Des débats d’idées filmés dans une voiture le temps d’un trajet : tel est le projet lumineux de Anis Saïçdoun, 24 ans, étudiant en 5e année pharmacie et féru de littérature (primé au Feliv 2013 pour sa nouvelle Avanci l’arrière). Anis a ainsi décidé de faire de la «circulation» un atout. Un outil de création. Nom du concept ? «Tonophile», déformation de «tonobile», voiture en derja. «J’ai un ami qui s’appelle Moncef Chetiteh. On se partage beaucoup de petites réflexions dans le quartier. Ça se passe généralement le soir, dans la voiture, et on se met à refaire le monde, à philosopher…», raconte Anis. De fil en aiguille, les deux compères en sont venus à développer ce concept. «L’étincelle est venue suite à une discussion qu’on a eue sur la hausse du prix des carburants. Moi, je me plais à dire que les idées sont plus grandes que le pétrole. La crise algérienne, c’est avant tout une pénurie d’idées», professe le jeune écrivain qui se rêve en «clandestin philosophe» faisant du «covoiturage philosophique». «On propose à qui veut s’embarquer avec nous de l’emmener d’un endroit A à un endroit B. En échange, il nous ‘‘paie’’ avec des idées», explique l’auteur de Le Musée des rêves en papier (à paraître). Et l’échange est filmé. La vidéo sera ensuite postée sur une plateforme web. Un épisode pilote a d’ores et déjà été concocté dans des conditions expérimentales. «Il est en cours de montage, nous sommes en train de le peaufiner», affirme Anis Saïdoun. «On l’a fait avec un matériel rudimentaire. On profite d’ailleurs de votre papier pour lancer un appel : celui qui veut nous aider avec du matos, de petits moyens de production, on ne dira pas non.» Anis précise dans la foulée : «Dans ‘‘Tonophile’’, il n’y aura pas que de la pensée. On ne veut pas d’un truc barbant où les initiés parlent aux initiés. On veut quelque chose de populaire, à la portée de tous. Nous avons donc décidé de commencer par un sketch avec une bonne dose d’humour.» Le pitch ? «Je suis en train de rouler à 80km/h, réglo, ensuite il y a une sorte de flic bizarre comme ça qui me somme de serrer à droite. Il vérifie mes papiers, après, il me lance : ‘‘Vous avez commis une infraction !’’ Quelle infraction ? Et là, il me dit : ‘‘H’kemnek t’khemem’’, (Le radar vous a chopé en train de réfléchir à 100 à l’heure !’’)» Anis d’expliciter son propos : «L’esprit de ce sketch, c’est en quelque sorte un manifeste pour philosopher. Quand on est jeune, on est souvent sommé de ne pas réfléchir. Tu entends toujours : ‘‘Barka ma tatfelssef !’’ (Arrête de cogiter), ‘‘Ki tekber tefham’’ (quand tu grandiras tu comprendras). Il y a une espèce de prêt-à-penser non négociable qui nous est imposé. Et toute créativité est vue d’une manière suspecte. Les intégristes considèrent que les philosophes sont des déviationnistes. On est dans le délit de pensée. Cogiter est le fait du ‘‘chitane’’. Alors on a pensé ce premier épisode comme un manifeste pour la libre pensée avec comme mot d’ordre : Atfelssef ! Y en a marre des polices de la pensée !» Anis Saïdoun est né et a grandi à El Harrach. C’est là qu’il a fait l’essentiel de sa scolarité. Il nous raconte cette anecdote : «Après ma première année de lycée, on a déménagé à Ouled Fayet. Comme je tenais à poursuivre mes études secondaires à El Harrach, je faisais tous les jours le trajet avec mon père pour aller au lycée. Et là, ça a été en quelques sorte ‘‘Tonophile I’’ dans la mesure où je profitais du trajet pour lire. Je lisais beaucoup dans la voiture, c’était ma période nietzschéenne.» «C’est magnifique aussi un trajet», insiste le jeune poète. «Au lieu de le voir comme quelque chose de terriblement anxiogène, il faut en tirer profit, comme le fait d’être absorbé par une lecture. Il suffit de savoir sublimer la contrainte.» Aujourd’hui, et comme il est obligé de tenir le volant de sa petite Geely chinoise, Anis écoute du Sénèque en mode audio stocké sur clé USB. Débordant de créativité, Anis Saïdoun avait déjà créé en 2010 un groupe littéraire très actif sur les réseaux sociaux : «Les amoureux du Livre». Exalté par son nouveau projet, il invite ardemment les «tonophiles potentiels» à le contacter sur sa page Facebook. «Quand je vois tous ces jeunes bourrés de talent et qui vivent un peu en autarcie, je me dis que c’est une Ferrari avec une carcasse de Zastava», métaphorise-t-il, un brin révolté, avant de conclure : «Plus il y a de passagers dans une voiture, moins elle a du mal à avancer. Mais dans le monde des idées, plus on embarque de gens, plus on va vite.»
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