La migration des intellectuels algériens ne date pas de la période postcoloniale, mais bien au-delà. C’est ce que vous démontrez dans vos recherches… Je dois vous confirmer que sans l’histoire, on risque de raconter des histoires. En effet, la problématique de la migration intellectuelle en Algérie reste otage de l’oubli et de l’absence malgré son importance géostratégique entre Etats et ses enjeux épistémiques pour la mémoire collective et l’identité nationale de la société algérienne. En me penchant depuis dix ans sur cette problématique, je découvre une amnésie bien entretenue à la fois par le discours politique, puisqu’il fallait attendre les années 1990 pour que cette cruciale problématique revienne sur la scène publique après tant d’assassinats et d’exil forcé des intellectuels, universitaires, journalistes, écrivains… vers d’autres pays. Puis, il y a l’ignorance institutionnalisée au sens de Mohammed Arkoun (l’école, l’université en particulier), qui a pu, pour différentes raisons, entretenir l’oubli et l’absence de cette mémoire, et l’histoire aussi lointaine des élites intellectuelles algériennes émigrantes, à l’exception d’une étude réalisée par le Créad sous la direction de Ali El Kenz où il s’agit d’un rapport en 1993 sur le bilan et la réinsertion des boursiers algériens à l’étranger, commandé par le défunt Djilali Liabès, alors ministre de l’Education nationale avant d’être assassiné le 16 mars 1993 à l’âge de 44 ans. Par la suite, notamment à partir des années 2000, à l’exception de certaines analyses sociologiques et historiques de haute qualité, des tas d’études sur commande (institutions internationales et nationales, organismes publics.), loin de toutes les significations historiques, ont conquis l’espace universitaire et journalistique. Cette amnésie aiguë a comme conséquence la problématique de l’accumulation des savoirs et la crise de sens qui ont augmenté le volume de ce que j’appelle les «foyers migratoires intellectuels dormants» en Algérie et plonger toute l’Algérie dans une anomie chronique. Donc, interroger l’histoire avec beaucoup de distance et rigueur scientifique est en soi une thérapie et prise de conscience historique de sa propre histoire et de l’histoire de toute une société. Les non-dits, l’oubli et l’absence sont des ingrédients de tous les refoulés et les fantasmes destructeurs de la société. Il faut reconnaître de l’histoire ou plutôt de l’analyse sociologique de l’histoire que la migration intellectuelle en Algérie est douloureuse à la fois à l’époque coloniale et postcoloniale. Beaucoup de travaux sociologiques étaient focalisés sur l’émigration-immigration paysanne, en oubliant celle des élites intellectuelles, malgré son existence avant celle des premières vagues de migrants paysans, illettrés, sans qualification. Vous compartimentez cette migration en quatre âges. Ils sont marqués par quels événements, selon vous ? Sur la base d’un croisement de données historiques, statistiques, rapports, témoignages et études réalisées par moi-même en France avec des compétences professionnelles algériennes, il s’agit de quatre moments fondateurs de l’émigration intellectuelle en Algérie depuis 1847 à nos jours. Ce travail se veut exceptionnellement une analyse compressive des trajectoires migratoires des élites intellectuelles sous forme d’une typologie propre aux élites algériennes ; deux périodes pendant l’époque coloniale et deux autres concernent l’Algérie indépendante. Il s’agit de l’«âge d’appartenance», «l’âge des références épistémologiques antagonistes», «l’âge des préférences et des volontarismes» et enfin «l’âge des désillusions et des ruptures», notamment à partir des années 1990. Il s’agit d’un bilan compréhensif de presque 170 ans d’une émigration intellectuelle qui a coûté cher à la société algérienne, sur le plan de la crise des professions intellectuelles, des statuts et des rôles des compétences professionnelles et leur autonomisation relative du politique, le sous-développement aigu qui ne peut être qu’une panne dans les conditions sociales de l’innovation. Beaucoup de détails existent dans l’ouvrage collectif édité par le Créad sur la fuite des cerveaux. Grosso modo, puisque cet espace ne le permet pas, il s’agit dans toutes les trajectoires-types des élites intellectuelles algériennes, des mouvements sociopolitiques contre l’hégémonie. Les vocations, les représentations sociales, les identités professionnelles et sociales des intelligentsias n’ont rien à voir avec l’argent, comme la doxa veut l’imposer, mais la question de l’honneur pour les deux premières générations, l’épanouissement personnel et la confirmation de soi loin des hégémonies pour les deux autres générations postcoloniales. Nous parlons souvent de retour de cette intelligentsia algérienne. Pensez-vous que nous avons les ressources pour un tel retour du savoir ? En particulier dans un contexte politique, sociologique et économique aussi fragile… Les retours sont avant tout une mémoire, une institution et un état d’âme entretenus par cette même mémoire. Si les Algériens sont maltraités dans leur propre pays, comment voulez-vous avoir des retours d’Algériens diasporiques ? Pour moi, il y a deux types de retour : les retours nostalgiques («rihet lebled») et les retours stratégiques avec une valeur ajoutée à l’économie, aux innovations technologiques et sociales. Dans ce dernier cas, les conditions ne sont pas encore favorables. La méfiance et le doute hantent la mémoire migratoire des intelligentsias et des compétences professionnelles algériennes diasporiques. Là aussi, faut-il faire la distinction entre les intellectuels-clients des dominants et les intellectuels-partenaires de l’Etat ? La valeur ajoutée vient de cette dernière catégorie vu son caractère autonome au politique dominant et son attachement à sa vocation professionnelle. L’histoire l’a bien confirmé, il s’agit des conditions de la liberté d’entreprendre qui doit être incorporée dans la raison d’Etat.
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