mardi 23 février 2016

Un marché vampirisé par les spéculateurs

Alors que les consommateurs se plaignent de la cherté des produits agricoles, les producteurs de fruits et légumes déplorent la baisse drastique de leurs revenus. Comment expliquer cet écart ? Enquête à Chlef et au marché de gros des fruits et légumes d’Oran.  La majorité des consommateurs interrogés à Chlef et à Oran se plaignent de la cherté des fruits et légumes. Paradoxalement, la tendance est à la baisse des prix à la production des cultures maraîchères dans les exploitations agricoles de la wilaya de Chlef, comme nous avons pu le vérifier lors de notre tournée dans la plaine du Cheliff et en zones de production sous serre. En dépit de la sécheresse qui affecte la région, l’offre est jugée suffisante cette année, car la plupart des producteurs utilisent les puits pour irriguer leurs parcelles de terre. En général, en cas de récoltes abondantes, les fellahs se contentent d’un prix moyen pour tenter de rentrer dans leurs frais, précisent des producteurs ajoutant que la plupart ne souhaitent pas garder leurs produits arrivés à maturité plus longtemps. Un proche d’un professionnel de la filière pomme de terre, rencontré sur les champs de son oncle à Oued Fodda, confirme ce constat : «Par exemple, pour le féculent d’arrière-saison de bonne qualité vendu sur pied, les prix n’ont guère dépassé cette année les 22 DA le kilo pour la pomme de terre à peau rouge et de 13 à 17 DA pour celle à peau blanche.» Ces tarifs sont surtout pratiqués par les fellahs ne disposant pas de chambre froide et qui doivent écouler rapidement leur marchandise pour éviter de vendre à perte. Ce qui n’est pas toujours évident même pour ceux possédant leurs propres moyens de stockage, compte tenu de l’évolution des charges d’exploitation et des vols répétés des moteurs pour motopompes. C’est notamment le cas pour le producteur et semencier, M’hamed Benrakia, l’un des plus anciens professionnels de la filière, qui compte une surface exploitée de 60 hectares à Chlef et 25 autres à Sidi Bel Abbès. D’emblée, il affiche ses inquiétudes concernant l’avenir de la filière en l’absence d’une véritable stratégie de prise en charge des excédents de pomme de terre. «J’ai vendu l’année passée 4000 quintaux de pomme de terre à la SGP Proda de Sidi Bel Abbès, dans le cadre du système de régulation des produits agricoles de large consommation, mais à ce jour, je n’ai reçu aucun centime de cet organisme étatique. Je pense que si le gouvernement ne nous soutient pas, nous risquons de céder nos stocks de pomme de terre en dessous de leur prix de revient réel, soit 24 DA le kilo, d’autant plus que des arrivages du produit d’autres régions sont attendus sur le marché local», prévient-il. Pour lui comme pour les autres membres de la corporation, l’Etat doit donc s’impliquer davantage et jouer un rôle de régulateur en protégeant les agriculteurs contre les pertes dues à l’abondance des produits agricoles, notamment ceux de première nécessité. A noter que les prévisions de récolte de la pomme de terre d’arrière-saison sont estimées à 310 650 quintaux alors que les capacités de stockage s’élèvent à 351 000 quintaux, appartenant à des opérateurs privés et publics. La tendance baissière touche également la tomate Saint-Michel qui est cultivée en plein champ sur le littoral de Beni Haoua. Les producteurs sont confrontés eux aussi à la chute du prix, qui est tombé en dessous des 15 DA le kilo. Là encore, il est fait appel à l’intervention de l’Etat pour éviter que la filière ne soit victime de dommages assez préjudiciables à son développement. «Notre région, qui constitue pourtant la principale source d’approvisionnement de la wilaya en légumes primeurs, ne bénéficie pas du soutien à la production du fait de la dégradation des prix», déclarent des maraîchers de Beni Haoua, ville côtière située à 100 km du chef-lieu de wilaya. En résumé, contrairement à ce qu’on pense, les agriculteurs sont les plus vénérables de la chaîne de production et de distribution des fruits et légumes au niveau local et national. Son de cloche à peu près identique à Oran, où, lors d’une virée au marché de gros d’El Kerma, nous avons constaté que la tendance baissière des prix à la production des cultures maraîchères fait tout autant râler les agriculteurs. Le marché de gros d’El Kerma, ouvert depuis 2011 suite à la démolition des halles centrales sises à Eckmül, dessert la totalité de la wilaya d’Oran. Alors que d’aucuns mettent à l’index les mandataires et autres courtiers et les rendent responsables de la hausse des prix des fruits et légumes, ces derniers, rencontrés sur place, s’en sont défendus. Certains d’entre eux ont plutôt dénoncé l’inefficacité du Syrpalac, cet organisme mis en place par l’Etat dans le but de réguler la frilosité des prix et de facto permettre aux agriculteurs de joindre les deux bouts. «Il s’agit d’un centre (le Syrpalac, ndlr) qui ne régule absolument rien, car il n’a pas les moyens de sa politique», nous explique R. H., la cinquantaine, travaillant au marché de gros d’El Kerma en qualité de mandataire. Selon lui, ce système souffre de n’avoir aucun effet sur la régulation des prix. En revanche, aux dires de la plupart de nos interlocuteurs, c’est plutôt le circuit informel qui régule les prix, même si, au final, c’est au détriment de l’agriculteur et du consommateur. En effet, il existe un phénomène qui sévit au marché de gros d’El Kerma, ainsi que, probablement, dans tous les autres marchés de gros du pays, celui des détaillants qui achètent les fruits et légumes en quantité industrielle, avant d’aller les revendre dans d’autres wilayas, précisément celles où la tendance des prix est à la hausse. «Quand un détaillant a eu vent que dans telle wilaya, il y a des perturbations dans les prix de la pomme de terre, il n’hésite pas à prendre son véhicule et à s’y rendre avec sa marchandise.» En arrivant à destination, ils écoulent leur marchandise à des prix moindres, ce qui aura pour effet d’inverser la tendance des prix. Cet état de fait, ironiquement, démontre, selon les mandataires à qui nous avons parlé, que le système de régulation dit Syrpalac n’a aucune maîtrise. A cela, force est de constater que ces «détaillants informels» ont pignon sur rue dans n’importe quelle wilaya, sans être inquiétés par aucun contrôle. Le consommateur, nous explique-t-on, est gagnant dans l’affaire, mais celui qui «produit à perte » c’est bien les agriculteurs, en tête les patatiers. «Il faut savoir que les agriculteurs ont longtemps été découragés par la politique d’importation, maintenant que les prix du pétrole caracolent, l’Etat tente de sauver les meubles et impose à présent des quotas d’importation. Cela est une bonne chose pour nous autres agriculteurs, mais le mal est à ce point abyssal qu’il faudra attendre quelques années avant de se redresser», nous fait-on comprendre. Aujourd’hui, dans la région d’Oran, le prix de la pomme de terre blanche est quasi-identique à celui de la pomme de terre rouge. «Le mandataire achète en champ les deux variantes de ce féculent de 28 à 30 DA, alors qu’en principe le prix de la pomme de terre rouge doit être plus élevé. Cela s’explique par la demande croissante pour la patate blanche, qui s’écoule chez les nombreux gargotiers et restaurateurs.» Enfin, on apprend que, lassés de produire à perte, les agriculteurs ont décidé, unanimement, pour la prochaine saison, de réduire considérablement le nombre d’hectares de production. Cela aura pour effet d’augmenter le prix de la pomme de terre, car la demande sera supérieure à l’offre. «Il y a des risques pour que, l’année prochaine, la patate coûte au consommateur 100 DA le kilo.» Pour rappel, le marché de gros d’El Kerma a ouvert ses portes   suite à la démolition des halles centrales, sises non loin du centre-ville, dans le quartier d’Eckmül. Ce nouveau marché de gros, flambant neuf, possède plus de 200 locaux, ainsi qu’une vingtaine de chambres froides. Dès 4h, il accueille les transporteurs, les mandataires, les agriculteurs et autres ouvriers.

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