Propos recueillis par Ali Titouche D’anciens responsables et économistes estiment à environ 800 milliards de dollars les recettes encaissées par l’Algérie depuis 2000. Ils posent ainsi la question de l’usage de l’argent du pétrole, tant l’économie algérienne se révèle plus que jamais dépendante de la rente des hydrocarbures, quand bien même des centaines de milliards de dollars y ont été injectés depuis le début de la précédente décennie. Quelles sont vos estimations ? Je n’ai encore jamais énoncé un chiffre à ce jour pour la simple raison qu’une analyse ne doit pas être un support pour lancer des chiffres approximatifs sans vérification. Ayant pris le temps de collationner les comptes officiels de la nation tels que fournis dans les rapports annuels des différents organismes officiels chargés de cette tâche, dont la Banque d’Algérie, la DGT, le CNIS et le ministère de l’Energie, je peux de ce fait donner les chiffres suivants sans peur d’être contredit ou de me contredire. Les données économiques du pays entre 2000 et 2014 sont : recettes des exportations : 727,9 milliards de dollars, dont 14 hors hydrocarbures et 713,9 en hydrocarbures, avec un solde positif de la balance commerciale du pays de l’ordre de 271,5 milliards de dollars. Cette balance ne prenant en compte que les achats commerciaux de biens d’equipement, il y a lieu d’y annexer les soldes des comptes de règlement en tous genres de services et autres paiements non sujets à passage en douane — qui regroupent aussi bien les récupérations de capitaux, les changes de devises en banque, les intérêts sur emprunts, les remboursements d’emprunts eux-mêmes et les dividendes et autres parts d’entreprises étrangères exerçant en Algérie, seules ou en association avec des entreprises locales, ainsi que celles réalisant des marchés en Algérie — au débit du compte courant pour 194 milliards de dollars, et les transferts nets, les entrées de capitaux et les intérêts sur placements au crédit de ce même compte pour 112 milliards de dollars, le tout dégageant un solde négatif, donc réglé en devises, de l’ordre de : 82 milliards de dollars. On se retrouve de ce fait, sur les 15 années analysées, avec des flux entrants de devises de 840,5 milliards de dollars et des flux sortants de 650 milliards de dollars durant cette période. Les flux entrants n’étant pas tous des recettes nettes nationales, il fallait s’attendre à les rembourser un jour ou l’autre en partie. Pour une bonne partie des flux sortants, 55 milliards de dollars sont la part des entreprises pétrolières exerçant en association avec Sonatrach, 39 milliards représentent l’amortissement de la dette extérieure avec ses intérêts ; il y a donc eu en tout pour environ 104 milliards de dollars de règlements de frais et services en tous genres. Depuis quelques années, les recettes pétrolières sont presque équivalentes à celles des importations, dont le seuil flirtait depuis quelques années déjà avec les 60 milliards de dollars. Peut-on faire le calcul des dépenses injectées dans les importations ? Cette économie de bazar n’est-elle pas l’une des causes à l’origine de la situation actuelle dans laquelle barbote l’économie algérienne ? Pour les importations de biens et services, le décompte fait ressortir quelque 456 milliards de dollars sur 15 ans, avec une moyenne de 30 milliards par exercice sur toute la période, mais une hausse manifeste à partir de 2009. Curieusement, c’est après la mise en place de la fameuse loi dite du «Patriotisme économique» sous couvert bureaucratique que les importations ont subi une hausse incontrôlable à ce jour. En effet, la moyenne annuelle entre 2000 et 2008 était de 18,5 milliards de dollars, alors que pour la période 2009-2014 elle est passée à 48,2 milliards de dollars. Le solde de la balance commerciale suivant le même cheminement vers le bas, qui ne s’arrête pas à ce jour. Il y a donc lieu de prendre ces chiffres officiels comme référence pour avoir une idée précise de ce qui a été dépensé et des recettes exactes du pays, avant de poser la question de savoir où est passé l’argent. Pour les importations, on peut constater que les biens de consommation courante ou à l’usage des particuliers, même en biens d’équipement pour les véhicules, ont pris la part du lion dans la répartition de l’enveloppe avec, à titre d’exemple, 160 milliards de dollars pour les biens de consommation, dont 80 pour les denrées alimentaires, auxquels il faut ajouter dans les 45 milliards de dollars de véhicules en tous genres à l’usage des particuliers, inscrits dans la rubrique «biens d’équipement industriels». Le reste se répartit entre des biens d’équipement à usage professionnel et industriel pour 100 milliards de dollars et produits semi-finis et matières premières pour l’industrie locale et les marchés publics de réalisation pour un cumul de 114 milliards de dollars, l’agriculture ayant été le parent pauvre en équipements : sur 15 ans, elle n’a bénéficié que de 3,5 milliards de dollars, soit moins que la subvention annuelle pour les produits agricoles consommés localement et importés d’ailleurs. Il est remarquable que dans chaque sortie sur les fameux 800 milliards de dollars, il y a une omission volontaire ou involontaire des 178 milliards de réserves de change à fin 2014 — qui normalement étaient de 190 milliards sans la dévaluation de la part en euros et en d’autres monnaies suite à la hausse du dollar, monnaie de décompte des réserves — et des règlements de la dette extérieure à hauteur de 32 milliards de dollars, en omettant de préciser le montant réellement dépensé en achats et services avant d’entamer les digressions et autres questions. En à peine 14 ans, l’Algérie a connu trois plans de relance économique budgétisés à coups de milliards de dollars et trois programmes quinquennaux pour un résultat aussi maigre. Croissance infime, dépendance plus que jamais accrue aux recettes pétrolières, quasi-absence d’une économie hors hydrocarbures… Pour les fameux plans de relance, trois remarques s’imposent. La première étant que les chiffres annoncés à l’époque de leur lancement étaient totalement erronés et irréalisables, même si on avait la disponibilité financière, ce qui était loin d’être le cas. Il se trouve que toute la fiscalité pétrolière prélevée par l’Etat durant ces 15 ans est de l’ordre de 523 milliards de dollars, représentant 73% de nos recettes d’exportation et 78% de toutes les ressources de l’Etat, FRR inclus. Or, les trois plans réunis l’ont été pour 550 milliards de dollars, ce qui aurait avalé l’intégralité des recettes publiques en fiscalité sur hydrocarbures et une partie des recettes ordinaires. Ajoutons à cela que des projections aux financements, il y a un pas à ne pas franchir sans avoir bien fait ses calculs ; et du financement à la réalisation, il y a d’autres facteurs objectifs qui rendent toutes ces projections factices en grande partie et même utopiques. A titre d’exemple, un programme de 2 millions de logements nécessite une main-d’œuvre permanente de 120 000 agents qualifiés et le triple en agents non qualifiés, des équipements, des infrastructures routières et des moyens de locomotion adéquats pour acheminer tous les agrégats et produits semi-finis sur site — on parle de 60 millions de tonnes de rond à béton et de 40 millions de tonnes de ciment, sans compter quelques dizaines de millions de tonnes de gravier, sable et autres matériaux. Les politiques ont cette propension à annoncer des programmes qui n’engagent que ceux qui les écoutent, mais les résultats sont là pour prouver que les contraintes réelles ne font attention ni aux discours ni à la qualité de l’orateur. Il y a donc de fortes chances pour que tous ces programmes réunis ne totalisent pas l’équivalent de 150 milliards de dollars effectivement dépensés et réalisés. Le deuxième point est que les plans en question n’étaient pas des plans de relance économique effectifs dans la mesure où ils avaient tendance à focaliser sur les infrastructures de base et les réalisations à caractère social qui ne poussent la croissance que durant la phase de réalisation, sans créer de dynamique économique réelle et pérenne, ni de postes à long terme en dehors de ceux à financer plus tard sur le fonctionnement de l’Etat et pas sur les chiffres d’affaires. En dehors du premier plan 2001/2004 qui a mis l’accent sur les secteurs productifs vite crochetés par l’administration et les cabales habituelles des bureaucrates, les autres ne pouvaient pas se prévaloir de ce titre dans la mesure où ils ont totalement négligé le secteur productif et se sont même faits à son détriment depuis que quelqu’un a inventé le concept tordu et unique au monde d’«achat de la paix sociale». Le troisième est que l’Etat ne pouvait pas être en même temps régulateur, exécutant et maître de l’ouvrage, même si ses différents segments étaient en symbiose sur le sujet alors que dans les faits, les événements démontrent que la plupart des segments tournaient à leur vitesse et dans le sens de leurs penchants ou intérêts, certains s’étant même spécialisés dans l’obstruction et la mise au pas des autres à des fins qui n’ont strictement rien d’utile ni de national ; les changements de cap, de politique et de structuration de toutes les institutions de l’Etat en sont une preuve parfaite. N’est-ce pas que la corruption et d’autres phénomènes délictuels ont accaparé aussi une partie de l’argent des années du pétrole cher ? C’est pendant la précédente décennie que l’Algérie a connu les scandales financiers les plus tonitruants (affaire Khalifa, plusieurs scandales de corruption à Sonatrach, affaire de l’autoroute Est-Ouest) sans en citer d’autres moins retentissants… La corruption est un phénomène inhérent aux régimes autoritaires, opaques et à la législation fluctuante, mais elle devient endémique quand les moyens permettent aux uns de payer et aux autres de toucher des pots-de-vin et autres privilèges indus. Cela dit, ce phénomène ne date pas de cette période précise, mais de bien avant et ne touche pas que le volet économique. Car, à mon sens, toute négation du droit des uns par les autres et tout passe-droit sont une forme de corruption de nature à générer son pendant économique tôt ou tard. Les scandales de ces dernières années ne sont pas plus retentissants que ceux des autres périodes, à la différence près que dans le passé les moyens de communication et les avis des citoyens étaient plus limités par la chape de plomb et le manque d’accès à l’information que maintenant. Quant à ceux que vous avez cités, ceux qui les ont même enrôlés ne sont pas absous de pratiques scandaleuses comme celles-ci ou même pires. Pour l’affaire Khalifa, j’aurais aimé qu’avant la dissolution et les procès, on ait eu un état détaillé de tout ce qui s’est passé avant et après la liquidation, qui s’est faite dans des conditions pour le moins curieuses. Mais, de manière générale, la corruption ne peut être combattue dans des conditions qui finissent par ne plus identifier les actes du corrompu accusé, des errements de l’accusateur et éventuellement de sa complicité passée avec lui. Et tant que système où tout citoyen peut se sentir à l’abri d’un déni de droit ou d’un dépassement n’est pas instauré par la société elle-même, quelles que soient nos finances, on ne sera jamais à l’abri de ce genre d’actes. Dans les années 1990, nous étions pauvres et endettés, et des affaires encore plus dangereuses ont connu leur genèse durant cette période et même des suites encore plus curieuses. A titre d’exemple, pour moi la décapitation des entreprises publiques et la mise au cachot de milliers de cadres en 1998 le temps de liquider et de saborder leurs entreprises et leur libération par la suite avec des non-lieu sont les pires actes de corruption jamais commis dans ce pays sans que personne n’en rende compte à ce jour, alors que les auteurs sont connus pour s’en être même vantés.
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