Circulation» : l’un des mots les plus usités du dictionnaire algérois. Désigne bien sûr la «mauvaise circulation» du flux automobile dans l’organisme urbain à Alger et les monstrueux bouchons qui congestionnent le trafic quasiment à toutes les heures de la journée, de Reghaïa à Aïn Benian, spécialement aux heures de pointe. L’ampleur prise par les embouteillages et leur impact sur la quiétude générale sont tels que c’est devenu une obsession nationale. Avec la météo, le foot et la succession de Bouteflika, c’est l’un des sujets qui tournent en boucle dans toutes les discussions. Et cela meuble allègrement les réunions mondaines. Entre collègues, entre amis, en famille, il y a forcément un moment où il est question de la «circulation», l’enfer du stationnement, les barrages de police qui ne servent à rien si ce n’est à vous retarder dans votre course, la pénurie organisée des vignettes automobiles, les dos-d’âne (des dos-d’éléphant plutôt) casse-gueule installés à tout bout de champ, les enfants qui maugréent en se levant dès potron-minet pour aller à l’école avant les gros bouchons du matin… A quoi s’ajoutent les petits et grands désagréments du trajet, fatalement ponctués de scènes désagréables : tel gendarme mal luné qui vous aurait retiré votre permis pour une «moukhalafa» anodine, un geste périlleux d’un chauffard exécutant une queue de poisson qui a failli vous envoyer dans les décors, un carambolage provoqué par deux gouttes de pluie, la trémie inondée au moindre orage, la chaussée qui devient une patinoire, une bagarre qui éclate en pleine autoroute… Tout ce stress, toute cette violence motorisée devenue ordinaire liée à la «sémantique du bitume» et la civilisation automobile font intimement et «anthropologiquement» partie, désormais, de notre vie, il faut s’y faire ! Et l’on ne compte plus les mesures, les circulaires, les campagnes de sensibilisation, les émissions spécialisées (cf. la célèbre «Tariq essalama» de Mohamed Lazouni), les «journées sans voiture», les colloques, les séminaires, les conseils interministériels, destinés à endiguer la «violence routière». Dernière info en date : une circulaire interministérielle décidée à en finir avec les «ralentisseurs anarchiques», évalués à 42% sur l’ensemble du réseau national. Ne manque que des cabinets de psychothérapie dédiés aux «névroses de la route». D’ailleurs, l’université de Batna a déjà pris les devants en mettant sur pied un laboratoire spécialisé justement en «psychologie des usagers de la route» avec master. Pourquoi ça bouchonne ? «Maintenant, même le week-end ça bouchonne à certains endroits !» peste un chauffeur de taxi que nous avons pris à Bab El Oued. «Si ça ne tenait qu’à moi, il y a longtemps que j’aurais changé de métier», fulmine-t-il en s’engouffrant dans un bouchon inextricable, à hauteur du Square Port-Saïd. «Avec ça, il faut se farcir les abus des agents de la circulation. Pour un oui ou pour un non, ‘‘ziyyar !’’ (serre à droite). Et il t’enlève les papiers, à croire que nous sommes des clandestins. Wallah, si je ne faisais pas ce boulot par obligation, je garerais ma voiture et je me déplacerais à pied. Au moins je me dégourdirais les jambes. Et ça va plus vite en prime ! Tu as des gens qui ne sont pas capables de faire deux pas sans leur véhicule, même pour acheter le pain. Je me demande qu’est-ce qu’ils font tous ces assoiffés du volant qui tournent en rond toute la journée. Même en augmentant le prix du carburant, rien n’y fait. Farghine ch’goul !» Le temps d’arriver à la Grande-Poste, le pauvre «taxieur» est sur le point d’attraper un ulcère à force de ruminer son fiel. Et il est loin d’être le seul à stresser ainsi. C’est l’effet «circulation» encore une fois. Impossible de faire deux mètres, dans quelque direction que ce soit, sans buter sur un pare-choc. «Bientôt, les embouteillages d’Alger seront inscrits au patrimoine de l’humanité», ironise un cadre qui fait dans la résistance au «tout-voiturage». Une étude réalisée par Madani Safar Zitoun et Amina Tabti-Talamali, respectivement sociologue et spécialiste en transports urbains, et consacrée à la «mobilité urbaine dans l’agglomération d’Alger» (2009), décortique rigoureusement la structure de la circulation motorisée dans l’aire métropolitaine algéroise. Outre la contrainte physique que représente le relief algérois et la configuration naturelle du site «qui a imposé le tracé et le dimensionnement des voies», les chercheurs relèvent un certain nombre de facteurs à l’origine de cette saturation, parmi lesquels la concentration des administrations centrales, des ministères, des sièges sociaux des grandes entreprises dans la capitale ; la très forte activité portuaire dans l’hyper centre-ville ; la croissance exponentielle du parc automobile ; la forte expansion urbaine vers la périphérie tout en maintenant une dépendance excessive vis-à-vis du centre, que ce soit par des liens administratifs, économiques, culturels ou tout simplement familiaux... «Alger a atteint ses limites de fonctionnement» «Le parc de voitures particulières à disposition des ménages a fortement augmenté au cours des dernières années. Le développement de l’urbanisation en périphérie, l’élévation du niveau de vie, l’allongement des distances de déplacement et le besoin fréquent d’accéder au centre-ville qui continue à exercer une forte attractivité liée notamment à l’emploi, aux services et aux loisirs ont contribué à l’équipement des ménages en voitures particulières», soulignent les auteurs, avant de constater : «Alger a atteint ses limites de fonctionnement dans l’état actuel des infrastructures. Les parkings existants sont saturés, le stationnement empiète sur la chaussée, les carrefours ne peuvent plus écouler la demande malgré la réalisation des trémies. Des bouchons se forment durant toute la journée et plus particulièrement aux heures de pointe des déplacements : migrations alternantes domicile-travail. La congestion gagne aujourd’hui la périphérie et les réseaux secondaires», énumèrent-t-ils. «Les conditions de circulation à Alger peuvent donc se résumer par : l’absence de gestion et de régulation des carrefours ; l’absence de stratégie liée au stationnement et à la logistique (livraisons, poids lourds, etc.) ; l’absence de mesures spécifiques et de priorité pour les transports collectifs ; l’absence d’une bonne prise en charge des piétons», dissèquent les chercheurs. En gros, les déplacements, en termes de motifs, se répartissent en deux catégories : les déplacements pour «motifs obligés» et ceux induits par des «motifs non obligés». Une enquête sur «les déplacements des ménages dans l’agglomération d’Alger» diligentée par le ministère des Transports en 2004 montre que «les déplacements se font à 71% pour les motifs obligés et à 29% pour les motifs non obligés». Fautes d’études actualisées, difficile d’évaluer les tendances aujourd’hui. Déplacements «non obligés» : la preuve par le ramadhan Mais il y a fort à parier que si les déplacements «obligés» continuent à dominer la carte des mobilités (essentiellement pour le travail et les études), la part des déplacements «non obligés» s’est sensiblement accrue ces dernières années, entraînés par l’émergence de nouveaux pôles commerciaux ou de loisirs (Promenade des Sablettes, Kidz Land de Chéraga, piscines et parcs aquatiques de Bordj El Kiffan, centres commerciaux de Bab Ezzouar et de Mohammadia…). A noter aussi la profusion de festivals culturels qui drainent du monde et qui sont concentrés pour la plupart à Alger tout comme d’ailleurs les espaces dédiés à la culture (salles de cinéma, théâtres, musées, Bibliothèque nationale…). Cela vaut aussi pour la programmation artistique et autres festivités qui accompagnent immanquablement les soirées ramadhanesques. En parlant de Ramadhan, il est curieux de constater, comme le fait remarquer cet autre chauffeur de taxi, que «la matinée, la circulation est étrangement fluide à Alger pendant le Ramadhan. Rahmat Rabbi. C’est la preuve que beaucoup d’automobilistes ne prennent pas leur véhicule par nécessité les autres mois de l’année.» Parallèlement à cela, la «culture transports collectifs», disons-le franchement, peine à s’installer dans les esprits. En tout cas, il y a encore une marge de progression notable en matière de transports en commun, tant au niveau de l’offre et de l’organisation que de la disponibilité des usagers à «troquer» leur véhicule contre un bus ou un… téléphérique. Exemple criant : la ligne de téléphérique Bab El Oued-Bouzaréah, mise en service en septembre 2014. Pour avoir emprunté ces télécabines à maintes reprises, nous pouvons témoigner qu’une année après sa mise en service, cette ligne était loin de faire le plein. Autre exemple : le métro a mis du temps pour se faire adouber par les Algérois. Cependant, ces derniers mois, il est évident qu’il capte plus de passagers, surtout depuis l’extension de la ligne vers El Harrach. «J’ai garé ma voiture à Hussein Dey et je suis venue régler mes affaires à Alger-centre. Ici, pour trouver une place de parking, c’est infernal. C’est plus pratique de prendre le métro», dit une dame rencontrée à la station Khelifa Boukhalfa. Le tramway, quant à lui, a immédiatement rencontré un franc succès populaire. Ce moyen de transport présente l’avantage de desservir des zones extrêmement congestionnées et qui formaient jusqu’à il n’y a pas si longtemps de gros points noirs, comme Kahwat Chergui. Pendant les foires et autres événements organisés à la Safex, notamment le SILA, les visiteurs sont de plus en plus nombreux à s’y rendre en tram, l’accès par l’autoroute aux Pins Maritimes étant tout simplement infernal. «Bientôt il va falloir qu’on circule tous à vélo», lâche un automobiliste en voyant les nouvelles cités qui montent à Aïn Malha, Djenane Sfari (près de Birkhadem), et plus loin, vers Baba Ali, Birtouta… Ces nouveaux sites émettent des flux de mobilité qui convergent tous vers La Côte, à la sortie de Bir Mourad Raïs, avec un effet entonnoir. Au risque de décevoir notre ami, ce n’est même pas la peine de songer aux deux-roues : globalement, le relief de la ville ne se prête pas aux voies cyclables. Et les motos s’avèrent être un moyen de locomotion pas très sûr à en croire la DGSN : «524 accidents de la route ont été causés par les motocycles durant le 1er trimestre de l’année 2016», indique un communiqué des services du général Hamel en soulignant que la Police nationale a «lancé à travers son site internet et les réseaux sociaux Twitter et Facebook des campagnes de sensibilisation destinées aux motocyclistes». «Desserrement résidentiel» et nouvelles cités Madani Safar Zitoun et Amina Tabti-Talamali expliquent avec pertinence comment la répartition spatiale des ménages à la faveur des nouveaux programmes de logement influe considérablement sur la densité du trafic dans l’Algérois : «La ville d’Alger a connu depuis 1987 de profonds changements dans sa structure démographique et dans les modalités de redéploiement de ses populations dans l’espace», écrivent-ils. «La superficie urbanisée a été multipliée par trois en l’espace de vingt années (1987-2008), avec l’ouverture de nouveaux espaces périphériques aux populations provenant des quartiers centraux de l’agglomération, alors que la population de la wilaya n’a augmenté que de 40% durant la même période. C’est significatif du formidable phénomène de desserrement résidentiel qu’a vécu l’agglomération en un laps de temps relativement court. Ce phénomène de desserrement urbain a certes occasionné une amélioration du confort résidentiel des Algérois (…), mais également une augmentation importante des déplacements motorisés. En effet, ce sont les couches sociales les plus motorisées qui se sont installées dans les communes des première et deuxième couronnes, sans pour autant changer de lieux de travail, les emplois étant toujours massivement concentrés dans le centre-ville administratif et tertiaire qui, au contraire, a connu un vigoureux phénomène de reconversion des appartements du centre-ville en locaux à caractère professionnel.» Et de poursuivre : «Cet accroissement des distances entre des logements situés dans les périphéries et des lieux de travail situés au centre de l’agglomération a entraîné corrélativement un effort accru de motorisation des ménages pour compenser les défaillances et l’absence de connectivité des réseaux de transport en commun.» «Les nouveaux programmes de logements sociaux (…) ajoutent des milliers de nouveaux usagers des transports en commun. Or, la densité des réseaux de transports collectifs, la qualité de service et la connectivité entre les modes et les lignes n’ont pas accompagné ces mouvements de migrations résidentielles.» «Ma fille passe deux à trois heures dans la voiture» «La densité du trafic est telle que nous passons un temps considérable ‘‘incarcérés’’ dans les encombrements. Dès la maternelle, les enfants apprennent à s’accommoder des tracas et des aléas de la circulation urbaine. Entre déplacements préscolaires, scolaires, familiaux ou d’agrément, nos petits sont désormais conditionnés voire ‘‘formatés’’ par le paysage (et le langage) automobiles. Pour ma fille, c’est une moyenne de deux à trois heures de voiture par jour», témoigne une maman résidant à Alger-centre, et dont la fille est inscrite dans une école privée du côté de Dély Ibrahim. Notons au passage que quelque 60 000 élèves sont inscrits dans environ 320 établissements privés recensés au niveau national, selon l’Association nationale des écoles privées agréées. Au moins 40% de ces écoles sont situées à Alger, généralement dans les zones urbaines périphériques. Fini le temps où l’école était à 500 m de la maison à tout casser. Cela aussi est un élément à prendre en compte. «C’est toujours un pincement au cœur de la réveiller le matin, vers 6h30, pour aller à l’école. A 7h30, il faut être sur la route, sinon on est fatalement en retard. Du coup, tous les matins, c’est la course contre la montre. Je prévois toujours une petite couverture dans la voiture pour qu’elle puisse piquer un petit somme durant le trajet», confie notre interlocutrice, avant de préciser : «Que voulez-vous, c’est le prix à payer pour lui assurer une formation de qualité. L’école est très bien, alors, ça vaut bien ce petit sacrifice.» «Pour rentabiliser pédagogiquement le temps du trajet, je prévois des livres audio, des contes pour enfants enregistrés, des leçons d’anglais, des comptines, des jeux, des devinettes, de quoi s’occuper», assure la mère dévouée. «Le plus dur, ajoute-t-elle, c’est l’épuisement le soir. On n’a plus de force pour rien. Il est des jours où on frôle le burn-out, surtout quand on passe un temps fou à chercher une place de stationnement. Je n’ai plus de plaisir à prendre la voiture. La conduite à Alger devient une corvée. Et on ne peut pas s’en passer malheureusement. Même les activités extrascolaires sont inaccessibles à pied ou en bus. Quand on veut inscrire son enfant pour faire du sport, de la musique ou quelque autre activité culturelle, il faut, là encore, se farcir de longs déplacements fastidieux.» Du temps «politique» perdu dans les transports Et de citer dans la foulée l’angoisse des stationnements interdits, des sens interdits, l’agressivité des automobilistes… Et les humeurs et les dépassements des agents de la circulation. «Une fois, j’ai écopé d’une amende de 4000 DA pour quelques mètres franchis en sens interdit dans une ruelle sans plaque de signalisation. Une autre fois, c’était pire : en plus de l’amende, j’ai écopé d’un retrait de permis avec passage en commission pour avoir mal interprété le geste d’un agent de l’ordre à un barrage de police. C’est la double peine. Il y a des abus insupportables de la part de la police. Ils n’ont aucun sens de la mesure. Le retrait de permis, c’est la chose la plus terrible qui puisse vous arriver. C’est notre hantise absolue. Sans permis, sans voiture, c’est toute la scolarité de ton enfant qui se trouve compromise. Maintenant, ma fille a intériorisé toutes ces contraintes. Elle a développé un traumatisme à l’égard de la police. Où que l’on stationne, elle me demande : ‘‘Maman, ici il n’y a pas la police ?’’ Elle mime bien aussi le langage des gardiens de parkings. ‘‘Dawri koullèche, braki à droite…’’. Cela fait partie des dommages collatéraux de la dépendance au véhicule. Hélas, rien n’est accessible dans cette ville.» De fait, nos villes semblent organisées de manière à ce que l’espace soit fragmenté. Peut-être est-ce planifié ? Peut-être est-ce une façon de casser l’espace public en tant que continuum physique citoyen que nous sommes censés occuper, à la base, avec nos corps et nos pieds… Quoi qu’il en soit, le fait est là : nous passons un temps fou, oui, incarcérés dans nos prisons de tôle ambulantes à fulminer et ruminer notre fiel jusqu’à l’abrutissement comme ce «taxieur» ulcéré qui grille chaque jour un peu plus ses neurones sur l’axe Bab El Oued-Grande-Poste. Il faut croire que le chaos urbain algérois (dont la «circulation» n’est qu’un symptôme finalement) est apparemment planifié, oui. «Tous ces problèmes de transport sont provoqués sciemment. Moins de temps tu as, moins de temps ‘‘politique’’ tu auras», martèle Anis Saïdoun, jeune écrivain talentueux qui vient d’initier un nouveau concept, un projet de «covoiturage philosophique» sous la marque «Tonophile» (voir portrait). «Ton disque dur est plein. Tu passes ton temps dans la première pyramide de Maslow. Après, pour avoir du temps pour développer de la pensée politique aboutie, iheblek kho ! (il t’en faut). Et eux, les gens taâ el kiada (les pontes du pouvoir), ils ont leurs bagnoles blindées, leurs propres voies de circulation, leurs parcours sécurisés, avec escorte et feux de détresse… Ils confisquent la route sans crier gare. De bon matin, tu as la rage. Si vous êtes en détresse, il faut partir messieurs !»
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