Le professeur Boucekkine détaille, dans cet entretien, son analyse sur la question des transferts sociaux. Il souligne l’urgence de «négocier un calendrier de baisse graduelle des subventions implicites» et assure «que les subventions ne doivent pas phagocyter tout le débat sur les finances publiques algériennes». Il faut maintenir, ajoute-t-il, «une vue d’ensemble et viser à terme une réforme fiscale globale qui rétablisse une égalité effective devant l’impôt, qui ne laisse aucun niveau géographique de côté (fiscalité locale incluse) et qui accroisse le bien-être social». Sans perdre de vue non plus que «la prise en charge directe par l’Etat de tout ou d’une partie des montants d’investissement… représente de loin les coûts les plus importants de l’ordre de plusieurs dizaines de milliards de dollars depuis 2000 et les premiers plans de développement». - Au nom du maintien des équilibres budgétaires, les subventions et autres transferts sociaux sont toujours désignés comme un boulet à éliminer. Pourquoi est-ce réellement la poche budgétivore ? D’abord et en préambule, permettez-moi de vous dire que l’Algérie ne doit pas rougir d’être un Etat social (selon les mots de l’ancien Premier ministre Sellal). Les grandes démocraties scandinaves, la Belgique et la France (le pays avec les transferts sociaux les plus imposants du monde, plus de 30% du PIB) le sont bien plus que nous. Les transferts sociaux assurent la cohésion sociale et, partant, ils permettent de stabiliser les institutions démocratiques. Ceci dit, nous avons trois types de problème avec notre système de transferts sociaux et de subventions, et ces problèmes doivent trouver des réponses, sans quoi l’édifice s’écroulera sur les plus fragiles. Pour faire bref, le premier problème est taille par rapport à ce que nous produisons et également par rapport à la capacité fiscale du pays (c’est-à-dire ses recettes fiscales). En pourcentage de PIB, l’Algérie est l’un des pays les plus généreux parmi ceux à revenu moyen-supérieur (troisième quartile en 2012) et c’est encore plus vrai lorsque nous nous limitons aux pays exportateurs de pétrole : en 2012, nous avons dépensé 3 fois plus en pourcentage de PIB que l’Arabie Saoudite. Nos transferts sociaux sont de ce point de vue hors normes. En second lieu, la progression de ces dépenses est déstabilisante pour les finances publiques : la part des transferts dans le total des dépenses courantes est ainsi passée, durant la période 2000-2014, de 21,5% à 36,9%. Enfin et surtout, un pan énorme des transferts effectifs est hors budget (et donc n’est pas inclus dans les statistiques ci-dessus). Il s’agit des fameuses subventions implicites qui sont une aberration tant économique que morale. La taille des subventions énergétiques, par exemple, défie toute rationalité (autour de 13% du PIB en 2012, selon les chiffres livrés par le ministère des Finances fin 2013), surtout en tenant compte de la brutale chute des revenus pétroliers du pays depuis juin 2014. Parce que généralisées, ces subventions accroissent les inégalités (par exemple dans la jouissance des biens publics) au lieu de les réduire. - Quel est le modèle que l’Algérie devrait suivre afin de régler définitivement le volet des subventions, sachant que même des économies libérales garantissent d’importants transferts sociaux ? L’Algérie n’est pas la Finlande et n’est pas non plus l’Arabie Saoudite. Et nous devons faire ce qu’il faut pour éviter le sort que subit l’Egypte actuellement. Nous avons déjà perdu beaucoup de temps. Il est urgent de négocier un calendrier de baisse graduelle des subventions implicites. Nous avons consacré à ce volet crucial une étude détaillée avec mes collègues Elies Chitour et Nour Meddahi. Le débat public se focalise souvent sur les subventions énergétiques, mais il n’y a pas que les prix du carburant à ajuster. Il y a d’autres canaux de subvention dans d’autres domaines et sous des formes parfois moins spectaculaires. Tout d’abord, il y a les soutiens pour les services publics (appelés aussi industries de réseau), notamment le maintien de prix très bas pour l’ensemble des clients, ménages et entreprises, par les opérateurs publics (Sonelgaz, SNTF, ADE...). A ces prix, les recettes représentent moins que la moitié des seuls coûts d’exploitation des opérateurs. Ce soutien de l’Etat aux opérateurs est somme toute visible, puisque, généralement, le différentiel entre les revenus obtenus auprès des usagers et les coûts d’exploitation des opérateurs est comblé par une dotation/subvention pour compenser les charges de service public (cas pour l’eau, les transports ou l’électricité). La seconde forme de soutien est la prise en charge directe par l’Etat de tout ou une partie des coûts d’investissement en infrastructures de ces secteurs. Cette seconde forme de subventions représente de loin les coûts les plus importants (de l’ordre de plusieurs dizaines de milliards de dollars depuis 2000 et les premiers plans de développement). Toutes les voies de réforme doivent être considérées à cet égard : ciblage des subventions en faveur des plus démunis (avec ou sans transferts monétaires selon le bien subventionné), rééquilibrages tarifaires pour viabiliser les industries de réseau, services universels, changement de gouvernance dans ces industries, rôle de l’Etat, etc. J’ajoute que les subventions ne doivent pas phagocyter tout le débat sur les finances publiques algériennes : il faut maintenir une vue d’ensemble et viser à terme une réforme fiscale globale rétablissant une égalité effective devant l’impôt, qui ne laisse aucun niveau géographique de côté (fiscalité locale incluse) et qui accroisse le bien-être social. Ceci doit nous conduire à poser en dernier lieu la question de la formation des salaires en Algérie, une question de fond qui ne peut être indéfiniment reportée. Une réforme fiscale (subventions incluses) qui matraque les classes moyennes est évidemment irrecevable. - Ne pensez-vous pas que s’attaquer aux subventions est un aveu d’impuissance face au défi de faire marcher la machine économique ? C’est une question légitime. J’ose néanmoins espérer que mes réponses aux questions précédentes montrent suffisamment à quel point nous avons besoin de réformer, entre autres, le système national de subventions, indépendamment de la conjoncture. Il y va de la pérennité de notre Etat social. C’est un économiste de gauche et un patriote qui vous le dit. - Le gouvernement compte instaurer un dialogue avec tous les acteurs concernés autour de la question des subventions afin de décider des mesures à prendre. Qui, à votre avis, devrait prendre part à un tel débat et comment devrait-il se traduire ? C’est une excellente idée. Mais dans la conjoncture actuelle, je ne vois pas comment le Premier ministre Tebboune, malgré tout son volontarisme, va construire le consensus autour de cette question ou d’une autre, vu l’obstruction systématique de certaines forces politiques bien connues. Le plus important, c’est quand même d’avoir l’appui de la population qui est loin, pour le moment, de vibrer aux discours politiques si j’en crois le taux de participation aux dernières législatives. L’équation est complexe. Mais tout ce qui sera fait pour expliquer aux citoyens pourquoi il faut engager les réformes ci-dessus mentionnées sera utile. Des états généraux sur la dépense publique, mettant à plat toutes ces questions, sans tabou, et associant largement la société civile seraient bien indiqués pour lancer le débat public et avancer dans l’acceptabilité sociale des réformes.
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