sources naturelles et aux puits des particuliers», dit Salim. Selon le secrétaire général de l’APC, le raccordement de la commune au réseau principal alimenté par le barrage est achevé à 90%. Il faut citer aussi l’absence de gaz de ville : «On dépend toujours des bouteilles de gaz butane, et en hiver les routes sont coupées à cause de la neige, ce qui provoque une tension sur le gaz faute d’un dépôt sur place», explique Salim. A ce propos, M. Temmar précise : «Le projet de gaz de ville comporte deux lots : un lot transport et un lot distribution. Il concerne essentiellement le chef-lieu, c’est-à-dire Zouabria, et l’agglomération secondaire de Ouled Gacem. A Ouled Gacem, les travaux sont achevés à 100%. A Zouabria, le transport est achevé également à 100%, mais pour la distribution, elle est à 5% seulement du projet.» La commune souffre, en outre, d’un manque d’encadrement médical. «La salle de soins est équipée d’un fauteuil dentaire depuis 2013 et jusqu’à aujourd’hui, on n’a pas vu la tête du dentiste», lâche Salim. «Nous avons un médecin généraliste qui vient deux fois par semaine de Lakhdaria. Tu n’as pas intérêt à avoir un pépin les autres jours de la semaine. Ici, on tombe malade sur rendez-vous», ironise-t-il. «En cas d’urgence, vous êtes obligé de louer un clandestin pour vous emmener à l’hôpital de Lakhdaria», se plaint Ammi Saïd. Il n’y a pas non plus de maternité. «La seule maternité est à Guerrouma et elle est dépourvue de personnel qualifié. L’Etat dépense des milliards, mais on se retrouve souvent avec des structures sans encadrement», déplore M. Temmar. Quel projet de développement pour le territoire ? Outre le manque d’infrastructures et des commodités d’une vie décente, la commune de Zbarbar manque par-dessus tout de «tanmiya», c’est-à-dire d’un programme de développement en harmonie avec la géographie physique et humaine de la région avec, à la clé, une occupation autrement plus réfléchie du territoire. «Dans les années 1990, c’est grâce au peuple et à l’ensemble de la société que le terrorisme a été vaincu. Même le fellah a contribué par le fait qu’il se soit accroché à sa terre, et l’instituteur qui a continué à dispenser ses cours envers et contre tout…», lance Salim. «Ces villages enclavés qui ont terriblement souffert du terrorisme, méritent sûrement un meilleur sort», s’indigne-t-il. «La commune de Zbarbar n’a pas de ressources. Pourtant, la région recèle un potentiel énorme. Il y a de quoi en faire un paradis viable. Il aurait fallu envisager des programmes de développement rural adaptés aux spécificités de la région», plaide-t-il. Seule consolation : internet irrigue allègrement les foyers virtuels de ces chaumières oubliées. En même temps, la 3G accentue le gap – et avec lui le sentiment d’inégalité – entre la montagne et la plaine. «La technologie, c’est la seule ouverture pour les jeunes, leur seul exutoire. La nouvelle génération étouffe, elle a le sentiment de buter contre un horizon bouché», assène Salim, avant d’avertir : «Si rien n’est fait, ces jeunes vont tous partir.»
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