- Vous avez publié le Petit manuel de contre-radicalisation (Ed. Puf). Vous y traitez, entre autres, des origines de la radicalisation, des bénéfices et de la rhétorique des individus mis en cause. Le terme «radicalisation» a eu une fortune rapide, particulièrement après les attentats terroristes en Europe. Quelle définition donnez-vous à ce mot ? Cette définition est essentielle, car de celle-ci découlent les politiques de lutte et de prévention contre la radicalisation. Mes recherches depuis deux ans m’ont amené à parler d’une définition sous trois angles. Avec un angle réducteur, on associe la radicalisation avec Daech. Pour mettre fin à ce phénomène, il suffirait donc de détruire cette organisation. Une telle politique concentre tous les efforts sur la doctrine djihadiste, ses filières, ses moyens, le territoire qu’elle occupe et ses membres. Quant aux citoyens qui sont signalisés comme leurs sympathisants, ils peuvent être remis par le gouvernement entre les mains d’organisations proches d’islamistes, qui semblent bien inoffensifs à côté, et qui se positionnent comme les plus à même de les «déradicaliser» ; c’est une erreur qui a été commise après 2015 et que les gouvernements évitent désormais de répéter. Une telle approche fait de la radicalisation une rencontre entre un individu innocent avec un groupe qui serait capable de lui laver le cerveau en un temps record. On ne peut s’empêcher alors de le voir comme une victime, même s’il devient un bourreau. Avec un angle ouvert, on considère que Daech n’a pas inventé la radicalisation. Celle-ci est un processus d’identification très puissant d’un individu à un groupe clanique, dans lequel il va expérimenter des échantillons d’absolu et qui est dirigé par un chef suprême. La conséquence principale d’un tel embrigadement est le sacrifice continu de l’altérité. Tout ce qui est «autre», en soi ou à l’extérieur, doit être combattu. La différence, tel est l’ennemi principal. Une politique de contre-radicalisation s’attaque alors aux gangs, aux sectes, aux groupes de hooligans, de fascistes, d’ultra gauchistes, d’islamistes et de salafistes, en sachant que chacun correspond à un risque particulier. De telles entités ont toujours existé, mais leur expression change en fonction des lieux et des époques. Il s’agit de comprendre comment ils fonctionnent et pourquoi une personne s’y identifie. Enfin, avec un angle individuel, la radicalisation est le processus qui transforme la radicalité en quotidien. Parce que nous sommes tous plus ou moins radicaux, ceux qui le sont davantage peuvent être séduits par la propagande d’un groupe qui leur permettra de justifier leur radicalité extrême et de la structurer. Dans cette vision, les individus radicalisés sont en fait radicalisants, c’est-à-dire actifs et non passifs, responsables et non victimes. Dans la pratique, qu’est-ce qui fait la différence entre un individu radical lambda et un individu radicalisant ? Par exemple, on peut avoir une équipe de foot préférée, brandir son étendard et porter son maillot, chanter ses chansons entre supporters, haïr les équipes adverses, suivre l’avis d’un leader qui connaît tout sur ce sport, mais ce sera juste le temps d’une soirée de match. La radicalisation commence quand on entre dans un groupe qui propose de faire de cette radicalité un quotidien, du lundi au dimanche, de janvier à décembre. Comme pour les hooligans. De même, on peut ressentir des moments de fusion lors d’un concert, être un fan, mépriser le groupe de pop concurrent, mais la radicalisation sera de tout abandonner pour suivre son chanteur et être près à tous les sacrifices pour lui. De manière générale, on peut être très à gauche, très écologiste, très amoureux, très travailleur ou très croyant, la radicalisation commence quand on entre dans un groupe qui en fait une obsession de chaque instant, quand on ramène chaque sujet à cela, quitte à se détacher complètement du reste de la société, à appauvrir son langage et à nourrir un rejet croissant contre tout ce qui représente un obstacle. - Vous avez étudié les profils des individus qui se radicalisent dans le monde. Qui sont-ils ? J’ai d’abord étudié les profils de salafistes terroristes en France et au Royaume-Uni, puis celui des membres de groupes néo-nazis ou communistes révolutionnaires dans les années 70-80’, enfin celui de personnes ayant voulu se suicider après avoir intégré un groupe fusionnel au quotidien, notamment professionnel. Leur point commun est un besoin de vivre dans une communauté fantasmée, très soudée et ultra puissante. Ce sont des gens qui ne peuvent pas vivre sans un groupe fusionnel. Ils y entrent souvent à l’âge où on envisage de devoir quitter sa famille. On peut donc trouver des individus qui se radicalisent dans toutes les couches de la société. Après, si on analyse la radicalisation sous son angle le plus réducteur, Daech, on ne trouvera pas les mêmes profils socioculturels que sous son angle individuel. - Quelles sont leurs motivations ? Croire qu’on peut rester toujours au top, au sommet, solaire. Etre entièrement pris en charge. Mais surtout : trouver une place de choix dans une famille idéale. Echanger ses racines contre d’autres plus glorieuses, (radical vient de radix : racines). Vivre dans un groupe vu comme essentiel et qu’on peut appeler «matriciel abusif» dès lors qu’il promet l’absolu, le rétablissement d’un passé magnifique comme projet du futur, le retour de l’illusion de toute puissance et d’une vision binaire. On pourrait aussi dire qu’ils refusent de devenir matures, car la maturité est censée demander au jeune de perdre ce qu’on vient de citer au profit d’une puissance effective, d’une meilleure collaboration avec autrui et d’une vision plus subtile du monde. Il y a quelque chose du passé qu’ils refusent de lâcher et qui peut prendre bien des formes selon les groupes. Leurs motivations sont très fortes, car pour eux il s’agit d’une véritable survie. - Le dernier attentat à Paris a impliqué un individu dont le parcours universitaire et professionnel est exemplaire. Un niveau d’instruction important empêcherait-il de se radicaliser et de passer à l’acte ? Ce n’est pas l’instruction qui empêche de se radicaliser, c’est l’éducation. Une éducation anti-radicalisation consiste à pousser un enfant à voir la différence et le monde comme une source d’enrichissement et non comme une menace. C’est alors qu’il peut s’y épanouir et non vouloir le détruire. - Quels sont les moyens à mettre en œuvre pour lutter contre la radicalisation ? Il faut détruire Daech, mettre fin aux cellules djihadistes, se concentrer sur les autres groupes radicalisants et chercher à prévenir les dérives radicales en général. La lutte contre la radicalisation est un travail de longue haleine et qui interroge notre éducation et nos codes sociaux, où qu’on soit dans le monde, car une multitude de pays sont concernés sur chaque continent par ce phénomène ancien. Mais il faut comprendre aussi que le principal danger dans la lutte contre la radicalisation consiste à répondre à la radicalité par la radicalité, car elle ne fait que nourrir celle-ci. En ce qui concerne mon activité, elle consiste à permettre aux individus de comprendre le processus individuel de radicalisation et de promouvoir les bénéfices d’une meilleure autonomisation pour les citoyens afin qu’ils soient moins tentés par la dépendance aux groupes radicalisants. D’où le thème de mon essai et le nom de mon association «Autonomisation Citoyenne».
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