Du 25 au 27 février, la revue Naqd, en partenariat avec l’AARC, a organisé des journées d’étude autour de la relation entre l’art, la mémoire et l’événement traumatique. Cette initiative, qui croise réflexion académique et pratiques artistiques, se veut une continuité du travail entamé par ladite revue il y a plus de dix ans à travers son numéro : «L’Esthétique de la crise». La revue Naqd, en partenariat avec l’Agence algérienne pour le rayonnement Culturel (AARC) et l’Ecole supérieure des Beaux-arts d’Alger, a initié un cycle de réflexion de trois jours associant universitaires et artistes visuels autour du thème : «La production esthétique dans les sociétés en crise». Entre conférences, débats et workshops, ce cycle a le mérite de s’attaquer à une question cruciale en interrogeant l’art dans son rapport à la mémoire, et plus particulièrement le champ des traumas collectifs. Pour étrenner ces journées d’étude, une conférence de haute facture a été donnée, jeudi dernier à l’Ecole supérieure des Beaux-arts, par Soko Phay, spécialiste en histoire et théorie de l’art moderne et contemporain. En pénétrant dans la somptueuse école, l’on ne peut s’empêcher d’avoir une pensée émue pour Ahmed et Rabah-Salim Asselah, assassinés, ici même, le 5 mars 1994. Voilà qui nous renvoie de plein fouet à notre sujet justement : ces maudites années 1990 et leur legs «inesthétisable». En tout cas, l’entreprise a tout d’un challenge. D’où précisément l’intérêt de ces rencontres qui visent à croiser les pratiques, les récits, les regards, autour de l’expérience traumatique et la manière dont elle impacte les représentations artistiques. Esthétique de la crise, la suite Avant de céder le micro à Soko Phay, l’éminent historien et directeur de la revue Naqd, Daho Djerbal, dira quelques mots de contextualisation, en soulignant notamment la filiation entre ces rencontres et le travail entamé il y a plus de dix ans autour de cette même thématique par la prestigieuse revue de critique sociale qu’il dirige. «Cette rencontre s’inscrit dans la continuité des deux rencontres qui avaient eu lieu précédemment suite à la publication d’un numéro de la revue Naqd consacré à ‘L’Esthétique de la crise’», explique Daho Djerbal. «Nous avons voulu dresser un état des lieux dans le domaine de la production esthétique, particulièrement en Algérie. Notre pays a connu une période traumatique de violence extrême qui a amené un certain nombre de conséquences dans la relation à l’image, dans la relation à la mémoire de l’événement, et dans sa traduction, dans sa représentation dans le domaine esthétique», souligne l’historien. Daho Djerbal estime qu’il est important de s’inspirer de l’expérience d’autres sociétés qui furent confrontées, elles aussi, à des violences extrêmes : «Pour cela, nous avons invité des professeurs en histoire et en critique d’art pour avoir une profondeur, avoir un champ, une dimension qui ne soient pas un particularisme autocentré. Il y a des réflexions sur le rapport entre l’art, la mémoire et l’événement traumatique qui se sont faites ailleurs, qui ont beaucoup avancé, qui ont produit un matériel conceptuel, qui ont produit une approche de la question de la production esthétique, et nous avons tenu à ce que cela soit partagé avec nous» a-t-il plaidé dans son introduction. Les images manquantes du génocide cambodgien Il faut dire que le choix porté sur Soko Phay pour lancer le débat est fort à propos. Soko Phay est maître de conférences au département d’arts plastiques de l’université Paris 8. Elle est notamment l’auteur de Le miroir dans l’art, de Manet à Richter (Paris, L’Harmattan, 2001). Elle a également dirigé nombre d’ouvrages collectifs, dont Miroir, Appareils et autres dispositifs (L’Harmattan 2008). Une bonne partie des travaux de Soko Phay ont porté sur la relation entre art et crimes de masse, en particulier le génocide cambodgien. Un sujet qu’elle connaît parfaitement, étant elle-même d’origine cambodgienne. Elle est arrivée en France en 1976, à l’âge de 6 ans, un an après la prise du pouvoir par les Khmers Rouges dans son pays. A travers son exposé intitulé : «Images manquantes et paysages hantés», Soko Phay apportera un témoignage à la fois incisif et émouvant à partir du génocide cambodgien qui fera deux millions de morts entre 1975 et 1979. La conférencière confie qu’il lui a fallu passer par le génocide rwandais pour affronter son propre trauma. Elle rend en passant hommage à l’immense artiste chilien Alfredo Jaar et son œuvre magistrale, The Rwanda Project, 1994-2000, qui l’a beaucoup marquée. C’est ainsi qu’elle entama un long cheminement sur les traces de son « histoire refoulée ». Disséquant le travail des artistes cambodgiens sur le génocide perpétré sous la dictature de Pol Pot, Soko Phay va s’intéresser tout particulièrement à «la question du paysage». «Je parlerai donc du génocide cambodgien, du travail de mémoire et de la création à partir de la thématique des lieux et des paysages», précise-t-elle. «Plus de 40 ans après le génocide, excepté quelques lieux et sites mémoriaux comme le ‘‘S21’’, un lieu d’extermination transformé en musée, les traces du génocide sont peu visibles dans les paysages du Cambodge. Les charniers qui parsèment par milliers le pays sont des lieux d’oubli. Ils n’apparaissent nulle part sur les cartes officielles. Dépourvus de signes distinctifs, ils finissent par être effacés de la mémoire des hommes» relate-t-elle. «On peut se demander comment un paysage qui a connu des massacres de grande ampleur peut-il offrir une visibilité de l’histoire. Comment les artistes représentent et interrogent la mémoire des lieux et des territoires ? Comment donnent-ils à voir par la création par l’image, un paysage de mémoire, paysage entendu à la fois comme espace physique et psychique ?» Un film pour sépulture Et de passer en revue, images et extraits vidéo à l’appui, les œuvres de quelques artistes cambodgiens contemporains qui font un travail absolument remarquable. Parmi eux : Vandy Rattana (né en 1980 à Phnom Penh). Soko Phay projette quelques images de sa série photographique intitulée : «Bomb Ponds» (étangs à bombes) et qui donnent à voir des rizières avec des trous. «Ce sont les stigmates des bombes larguées par les Américains. Il y a eu plus d’un million de bombes larguées par les B52 en 1972-1973», indique la critique d’art. «Le mérite de Vandy Rattana est d’avoir enquêté, cartographié dans le paysage tous ces lieux. On le voit carte à la main faisant la collecte des témoignages des survivants qui ont connu cette période.» Une façon de sauver de l’oubli cette histoire tragique passée sous silence pendant 30 ans. «Le plus grand négationnisme est au Cambodge», lâche Soko Phay. Elle nous apprend dans la foulée que le régime des Khmers Rouges était allé jusqu’à interdire les photos de famille. «Toutes les photos qu’on possédait avant 1975 devaient être détruites sous peine de mort», affirme-t-elle, avant de lancer : «Un crime de masse sans trace c’est comme un crime qui n’a pas eu lieu. C’est pourquoi un artiste comme Rithy Panh n’a eu de cesse de témoigner.» Pour donner un aperçu de son travail, Soko Phay montre des extraits de son film L’image manquante (2013). «Rithy Pahn a créé ainsi un dispositif qui donne à voir ces images manquantes», commente-t-elle. L’artiste a pallié ingénieusement cette absence d’images en créant des figurines couplées à de (rares) images d’archives pour témoigner des atrocités commises par les Khmers Rouges. Soko Phay cite un autre film : Monologue de Vandy Rattana, où l’artiste évoque sa sœur qu’il n’a jamais connue. Elle fut ensevelie dans un charnier avec 5000 personnes. Soko Phay use d’une image bouleversante pour dire la puissance du geste métaphorique de Rattana et son travail de deuil artistique : «Quelque part son film fait œuvre de sépulture symbolique pour sa sœur», dit-elle. Autre œuvre éloquente : celle d’un ancien réfugié cambodgien devenu artiste : Svay Sareth. Soko Phay projette de larges séquences de sa vidéo : Mon boulet, captation d’une performance exceptionnelle réalisée en 2011. On y voit Svay Sareth traînant une grosse boule d’aluminium de 80 kg et 2 m de diamètre. En tout, l’artiste parcourt 250 kilomètres à pieds, de Siem Reap à Phnom Penh. Certains l’interprétèrent comme un clin d’œil au Mythe de Sisyphe. Pour Soko Phay, cette œuvre performative est avant tout une épreuve physique. «Le sol c’est sa peau. Il a absorbé aussi les morts, le sang. C’est sa manière de dépasser sa souffrance. La guérison passe par la nécessité d’engager son corps.» Soko Phay considère, in fine, que «ce sont les artistes qui ont transmis l’histoire du Cambodge, pas les politiciens. Ils ont été les premiers à travailler sur le passé, avant les historiens, avant le procès (des responsables Khmers Rouges)». «Nous étions à Bentalha juste après le massacre» L’exposé de Soko Phay donnera lieu à un débat aussi utile que passionnant. Dans la salle, la violence terroriste des années 1990 était dans tous les esprits. L’artiste-plasticien Karim Sergoua fera observer que dans notre cas, «on ne peut pas parler d’image manquante mais d’image interdite. Le mot ‘mémoire’ et même le mot ‘terroriste’ sont interdits», assène-t-il. Allusion aux dispositions de la charte de la «moussalaha». L’artiste et écrivain Jaoudet Gassouma raconte pour sa part comment lui, Karim et d’autres artistes étaient à Bentalha «deux semaines à peine après le massacre». «On a animé des ateliers de dessin au profit d’enfants traumatisés et il y avait tout de suite une étonnante mise en parole de ce qui s’est passé.» Pour Jaoudet Gassouma, cette mise en parole tenait lieu de «sublimation du traumatisme» et se faisait «catharsis». Nassima Metahri, maître de conférences et chef du service de pédopsychiatrie à l’hôpital Frantz Fanon de Blida, et qui a beaucoup travaillé, dès 1993, sur les enfants rescapés des violences terroristes, note de son côté que «les artistes sont convoqués et sont invités à produire précisément parce qu’ils nous parlent à partir de leur sensibilité. Et c’est ce dont il est question ici. Il n’est pas question de relater des faits seulement, mais d’aller au-delà des faits pour raconter une histoire subjective afin de pouvoir transmettre et reconstituer ce qui s’est passé». La psychiatre concède : «C’est vrai que la question du trauma est extrêmement délicate à aborder. Nous sommes dans une situation où se superposent plusieurs traumas. On n’a pas fini de traiter les premiers que déjà nous voici happés par d’autres. Il y a peut-être une pensée intellectuelle qui est là, qui existe, par contre, tout ce qui est du côté du subjectif est extrêmement compliqué à aborder et c’est pas à pas que nous pouvons le faire. Cette rencontre est un autre pas et, je l’espère, il y en aura d’autres.» «Qui témoignera pour le témoin ?» Abordant la question fondamentale de la relation de l’artiste au réel et la notion de «vérité» en art, Marie José Mondzain, philosophe et écrivain, spécialiste du rapport à l’image, fera remarquer : «La question de la vérité nous projette d’emblée dans la fiction, celle de la réalité nous projette dans l’expérience vécue. Paul Celan disait : ‘Qui témoignera pour le témoin ?’ Une fois que ceux qui ont fait l’expérience disparaissent, oui, qui témoignera pour le témoin ? Le contact avec la réalité d’une expérience ayant historiquement cessé par nécessité, on ne peut pas revenir en arrière. Ça c’est le travail de l’archiviste, de l’historien, c’est-à-dire produire quelque chose qui est de l’ordre d’une réalité, mais elle-même reconstruite, à la lumière des questions que l’on se pose.» Et de s’interroger : «Maintenant, concernant la question des gestes d’art, est-ce qu’il y a une vérité de l’art ? Est-ce que l’art doit être ‘‘réaliste’’ pour relever de la vérité ? A ce moment-là il n’y aurait que de l’archive.» Marie José Mandzain estime que «la vérité de l’art ne vient pas de ce que l’image est réaliste, mais de ce que la vérité est subjective pour la collectivité. La question de la vérité n’a plus rien à voir avec l’expérience d’une réalité. Les générations passent. En Algérie, il y a tout une génération qui est là, active, désirante, vivante, qui n’a aucune expérience de ce qui s’est passé dans les années 1990, encore moins durant la guerre d’Indépendance. Qu’est-ce qui, en termes de vérité, va relever des gestes dans notre présent, aujourd’hui, de façon à ce que nous puissions dire avec espoir ‘plus jamais ça !’. Ou nous donner grâce à ces archives, à cette mémoire, les ressources qui nous permettent de résister à un retour du pire, d’une part, et qui permette de reconstruire un espoir, une vitalité ? Au fond, la mémoire n’est réactive que pour construire la vie. Si c’est pour ne faire que des monuments aux morts, une mémoire patrimoniale, en se figeant devant le passé… Je pense que la question de la vérité n’habite pas là, elle n’habite pas l’image. Une image n’est jamais faite. Une image est construite. Celui qui la construit doit en répondre et répondre du geste opéré à l’égard de la collectivité à laquelle il s’adresse. Et il s’adresse aux vivants, pas aux morts ! » A noter que huit artistes ont été retenus pour prendre part à ces rencontres. Il s’agit de Ammar Bouras, Nawel Louerrad, Fella Tamzali Tahari, Sofiane Zouggar, Fethi Hadj Kacem, Yahia Bourmel, Drifa Mezenner et Lamine Sakri. Ils sont invités à dialoguer avec Soko Phay, Marie José Mondzain, Nassima Metahri et Daho Djerbal. La villa Abdeltif a servi d’écrin à ces échanges. Nous y reviendrons.
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