Ath Yenni, depuis le 28 juillet jusqu’à aujourd’hui. C’est la 13e édition de la Fête du bijou. Au rythme de la musique kabyle, des bijoux à perte de vue sont exposés sur plusieurs dizaines de stands. Entre la maison de jeunes et le CEM Larbi Mezani, quelque 93 artisans bijoutiers parmi 100 participants, venus d’une dizaine de wilayas, ont pris part de cet événement organisé annuellement. Derrière ce dégradé de couleurs et les multiples modèles, toute une «industrie» se cache. Aujourd’hui, les prix de l’argent ont augmenté. Explication. L’indisponibilité des deux matières essentielles : argent et corail, et difficulté d’écoulement des produits finis. Mohamed Arezki Chenane, originaire d’Ath Yenni, est artisan bijoutier depuis 1990 et a subi sa formation chez Abdennour Djenane, l’un des anciens bijoutiers de la région. Il déplore : «La matière première représente toujours un problème. Elle n’est pas disponible à l’Agence nationale pour la transformation et la distribution de l’or et des autres métaux précieux (Agenor), on est donc obligés de se la procurer au marché noir où elle coûte très cher. Ce n’est pas normal ! Comment cela se fait-il ? Par ailleurs, le vrai corail très utilisé dans la création des bijoux kabyles est introuvable.» Nora Erbi partage cet avis et se souvient : «Avant, on recevait la matière première d’Agenor. Ce sont des quotas précis distribués aux bijoutiers de chaque région… Je me souviens qu’on l’achetait à 3500 DA le kilo, mais maintenant elle a atteint les 13 millions le kilo au marché noir ; au niveau de l’agence étatique, elle n’est pas disponible depuis plusieurs mois. On rencontre le même problème avec le corail qu’on ramenait autrefois d’El Kala par quota, facturé et légalement. Maintenant, tout se fait au noir et est très cher. C’est de là que vient la cherté des bijoux en argent sur le marché et ainsi leur non-commercialisation.» Concernant le corail qui est aussi important dans la fabrication de ces bijoux, l’artisan Belaïd Fékir, 36 ans, parle de stock et explique : «Pour le corail, il y en a qui se le procurent et le revendent au noir, ou qui le stockent et le sortent quand il est introuvable. Il y a plein de gens qui se plaignent de la cherté du bijou en argent et refusent d’acheter. Malheureusement, on n’y peut rien. On est obligé de vendre à ce prix pour récupérer un peu de ce qu’on a dépensé et sortir avec un minimum de gain.» Face à ce problème et pour pouvoir fabriquer des bijoux cette saison, Mohamed Ouramdane Kerkouche, artisan bijoutier depuis 35 ans et vice-président de l’association des bijoutiers d’Ath Yenni, a dû ramener sa matière première de France. «Cette année, j’ai dû ramener la matière première de France parce qu’il n’y en a pas ici. Les pouvoirs publics ont mis fin aux activités des 160 importateurs privés qui la ramenaient. Il ne reste qu’Agenor qui n’a pas distribué de quota depuis le mois de janvier», raconte-il et d’ajouter : «Chacun se débrouille comme il peut pour avoir la matière première. Dans le cas contraire, il va se retrouver au chômage. La même chose pour l’écoulement du travail fini. On se débrouille pour faire de l’exportation à notre méthode et l’Etat n’a pas voulu mettre le paquet pour faciliter cette opération. On essaye quand même de la faire malgré les nombreuses difficultés auxquelles on fait face : la douane qui exige beaucoup de papiers, le poinçon d’exportation, le poinçon à mettre et que certains artisans n’ont pas…». LOI En effet, selon Mohamed Sahbi, directeur commercial au sein d’Agenor, si les quotas d’argent ne sont pas distribués depuis plusieurs mois, c’est entièrement à cause de l’interdiction de l’importation et aux exigences de la loi de juin 2015. «Comme on le sait tous, on n’a pas de mines d’argent en Algérie, ce qui nous oblige à importer, mais le hic, c’est que l’importation des métaux précieux est soumise à une loi. La loi de juin 2015 exige que l’on ait un agrément comme importateur d’or ou d’argent. Ce dernier doit remplir deux grosses conditions : que la société importatrice doit disposer d’un capital de 200 millions de dinars, ce que nous avons, et la deuxième est d’avoir un laboratoire d’analyse interne accrédité. Pour l’instant, nous remplissons ces deux conditions et nous travaillons sur l’accréditation. Nous avons déposé notre dossier pour avoir un agrément d’importateur et nous espérons l’avoir le plus tôt possible, peut-être en septembre.» Concernant le marché noir, le directeur commercial affirme que «la matière première est disponible sur le marché noir et on n’a rien à voir avec ça. Nous, on nous interdit non seulement d’importer, mais aussi de récupérer des bijoux cassés ou des déchets. Pour cela, une seconde demande d’agrément a été déposée pour la récupération et le recyclage des métaux précieux». Pour sa part, le président de l’Association nationale des commerçants et artisans algériens (ANCA), El Hadj Tahar Boulenouar, précise : la matière première est peu trouvable et chère, il est tout à fait logique que les produits finaux soient chers sur le marché. «A travers tout le pays, les artisans bijoutiers souffrent tous des mêmes problèmes. Deux en particulier. D’abord, la matière première qu’ils achètent eux-mêmes très cher vu sa rareté et son indisponibilité sur le marché légal. Logiquement, quand on achète la matière première à un prix élevé, celui du produit final le sera aussi, et l’artisan aura des difficultés à écouler sa marchandise. Si on prend l’exemple des pays voisins, la Tunisie et le Maroc où l’artisanat est beaucoup moins cher qu’en Algérie, les gens n’achètent pas !» souligne-t-il. Commercialisation Le problème de commercialisation, lui, se pose avec acuité. Faute de moyens, l’artisan Mohamed Arezki Chenane n’a pas de magasin. Pour commercialiser ses bijoux, il compte sur ses clients habituels qui lui font de la publicité. Une situation qu’on retrouve chez de nombreux artisans de la région. Il propose : «Les cent locaux par commune du Président construits sont toujours fermés chez nous et peuvent être une solution à ce problème. Pourquoi ne pas les attribuer aux bijoutiers qui n’arrivent pas à commercialiser leurs bijoux ? Personnellement, j’ai déposé un dossier pour en bénéficier, mais je n’ai eu aucun retour.» Et El Hadj Tahar Boulenouar de souligner encore : «Les prix de la matière première sont la cause directe du problème de la commercialisation.» Le même interlocuteur appelle à «mettre en place un réseau de commercialisation. C’est d’ailleurs une bonne idée de mettre en place des quartiers entiers, à l’exemple de la Tunisie et du Maroc pour la commercialisation de ces bijoux. Les quelques boutiques qui existent sont réparties sur plusieurs daïras et ne sont pas bien situées dans des quartiers spécialisés. A Oran, c’est encore pire !» Et d’ajouter : «Cette situation est désolante, car notre artisanat et particulièrement nos bijoux sont très demandés. Ils sont oubliés et ignorés et on ne travaille pas pour les promouvoir et les faire exporter. On n’a jamais entendu parler d’un service économique d’une ambassade qui a organisé une exposition ou un petit salon dédié à l’artisanat ! Pareil pour les hôtels ; les grands hôtels à l’étranger dédient spécialement des vitrines à l’artisanat et aux bijoux du pays ou de la région, ainsi, nos hôtes pourront connaître nos richesses en la matière». Il pointe du doigt les Chambres de l’artisanat du pays : «Tous ces problèmes reviennent aux Chambres de l’artisanat qui ne font rien pour dépasser ces blocages, aider les artisans et les encourager et développer le secteur. Un budget important leur est attribué chaque année, mais sur le terrain aucun changement n’est remarqué. Vu cette situation, il vaut mieux les supprimer ! Il faut revoir la mission et les prérogatives des Chambres de l’artisanat, organiser des expositions, en particulier à l’étranger, et là vient le rôle des missions économiques à l’étranger car c’est à mon avis la porte vers l’exportation. Les ministères de la Culture, du Commerce et du Tourisme sont tous concernés par cette activité. A mon avis, tous ces problèmes sont une stratégie pour que les barons de l’importation des bijoux continuent à occuper seuls le terrain en tuant la production nationale.» Exportation Les artisans espèrent progresser dans cette activité et arriver jusqu’à l’exportation. «L’Etat ne nous aide pas et n’accorde pas d’importance à nos problèmes. Nous prenons beaucoup de risques en travaillant ainsi et on a de nombreux soucis avec les contrôleurs qui doivent, à mon avis, se concentrer sur ces gens qui ramènent la matière première et la commercialisent au noir», affirme Nora Erbi. Par ailleurs, Mohamed Arezki Chenane établi une comparaison avec les pays voisins. «Pour que cette activité prospère et atteigne son essor, le gouvernement doit nous aider et nous encourager à dépasser ces problèmes. Si on prend l’exemple de la Tunisie, c’est un pays qui vit grâce à son tourisme. Les artisans font partie du tourisme car dans le cas contraire cet art risque malheureusement de disparaître», souligne le bijoutier. Le vice-président de l’Association des bijoutiers d’Ath Yenni, Mohamed Ouramdan Kerkouche, pense que «pour arriver à faire de cet atout du patrimoine un produit exportable, il faut faciliter aux fabricants, artisans et bijoutiers la tâche de participer à des foires et des manifestions internationales. Par le biais de ces événements, le courant va automatiquement passer vers l’exportation». «Si les artisans avaient les matières essentielles (argent et corail) tout le temps et à moindre prix, on aurait la possibilité de travailler plus, faire beaucoup de nouvelles choses et améliorer notre travail, ce qui peut nous conduire à l’exportation», conclut l’artisan Mahmoud Haouche. Espoir Au fil des années, certains commerçants sont découragés et baissent rideau. «Avant les années 90’, Ath Yenni comptait plus de 560 artisans bijoutiers. Aujourd’hui, ils sont estimés à quelque 150 seulement. Tout cela à cause des problèmes fiscaux, l’indisponibilité des matières essentielles et plein d’autres blocages», affirme Mohamed Haouche. El Hadj Tahar Boulenouar de signaler : «Entre artisans et commerçants, les bijoutiers sont estimés aujourd’hui à moins de 30 000, alors qu’on en comptait plus de 100 000 il y a quelques années.» Côté ateliers et terrains, les artisans bijoutiers d’Ath Yenni confirment cette hypothèse. «Les ateliers sont de plus en plus vides et cela veut dire que la création des bijoux risque de disparaître. Cependant, ce n’est pas le cas dans toutes les régions. A Fréha, par exemple, les ateliers regorgent de travailleurs. Je connais un bijoutier qui prépare vingt kilos de matière par mois. C’est énorme !» estime l’artisan Mohamed Arezki Chenane. Ajoutant : «J’ai déjà essayé de ramener des employés dans mon atelier, mais ils ne veulent pas travailler ! Il y a quelques années, chaque atelier d’Ath Yenni regroupait au minimum dix employés ou stagiaires. Mais aujourd’hui, ce n’est plus le cas et on s’intéresse de moins en moins à cette activité. A mon avis, c’est un peu à cause du transport. Si j’avais un atelier et que je demandais des stagiaires à l’agence de main-d’œuvre, j’en aurais, mais c’est très difficile pour eux de venir jusqu’ici et repartir.» Nora Erbi parle d’«argent facile» : «La plupart des jeunes cherchent l’argent facile et ne s’intéressent pas à cette activité qui demande beaucoup de force et patience. Ils préfèrent commercialiser les bijoux directement au lieu de travailler dans leur fabrication. Cependant, on a quand même quelques centres de formation qui accueillent des jeunes qui ont choisi ce domaine et je les encourage à faire ce choix, et cela nous donne l’espoir que la bijouterie kabyle va revenir à ce qu’elle a été autrefois. Ce serait malheureux de perdre un patrimoine comme celui-là, on va continuer à travailler au noir jusqu’à ce que les problèmes qui nous bloquent soient réglés. Entre artisans, on essaie de s’entraider pour les dépasser et encourager les jeunes à s’intéresser plus à ce domaine.»
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